Régner, n’est-ce pas la gloire suprême ?
Ce tome est le dernier du triptyque commencé avec Les Reines de sang - Jeanne, la Mâle Reine T01 (2018) qu’il faut avoir lu avant. Il a été réalisé par France Richemond, médiéviste, pour le scénario, Michel Suro pour les dessins, et Dimitri Fogolin pour les couleurs. La première édition date de 2021. Cette bande dessinée compte soixante-deux pages. Elle comprend un arbre généalogique avec les membres de la famille royale, de la couronne d’Angleterre et de celle de Flandres, avec à chaque fois leur âge au début du tome. Philipe VI de Valois, Jeanne de Bourgogne, Jean de France, Marie de France, Robert d’Artois, Jeanne de Valois, Jean d’Artois, Jeanne de France reine de Navarre, Jeanne de France fille de Philippe V & Jeanny, Philippe de Bourgogne, Édouard III Plantagenêt, Louis de Nevers, Macé Ferrand, Robert Bertran sire de Bricquebec, Jean de Marigny, Gaucher de Châtillon, Evrard d’Orléans, Guy Baudet, Jeanne de Divion. Inutile de dire qu’avec pas moins de six personnages portant le prénom de Jeanne, cette présentation est la bienvenue. Le tome se termine par un texte d’une page écrit par la scénariste, évoquant la place des femmes à cette époque, la personnalité hors norme de la reine Jeanne, l’impossibilité de savoir si elle boitait réellement, les accusations plus ou moins fondées à son encontre, ses deux conseillers, et l’affaire des faux documents de la Divion.
1328, ça y est : Jeanne est enfin reine, épouse du roi Philippe VI à qui elle a donné un fils, Jean, et une fille, Marie. Jeanne de Valois vient le remercier, lui assurant que, grâce à elle, sa mère la reine Marguerite d’Anjou serait satisfaite. Son conseiller Evrard d’Orléans, imagier et sculpteur, vient l’informer que Robert est en train de manigancer quelque-chose avec le comte de Flandre. Dans la cour du château, le roi Philippe VI est en train de sacrer chevalier Louis de Nevers, et il lui confie Joyeuse, l’épée du très noble Charlemagne. Une fois la cérémonie terminée, il rentre dans ses appartements, accompagné par Robert, d’Artois, l’époux de Jeanne de Valois, la demi-sœur du roi. Jeanne ne mâche pas ses mots : Louis est un benêt, un imbécile qui s’est tant mis à dos ses gens qu’ils l’ont chassé de ses terres. Philippe VI en a bien conscience et il sait qu’il va devoir lui offrir son aide pour reconquérir la Flandre qui est une déchirure dans le royaume.
Il y a vingt-six ans, à la bataille de Courtrai, l'armée du roi Philippe IV de France fut défaite par les milices communales flamandes aidées par des milices venues de Zélande. Le 19 mai 1328, a lieu le sacre du couple royal, Philippe VI de Valois et Jeanne de Bourgogne. Le comte de Flandre apporte l’épée de Charlemagne. Bien que la saison soit déjà fort avancée et que les terres soient spongieuses avec un risque d’embourbement, Philippe VI commence son règne par une campagne militaire. Août 1328, l’ost royal entre en Flandre. Non loin de Cassel, les Flamands se sont installés dans une place forte en hauteur.
Cette bande dessinée fait honneur au titre de la série puisque Jeanne de Bourgogne est devenue une reine, et elle a participé à plusieurs reprises à faire verser le sang. Tout du long de ce tome, elle continue à instiguer ses manigances, avec l’aide de ses deux conseillers Evrard d’Orléans (1290-1357, imagier et sculpteur) et Guy Baudet (clerc) : faire incendier les villages des Flamands, envoyer Robert d’Artois pour faire fléchir Isabelle de France (1295-1358, fille du roi de France Philippe IV le Bel et de Jeanne Ire, reine de Navarre), dérober le sceau royal, incriminer le chevalier au Vert Lion (Robert Bertrand, sire de Bricquebec, 1273-1348) auprès du roi, taire la tentative d’assassinat de Macé Ferrand chambellan du roi dont elle a été le témoin, taire la falsification de documents officiels, réaliser une tentative d’assassinat sur Jean de Marigny (1285-1351) nouveau chambellan du roi, participer à déclencher une guerre. Le lecteur découvre que ce tome couvre la période allant de 1328 à 1338, c’est-à-dire qu’il s’arrête onze ans avant la mort de Jeanne la boiteuse, et qu’il n’est pas prévu de tome quatre. D’un côté, ce choix déconcerte puisque Jeanne a assuré épisodiquement la régence à partir de 1338. D’un autre côté, l’année de fin retenue correspond à l’aboutissement de ce qui est peut-être sa plus grande forfaiture.
À nouveau, les événements historiques s’avèrent nombreux et le lecteur néophyte peut parfois éprouver le besoin d’aller consulter une encyclopédie pour étoffer ses connaissances afin de mieux les appréhender. Qu’est-ce que c’est que cette histoire de chevalier au Vert Lion ? À quels territoires actuels correspondent l’Artois, la Guyenne ? Qui était l‘aventurière Jeanne de Divion (1293-1331) ? Combien cette reine a-t-elle eu d’enfants, et combien ont survécu ? Que s’est-il passé en 1302 à la bataille de Courtrai ? L’affaire de la contrefaçon de documents officiels par Robert d’Artois a-t-elle eu lieu, avec ces différents rebondissements ? Dans sa postface, la scénariste précise les faits historiquement prouvés, et ceux qu’elle a imaginés. C’est là qu’une histoire, tout en respectant le contexte prend la place de l’Histoire. Le lecteur éprouve la sensation que ce dernier tome présente une lecture plus fluide, alors même qu’il contient une quantité d’événements aussi importante que les tomes précédents, voire peut-être plus. Certes, de nombreux éléments ont été exposés dans les deux premiers tomes, et le lecteur les a déjà assimilés. Mais il y en aussi beaucoup de nouveaux qui sont évoqués et exposés de manière organique, avec un naturel épatant. D’un côté, le complot à base de documents contrefaits fonctionne comme un thriller ; de l’autre côté, il nécessite lui aussi une bonne quantité d’informations pour pouvoir être captivant.
Dans la postface, France Richemond indique qu’elle a respecté les faits historiques établis, ce qui lui laissait encore une grande latitude pour attribuer telle ou telle décision à un personnage ou à un autre, pour supputer sur leurs motivations, pour imaginer la personnalité de Jeanne la mâle reine. Est-ce un exercice vain car la vérité est à tout jamais inaccessible, ou est-ce une façon d’insuffler de la vie dans cette Histoire révolue ? Quoi qu’il en soit, les deux auteurs mettent du cœur à l’ouvrage, avec tout leur savoir-faire. La motivation de Jeanne apparaît clairement, ainsi que son adresse stratégique et son habileté politique. Le lecteur ressent une forte empathie pour Jeanne de Valois faisant tout pour récupérer l’Artois dont elle s’estime avoir été spoliée. Robert d’Artois impressionne de bout en bout, à la fois pour son amitié vis-à-vis de Philippe VI, son sens de l’honneur, son courage quand il se retrouve à devoir soutenir envers et contre tout ce qu’il sait être une contrefaçon en étant très conscient des risques qu’il encourt. Jeanne de Divion en impose avec sa fougue et sa ressource. Le lecteur se sent même intimidé par le calme du pape Jean XXII quand il reçoit Robert d’Artois dans sa résidence d’Avignon et qu’il prend ses décisions en les expliquant posément avec douceur.
Comme dans le tome précédent, les dessins assurent une narration visuelle qui semble factuelle, sans grâce, très fonctionnelle. Des cases sagement alignées en bande, sauf de temps en temps une qui fait la hauteur de deux bandes, et sporadiquement quelques cases en insert. Comme dans le tome précédent, le lecteur observe que la mise en couleurs est également dans un registre fonctionnel, naturaliste, sans effet spéciaux notables. Comme dans le tome précédent, il apparaît vite que l’artiste ne s’économise pas. Il est très rare qu’il mette en œuvre un raccourci visuel pour avoir moins à dessiner, telle qu’une discussion avec seulement des têtes en train de parler sans arrière-plan. Au contraire, il met un point d’honneur à représenter le lieu durant l’intégralité de chaque séquence afin que le lecteur conserve sa sensation d’immersion dans un champ de bataille, dans la nef de la cathédrale de Reims, dans le camp de l’ost royal, dans la résidence royale à Paris, dans le jardin du pape Jean XXII, dans la cour du château pendant les jeux chevaleresques, au domaine de Reuilly, sur les côtes du côté de Calais, etc. Il se montre tout aussi impliqué pour la représentation des tenues d’époque, pour les armes et les accessoires. De temps à autre, le lecteur ralentit pour savourer une case qui sort plus de l’ordinaire : une case tout en longueur et de faible hauteur avec les cavaliers de l’armée (planche 5), Jeanne tranchant la gorge d’un espion (planche 8), le vol d’un oiseau devant le mur des douves du château (planche 14), des pigeons picorant les graines jetées par le pape (planche 21), un escalier en colimaçon (planche 23), un petit pont de pierre sous la neige (planche 40), le roi en train de se laver les mains (planche 44), l’arrivée d’une blanche colombe sur la rambarde de pierre d’un balcon (planche 52), etc.
De la même manière, le lecteur observe que la scénariste ne se contente pas de relater les faits en insufflant une personnalité et des motivations aux unes et aux autres. En commençant par lire la double page de présentation des personnages, il constate que leur âge au début du tome est spécifié : ce n’est un groupe d’acteurs tous identiques, mais des individus avec une expérience de la vie de durée variable. De temps à autre, un personnage fait une remarque dont le sens ne se limite pas à apporter une information ou à faire avancer l’intrigue. Ils ne pratiquent pas la même guerre. Régner, n’est-ce pas la gloire suprême ? La chance nous a constamment favorisés, comme si nous n’étions que les instruments d’une force qui nous dépasse. Dans sa postface, la scénariste explicite que les femmes du moyen-âge, fussent-elles reine, sont pratiquement absentes des sources. Se trouvent parfois leur date de naissance, toujours celle de leur mariage, de la naissance de leur fils et de leur mort s’il y a héritage. Jamais rien de personnel… Elles traversent l’Histoire sans laisser des traces. Il faut chercher des informations dans toutes les dérives (scandales, procès, lettres de rémission), dans les comptes lorsqu’on les a, dans les actes (donations, alliance, testament). C’est un temps misogyne. Pour autant, elle n’a pas transformé son interprétation de la vie de Jeanne de Bourgogne en pamphlet féministe : elle montre à la fois comment cette femme souhaite être à la hauteur de ce que la société de l’époque lui impose (donner un héritier mâle au roi), à la fois comment elle exerce un pouvoir à l’égal d’un homme.
Une bande dessinée historique doit observer des contraintes, des exigences de genre aussi fortes que les conventions narratives de n’importe quel autre genre, peut-être plus. Celles-ci pèsent lourdement rigidifiant la façon de raconter, en imposant l’exposé de nombreuses informations historiques. Les auteurs ont donné l’impression d’avoir progressé à chaque tome, aboutissant à un dernier mené de main de maître, pour une fresque d’une grande richesse sans que la pesanteur redoutée se fasse sentir. Une reconstitution historique d’une grande qualité, avec des personnages qui existent vraiment. Une réussite revigorante.
Il y a vingt-six ans, à la bataille de Courtrai, l'armée du roi Philippe IV de France fut défaite par les milices communales flamandes aidées par des milices venues de Zélande. - Sauf erreur de ma part, il s'agit de la bataille des éperons d'or, comme l'appellent les Flamands. Elle est à l'origine du séparatisme et du nationalisme flamands, encore aujourd'hui. Je crois qu'il y a un café qui porte ce nom à Bruges. En revanche, j'ignorais que les Zélandais avaient participé.
RépondreSupprimer"les dessins assurent une narration visuelle qui semble factuelle, sans grâce, très fonctionnelle." - Je vois ce que tu veux dire. Cela ne m'empêche pas de m'extasier devant la perspective de la dernière case de la dernière planche que tu as insérée en guise d'extrait, mais je comprends ton point de vue. Je me demande quelle rôle joue la mise en couleurs là-dedans.
Bataille des éperons d'or : oui, c'est ça. J'avoue bien volontiers que je n'ai fait que survoler l'article wikipedia correspondant quand j'ai composé ce commentaire, tellement j'étais noyé sous les références historiques.
Supprimerhttps://fr.wikipedia.org/wiki/Bataille_de_Courtrai_(1302)
Les dessins : esthétiquement, ce n'est pas ma tasse de thé. Concernant les angles et les prises de vue, j'ai la sensation d'un artiste qui applique ses cours au pied de la lettre, sans y mettre de sa personnalité. Mais dans le même temps, je suis admiratif de ce qu'il arrive à tout caser, à tout représenter de manière accessible, en insufflant plus qu'un minimum de vie là où dans d'autres BD historiques ce ne sont plus que des illustrations figées pour partie redondantes avec le texte.