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jeudi 20 octobre 2022

L'ange du prolétariat: Une vie de Youri Gagarine

Quels exploits restent-ils à accomplir désormais ?


Ce tome contient une histoire complète, la biographie de Youri Gagarine (1934-1968), mise en regard de la course à la conquête spatiale, entre les États-Unis et l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques (URSS). Cette œuvre a été réalisée par Alex Nikolavitch pour le scénario, Félix Ruiz pour les dessins et la mise en couleurs. Sa première édition date de 2022, et elle comprend cent pages de bande dessinée. Les deux auteurs avaient déjà réalisé ensemble Deux frères à Hollywood (2019), sur Roy Disney et son frère Walt.


Dans la région de Smolensk, en Union Soviétique, en 1943, un jeune garçon court vers la carcasse d’un avion qui vient de se poser en catastrophe. Sa mère appelle son petit Youri, craignant qu’il lui arrive quelque chose. Mars 1945, en Prusse orientale, le camarade Glouchko est reçu par ses supérieurs, sous une tente militaire : ils souhaitent qu’il lui indique un ingénieur capable de se livrer à un exercice de rétro-ingénierie sur un missile allemand. Avec hésitation, il suggère le camarade Korolev qui a été envoyé au goulag de Kolyma pour trotskisme. Le général répond que Glouchko lui-même a fait de la prison, et qu’il devra s’assurer de la bonne réinsertion du camarade Sergueï Korolev, sous la supervision du colonel Serov ici présent. Dont acte. À la frontière suisse-allemande, en mai 1945, les soldats américains prennent en charge Wernher von Braun, un des ingénieurs ayant travaillé sur les missiles V2. Quelques années après la fin de la guerre, à l’institut technico-industriel de Saratov, Youri Gagarine a pu s’inscrire à l’aéroclub. Il s’y rend et vole avec un instructeur : en plein ciel, il n’éprouve plus aucun doute sur sa vocation de devenir pilote.



Les Russes ont commencé à travailler sur un programme de conception et de réalisation de missiles. Le test en cours se déroule de manière satisfaisante : la fusée a raté sa cible de trois kilomètres, or la précision n’est pas un facteur déterminant quand on parle de bombe atomique, on n’est pas à trois kilomètres près. Mars 1953, le comité central du Parti Communiste, le Conseil des ministres de l’Union Soviétique et le président du Soviet suprême s’adressent à tous les membres du Parti, et à tous les travailleurs de l’Union. Ils ont la douleur d’annoncer au Parti et aux travailleurs que le Premier Secrétaire Joseph Staline est décédé à 21h50 des suites d’une longue maladie. Dans son petit appartement, Korolev explique la situation à son épouse. Si c’est Beria qui prend le pouvoir, difficile de prévoir ce qui va se passer. D’une manière générale, l’armée apprécie que ses fusées puissent envoyer des bombes à des milliers de kilomètres, mais elles peuvent faire tellement mieux que ça. En mai 1953, repoussant les limites de l’impossible, l’alpiniste Edmund Hillary et le sherpa Tensing Norgay réussissent la conquête de l’Everest, plus haute montagne du monde. Quels exploits restent-ils à accomplir désormais ?


Un beau défi : raconter la vie de Youri Gagarine (c’est ce qu’annonce le titre) avec un point de vue (un homme issu du peuple), mais bien sûr en restituant le contexte historique de la course à la conquête spatiale en pleine guerre froide. Même avec cent pages, il semble impossible de tout caser, à moins de consteller chaque page de copieux cartouches de texte. Le scénariste choisit une autre approche pour évoquer à la fois la biographie et à la fois l’Histoire. Le lecteur habitué des bandes dessinées historiques peut même s’en trouver un instant décontenancé, s’interroger sur le sérieux de l’entreprise. Voilà que la première page ne comprend que deux phylactères, laissant les dessins porter la narration. L’artiste réalise des dessins dans un registre descriptif et réaliste avec un bel usage des aplats de noir, une densité d’informations visuelles moyenne, avec un sens très vivant de la mise en scène. En sept cases, le lecteur comprend parfaitement comme le jeune esprit de ce garçon est définitivement marqué par l’apparition soudaine de cet avion, et par le pilote qui sort indemne de son cockpit.



Par la suite, le lecteur découvre plusieurs pages de ce type : des moments qui s’attardent sur le ressenti d’un individu, de Youri Gagarine et d’autres. Page 12 : deux soldats et deux scientifiques qui attendent en silence sous une toile de tente dans le froid, pour savoir si le tir de missile est une réussite ou un échec. Page 29 : le lancement d’une fusée depuis le cosmodrome de Baïkonour au Kazakhstan, en mai 1957, avec une belle contreplongée pour se rendre compte de l’effet au sol. Page 43 : Youri Gagarine dans la centrifugeuse en train d’encaisser les G. Page 65 : Youri Gagarine s’éjectant de sa capsule pour finir son retour vers le sol, en parachute. Page 72 : le décollage et le retour de la capsule Apollo 11, dans une séquence visuelle qui fonctionne parfaitement car elle s’appuie sur des images passées dans l’inconscient collectif. Page 99 quand Gagarine prend conscience qu’il s’agit de son dernier vol et qu’il lui sera fatal. Etc. Dans ces pages-là, les qualités de la narration visuelle sautent aux yeux du lecteur : l’intelligence de la composition des pages, la justesse des expressions du visage et du langage corporel, le soin apporté à la reconstitution historique, avec un savant équilibre entre ce qui est montré pour dissiper toute incompréhension, et ce qui est laissé à l’imagination du lecteur pour ne pas surcharger les cases.


La narration par les mots procède de la même démarche : un savant dosage entre l’exposé synthétique et clinique des faits, et l’expérience à taille humaine de cette entreprise historique. En découvrant la première page, le lecteur craint que la mise en perspective historique de la vie du cosmonaute ne soit réduite à sa plus simple expression. Le scénariste intègre habilement l’exposition des nombreux événements historiques en procédant à des choix parce que l’histoire de la conquête de l’espace ne tient pas dans une bande dessinée même à l’échelle de la vie de Youri Gagarine, et qu’en plus il s’agit d’une biographie de ce dernier. D’un autre côté, il est question de Sergueï Korolev (1906-1966), ingénieur, fondateur du programme spatial soviétique, dès la planche 3. Puis de Wernher von Braun (1912-1977), acteur majeur dans le développement des fusées, en particulier celles qui ont permis la conquête spatiale américaine. Au cours d’une discussion, Von Braun évoque Hermann Oberth (1894-1989), physicien austro-hongrois, spécialiste de l'astronautique, et un des pères fondateurs du vol spatial. Le scénariste ne fait pas que rester à la surface des faits les plus connus. Il passe en revue plusieurs moments clé de la conquête spatiale comme le premier Spoutnik, la chienne Laïka (1954-1957), le singe Ham (1956-1983), premier chimpanzé dans l’espace, Valentina Terechkova (1937-) la première femme dans l’espace en 1963. Il prend soin également de ménager de la place pour pouvoir poser les jalons historiques indispensables tels que la mort de Joseph Staline (1878-1953) et l’arrivée au pouvoir de Nikita Khrouchtchev (1894-1971), et ses décisions concernant le programme spatial soviétique. Ou encore le célèbre discours de John Fitzgerald Kennedy (1917-1963) le 25 mai 1961 à Houston avec sa déclaration passée à la postérité : Nous avons choisi d'aller sur la Lune. Nous avons choisi d'aller sur la Lune au cours de cette décennie et d'accomplir d'autres choses encore, non pas parce que c'est facile, mais justement parce que c'est difficile.



Dans le même temps, le lecteur voit bien que l’artiste reprend des images iconiques, par exemple le cosmodrome de Baïkonour, mais aussi sait recréer des moments qui n’ont pas été photographiés tels que l’atterrissage en parachute de Youri Gagarine, après son vol dans l’espace, ou les discussions entre Sergueï Korolev et un collaborateur. Du coup, même si l’Histoire occupe une place importante dans le récit, elle n’écrase pas la dimension biographique. Le lecteur peut suivre la vie de ce jeune homme depuis la petite ville de Klouchino, jusqu’à ses derniers instants. Il voit comment il est sélectionné dans le programme spatial soviétique, et son vol historique auxquels sont consacrées une vingtaine de pages. Le scénariste a fait le choix de ne pas trop s’appesantir sur la psychologie ou les émotions du premier cosmonaute. Il évoque sa vie de famille, l’impact de son statut de premier homme dans l’espace, ce qui lui donne une importance primordiale pour le gouvernement de l’URSS, mais aussi ce qui implique qu’il est hors de question de le mettre en danger. Du coup, étant laissé de côté dans la suite de la conquête spatiale, la bande dessinée se concentre plus sur celle-ci que sur lui pendant ces années.


Évoquer la vie de Youri Gagarine nécessite de contextualiser sa destinée au regard de l’Histoire de la conquête spatiale. Nikolavitch & Ruiz parviennent à un dosage qui constitue un bon compromis entre ces deux composantes. Une narration visuelle solide sans être alourdie par des dessins qui seraient photoréalistes, ce qui préserve également l’émotion. Des séquences qui ménagent les deux dimensions du récit : à la fois la vie de Gagarine, à la fois les principaux tenants et aboutissants de la course à l’espace. Il ne s’agit donc pas d’une reconstitution encyclopédique, plutôt d’une approche synthétique de la vie de Gagarine et des principales étapes menant jusqu’au premier homme à marcher sur la Lune. Cet ouvrage donne au lecteur l’envie d’en savoir plus.



2 commentaires:

  1. "le pilote qui sort indemne de son cockpit" - Juste pour l'anecdote ou pour me la raconter. Il me semble que l'avion est un I-16, un petit chasseur utilisé par les Soviétiques lors de la guerre d'Espagne et au début de la Seconde Guerre mondiale après l'invasion de l'Allemagne.

    La mise en couleurs semble assez particulière ; je suppose qu'elle évolue selon les époques.

    "Gagarine prend conscience qu’il s’agit de son dernier vol et qu’il lui sera fatal." - J'apprends qu'il a trouvé la mort à 34 ans. J'ignorais qu'il était mort si jeune. Tout ça à cause d'un bon Dieu de ballon-sonde, semble-t-il. Quel gâchis.

    Est-il question de l'utilisation de Gagarine à des fins de propagande par le régime ?

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    1. Total respect pour l'identification de l'avion : j'en suis bien incapable.

      Je te confirme que la mise en couleurs évolue suivant les époques ; elle ne détonne pas.

      Sur le choix de narration, Alex Nikolavitch les a explicité dans les commentaires sous l'article sur le site Bruce Lit.

      Oui, cette narration très « cut », c’est un choix : de base, la biographie en BD est un genre ultra casse-gueule, dégoulinant de texte, en général. La plupart du temps, je n’aime pas ça du tout, parce que narrativement, c’est dévoré par le sujet et ça ne donne pas forcément de la bonne BD. D’où ce paradoxe : ces dix dernières années, j’ai quasiment fait que ça en BD, et ma note d’intention dans ce domaine est toujours de contourner cet écueil. Le plus gros de mon boulot, c’est de contextualiser et d’aller à l’essentiel sans me retrouver avec un chapelet de faits indigestes. D’où un gros travail de mise en scène et de découpage. L’astuce est de trouver dès le départ un angle, à la façon d’un journaliste. Dans le cas de Lovecraft, c’était démonter la légende du « reclus de Providence » en montrant comment l’écrivain était complètement autre chose, à des éons de l’asocial généralement décrit. Pour Gagarine, c’était montrer la machinerie politique et technique dont il devient un simple rouage. Après, c’est clair que bosser avec Felix Ruiz aide drôlement : je sais que je peux me reposer pour certaines scènes sur son sens visuel épatant.

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