C’est toujours un peu vrai mes histoires.
Ce tome constitue une anthologie de douze histoires courtes réalisées par Edmond Baudoin en noir & blanc. Elles sont initialement parues dans le magazine de bande dessinée et de culture, appelé Jade, publié par les éditions 6 Pieds sous terre depuis 1991. Le présent recueil est paru en 1999.
Beyrouth, quatre pages : Edmond Baudoin effectue un séjour dans une zone militarisée de Beyrouth. Il y a des hommes qui en tuent d’autres. C’est tout près de la place des canons. La ligne verte. Une espèce de long terrain vague qui coupait la ville en deux. Il se fait la réflexion que ce pourrait être le décor d’un film d’anticipation, à ceci près qu’il n’y a pas de bande originale. Il entend des poules : un soldat lui explique ce qu’il en retourne. Justice immanente, quatre pages : dans la rue par un matin de ciel gris, vraiment gris, Edmond sort pour se rendre au café en bas de chez lui, passant par la boulangerie avant pour s’acheter un pain aux raisins. Il voit un homme au volant d’un gros quatre-quatre en train de traiter une femme de prostituée, lui reprocher que tout ce qui l’intéresse, c’est de tortiller son derrière jusqu’à quatre heures du matin dans une boîte, et de se faire prendre par derrière par le premier venu. Le mime, quatre pages : c’est un mime un peu minable. Il est grimé comme Charlot, de la poudre blanche sur le visage, debout sur un tabouret… Peut-être une caisse. Edmond ne se souvient plus. À ses pieds, un lecteur de cassettes diffuse inlassablement les musiques des films de Chaplin. Edmond ne sait pas combien d’années il l’a vu, au coin de la place Saint Germain, en face des Deux Magots, tout près de la station de métro. À force de persévérance, les années passant, cet homme est devenu indispensable à ce morceau de trottoir. Il avait autant d’importance pour la poésie de Paris, qu’une statue, un monument, un jardin. Il était peut-être autant photographié que le Danton de pierre deux cents mètres plus loin. Et puis Edmond ne l’a plus vu.
Malaise avec une petite fille, deux pages : à Nice en août 1996, Edmond n’a pas trop le moral. Alors il voyage. Il s’en va vers le Nord, la Suisse, l’Allemagne, la Belgique. À Bruxelles, il loge chez des amis. L’affaire Dutroux donne une teinte livide à cette fin d’été. Son moral ne grimpe pas. Comment est-ce foutu à l’intérieur de certains cerveaux ? Sur le quai du métro, quatre pages : Edmond attend le métro avec une copine. Un aveugle arrive sondant devant lui avec sa canne blanche. Soudain il la brandit en l’air et il la jette sur la voie. Un jeune homme descend pour aller la chercher. En terrasse, quatre pages : deux jeunes demoiselles papotent assises en terrasse. Un jeune homme s’approche d’elle, leur déclarant que sa mère l’a abandonné à la table d’à côté, et leur demandant si elles veulent bien l’adopter. Les aimer toutes, trois pages : trente-et-un visages de demoiselle en gros plan, suivi de vingt-huit autres sur la page suivante, et d’une case avec le bassin dénudée d’une autre, et une case avec une jeune femme ayant dénudé la partie droite de son corps.
Edmond Baudoin est né en 1942 à Nice. Sa carrière de bédéiste a commencé en 1981, avec la publication de ses premières œuvres par l’éditeur Futuropolis à compter de 1981. Il a reçu l’Alph-Art du meilleur album, pour Couma acò, en 1992. Le lecteur ne sait pas sur quoi il va tomber en entamant le présent album. Il comprend rapidement qu’il s’agit d’une collection d’histoires courtes, toutes racontées à la première personne. Dans la dernière, l’auteur explique à sa compagne du moment que c’est toujours un peu vrai ses histoires. Il ne raconte pas tout, il fait de petits arrangements. Le lecteur n’a pas de raison de mettre en doute sa parole, et il accepte que chaque petite histoire se soit bien produite, et que Edmond Baudoin en a été l’acteur ou le spectateur. Les six premières correspondent à une situation de la vie quotidienne (ou presque en ce qui concerne son séjour à Beyrouth), la seconde moitié concerne les relations amoureuses, avec un rapport physique. S’il a déjà lu une bande dessinée en noir & blanc de cet auteur, le lecteur identifie immédiatement ses caractéristiques. Les formes sont détourées avec un trait parfois charbonneux, souvent gras, avec un rendu à la fois spontané et esquissé, mais aussi précis et attestant d’un regard personnel sur les êtres humains et les environnements. Il retrouve également la propension de l’auteur à raconter l’histoire dans un texte qui court en bas des cases, ces dernières montrant ce qu’il dit, ou bien mettant en scène les actions des personnages alors qu’ils sont en train de parler.
Dans le même temps, le lecteur voit que l’artiste expérimente en toute discrétion. La raison d’être d’une histoire ne réside pas dans le fait de lui servir de support pour essayer une technique de dessin, ou mettre à l’épreuve une mise en page, ce qui fait que le lecteur peut très bien ne pas prendre conscience de ce fait. S’il prend un peu de recul, cela devient une évidence. La première histoire est racontée sous la forme de quatre pages, contenant chacune trois cases de la largeur de la page. Dans la deuxième histoire, l’artiste semble avoir abandonné le pinceau au profit de la plume, ce qui donne un aspect plus griffé à ses dessins. Dans la quatrième, il n’y a aucun dialogue, aucun cartouche de texte, mais des dessins de la largeur de la page avec une bordure, et un texte qui court en dessous sans bordure. La mise en page de la suivante surprend le lecteur : des cases alignées en bande, avec des phylactères pour les personnages, une forme très traditionnelle. Il faut un peu de temps pour que la première page de la suivante fasse son impression : des cases où l’artiste semble s’être laissé guider par le trait du pinceau, plutôt que d’avoir cherché à construire ses traits pour une description classique. Avec la septième histoire, l’évidence saute aux yeux : trois pages avec presque uniquement des visages de femmes en gros plans. Dans l’histoire suivante, l’essai se trouve dans les phylactères : chacun des deux personnages prononcent leur dialogue à haute voix, et le lecteur peut lire le fond de leur pensée qu’ils n’osent pas formuler dans un autre phylactère avec une bordure différente, écrit dans une graphie manuscrite. Dans la dernière histoire, Baudoin intègre vingt-quatre pages constituant le patron d’une proposition pour un éditeur de manga, parfaitement lisibles, ainsi que les trois pages de Passe le temps, une histoire publiée par l’éditeur Futuropolis en 1982, racontant la même anecdote avec des variations.
Ces cases aux traits bruts avec du texte peuvent rebuter un instant le lecteur. Puis, il commence la première histoire : localisation totalement inattendue, texte très agréable à lire, concis et porteur de l’état d’esprit d’Edmond, et un instant improbable avec ces cris de poule, puis une chanson des Rolling Stones à fond. Deuxième histoire : peut-être que l’auteur a rajouté la chute pour une forme de vengeance morale, mais le moment est bien saisi : cet homme qui insulte une femme, confortablement assis sur le fauteuil de son 4*4. Le souvenir du mime : une impression produite en le voyant faire son numéro, un ressenti personnel (un peu de gêne), une sensation qui évolue avec le temps qui passe. Le malaise provoqué par l’affaire Dutroux. Le comportement sortant de la normalité, d’un aveugle sur le quai du métro. L’incrédulité de nature très différente chez un jeune homme, et chez la jeune femme qui se retrouvent au lit ensemble. Le sentiment de solitude pendant l’acte sexuel. La manière de raconter un souvenir, en fonction de l’inspiration du moment. Autant de sensations, d’émotions fugaces que l’auteur sait faire partager avec naturel et conviction. Indubitablement, Edmond Baudoin sait parler avec le cœur, avec les sentiments pour faire partager son état d’esprit, son expérience de la vie, sur chacun de ces sujets.
Bien évidemment, l’histoire à base de visages de femmes en gros plans transcrit le comportement d’un homme à femmes, ce qui ne représente qu’un petit pourcentage du lectorat de l’auteur. En même temps, chaque lecteur fait ainsi l’expérience d’une fascination pour les visages féminins, pour l’éternel féminin, d’une appétence inextinguible, irraisonnée, jusqu’au constat de l’auteur : il faudrait enfin qu’il accepte l’évidence, il ne pourra pas toutes les aimer. Un ressenti encore du côté de la résignation, pas encore du côté de l’acceptation. Le lecteur fait également l’expérience de regarder la réalité par les yeux de l’artiste. Lorsqu’il prend en main la bande dessinée, il considère l’esquisse en quatrième de couverture, pas bien certain de ce qu’elle représente. Après la première histoire, vient une esquisse au pinceau : un homme nu assis sur un tabouret. Entre la deuxième et la troisième, une femme en longue robe noire, en train de danser, représentée à deux moments différents. Il y a ainsi un dessin au pinceau entre chaque histoire, également un moment éphémère capturé par le mouvement du pinceau.
Chroniques de l’éphémère : un titre énigmatique qui ne permet pas de se faire une idée de ce qu’il y a dans cette bande dessinée. Le lecteur découvre douze historiettes, racontées avec un trait de pinceau agile, expressif et concis, des phrases portant toute la personnalité de l’auteur, une histoire illustrée à la plume. À chaque fois, Edmond Baudoin sait offrir toute la spécificité de cet instant éphémère, ainsi que toute son universalité qui parle au lecteur, quelle que soit sa propre personnalité, son propre parcours de vie. Une expérience de l’humanité dans tout ce qu’elle a d’éphémère, mais aussi d’éternel.
Encore un Baudoin ; une véritable déclaration d'amour.
RépondreSupprimer"S’il a déjà lu une bande dessinée en noir & blanc de cet auteur, le lecteur identifie immédiatement ses caractéristiques." - Je ne sais pas si, à la longue, ce type de style peut finir par susciter une forme d'ennui ou si au contraire il engendre un sentiment de familiarité bienvenue et confortable chez le lecteur habitué aux œuvres de l'auteur. Ou encore autre chose.
" Le malaise provoqué par l’affaire Dutroux." - Je serais curieux de savoir comment il représente cela, surtout en deux pages. Lors de discussions avec les amis chez qui il loge ?
Je ne pensais que ça transparaissait ainsi, mais oui Déclaration d'amour ne me semble pas exagéré.
SupprimerUne forme d'ennui / de familiarité : hé bien, tome après tome, c'est plutôt une forme de surprise renouvelée à chaque fois. Certains thèmes émergent comme étant récurrents. La personnalité de l'auteur transparaît à chaque fois. Pour autant, je suis à chaque fois incapable de prévoir ce qu'il va développer.
Le format pour l'affaire Dutroux : page de gauche 4 cases de la largeur de la page, page de droite 3 cases de la largeur de la page, un texte de forme récitatif / flux de pensées qui courent en dessous de chaque image dans lequel Baudoin raconte ses souvenirs et les ressentis associés.