L’Algérie devient avec lui plus naturelle, surnaturelle, sublime à pleurer.
Ce tome fait suite à Carnets d'Orient, tome 2 : L'année de feu (1989). Il a été publié pour la première fois en 1992, après une prépublication la même année dans le magazine (À suivre). Il s’agit d’une bande dessinée en couleurs qui compte 62 planches en couleurs. Elle a été réalisée par Jacques Ferrandez, pour le scénario, les dessins, les couleurs. Ce tome a été réédité dans Carnets d’Orient – Intégrale 1 : 1830-1954. Ce tome s’ouvre avec deux introductions. La première d’une page est rédigée par Jules Roy, écrivain et romancier ayant écrit sur l’Algérie. Il loue la capacité de l’auteur à rendre l’Algérie plus naturelle, surnaturelle, sublime à pleurer. La seconde est rédigée par le bédéaste lui-même : il indique que les deux frères petit Paul et Casimir sont inspirés de son grand-père et de son frère.
En 1904, dans le village de Beni Ounif, le jeune garçon Paul pense à son père : il est chef de gare, à Beni-Ounif. Beni-Ounif, c’’est le terminus. Ils sont en train de construire la ligne jusqu’à Colomb-Béchar, en plein Sahara. Déjà, ici, c’est un enfer : du sable et une chaleur épouvantable, comme elle dit sa mère. Son père, il est très ami avec le commandant Courteuil. Avant qu’ils arrivent, les Marocains avaient attaqué les gens de Beni-Ounif. L’armée, pour les effrayer, a tiré un boulet qui n’a pas éclaté, mais qui a traversé le marabout de part en part. Les Marocains ont demandé tout de suite l’aman. C’est le commandant Courteuil qui a réglé ça avec le pacha. Probable que le pacha a été acheté. Il doit palper, ce qui fait que depuis il y a la paix. Le Maroc, c’est tout près… Il y a une colline avec un col. Le col de la Juive, ça s’appelle, et derrière il y a Figuig, le Maroc. Figuig, c’est une oasis, dès qu’on a passé le col, tout est vert. Il y a des jardins, des légumes, des fruits, du blé, de l’eau à volonté. Les rues sont couvertes. Quand on débouche sur une place, on est ébloui par le soleil. Les jours de marché, ça grouille, là-dedans.
Devant la gare de Beni Ounif, le commandant Courteuil propose de manière directive, à Jules de partir avec lui à cheval, l’accompagner pour sa tournée à Figuig, au Maroc, juste de l’autre côté de la colline. Le père emmène son fils Jules. Dans l’artère principale, le commandant se fraye un chemin à grands coups de trique sur les habitants déambulant dans les rues. Ils arrivent devant le pacha Si Abdelassem et le commandant lui présente Jules le chef de gare. C’est ainsi que ce dernier devient un grand ami du pacha, et que le petit Paul se retrouve par mégarde dans le quartier des femmes. Au moment de leur départ, le pacha leur fait un cadeau : un petit quadrupède tout mignon. Il détrompe ses hôtes : ce n’est pas un chien, mais un chacal. Il se nomme Kébir et il fera un très bon compagnon pour les enfants. Paul se rend à l’école à pied avec son grand frère Casimir. Ce dernier aime se bagarrer avec tous les autres et les faire saigner du nez.
Après le début de l’occupation en 1830 au travers de la quête romantique du peintre orientaliste Joseph Constat, puis l’installation du colon Victor Barthélémy et de son épouse Amélie en 1870/1871, le lecteur découvre l’Algérie par les yeux d’un enfant petit Paul, de la naissance du vingtième siècle à 1914. L’auteur reste fidèle au principe qui court tout le long de la série : présenter la situation en Algérie, du point de vue d’un ou plusieurs français de souche. Ici, le lecteur suit un jeune garçon, moins d’une dizaine d’années au début, jusqu’à son départ pour les conflits de la première guerre mondiale dans un régiment de zouaves. Les références historiques apparaissent donc de manière organique dans cette tranche de la vie de petit Paul : la réalité d’être blanc dans un pays arabe, la domination coloniale sur les autochtones. Comme dans les tomes précédents, s’il y est attentif, le lecteur peut détecter des références historiques telle qu’une référence à la Commune de Paris, la rencontre avec avec Mahmoud Saadi / Isabelle Eberhardt (1877-1904), écrivaine suisse, ou le passage avec les forçats du Bat-d’Af (bataillon d’Afrique). L’auteur ne développe pas ces éléments, ni ne réalise un exposé, laissant le lecteur libre de glisser en passant, ou d’aller se renseigner plus avant pour enrichir sa lecture. D’une manière aussi incidente, l’artiste intègre des éléments d’archives comme des reprographies de mauvaise qualité du catalogue d’époque d’armes et cycles de St Étienne.
Le récit fait également voyager le lecteur, de Beni Ounif proche de la frontière marocaine dans la région de la Saoura, à Figuig au Maroc, puis à Mascara une grande ville du nord-ouest d'Algérie et enfin à Alger. Le lecteur remarque que l’artiste a conservé ce mélange de technique entre le détourage des formes avec des traits fins encrés, et des zones complétées à la peinture directe. Ferrandez a toujours à cœur de décrire et de représenter les régions de l’Algérie où se déroule l’action, en extérieur, comme en intérieur ainsi que les tenues des individus qui l’habitent, quelle que soit leur origine ou leur nationalité. Le lecteur en est d’autant plus conscient du fait des particularités visuelles de la première séquence et ce dès la première page dont les cases sont entièrement réalisées en couleur directe, sans trait de contour encré. L’artiste rend ainsi compte de l’intensité lumineuse qui s’avère aveuglante à cette heure de la journée. Les traits encrés refont leur apparition dans la deuxième page pour les personnages, comme si la vision devenait plus nette, comme si les personnages étaient plus focalisés sur le moment présent. Les sensations de luminosité intense reprennent alors qu’ils voyagent dans le désert à la page suivante. La progression à cheval au milieu de la foule de l’artère principale de Figuig, une ville marocaine située dans la région de l'Oriental. La couleur se mêle aux contours encrés pour rendre compte de l’ombre mouvante dans la rue, grâce à une couverture de feuilles de palmier reposant sur des poutres entre les maisons, une sensation visuelle épatante.
Le lecteur remarque également que l’artiste utilise les cases en couleur directe pour signifier autre chose. S’il ne l’a pas détecté dans la planche 1, il s’en rend compte à partir de la planche 4. De temps à autre, la représentation en couleur directe revêt une apparence plus naïve et le lecteur comprend qu’il s’agit d’une vue subjective, de la représentation que s’en fait l’enfant petit Paul, et du souvenir de sensation qu’il en a gardé. Ferrandez joue alors avec le degré de détail et de précision de la représentation, pour figurer la force du souvenir de l’enfant, plutôt entièrement dans le ressenti et dans la sensation, ou plus dans le concret. Après les décors un peu arides du désert dans le précédent tome, le lecteur éprouve l’impression que ceux-de ce tome-ci sont plus fournis parce que plus diversifiés. Quoi qu’il en soit, ils regorgent de détails, pour les habitations, pour l’école et ses pupitres en bois, pour le jardin maraîcher tenu par Abderhamane, pour les installations du port d’Alger, pour son front de mer.
Après le peintre orientaliste épris d’une belle algérienne, puis le colon qui vient s’installer après avoir combattu lors de la Commune de Paris, le lecteur découvre un jeune enfant qui grandit paisiblement, qui va à l’école, dont la vie est assujettie au changement de poste de son père. Ce dernier se lie d’amitié avec un pacha qui admire le progrès technologique que représente le chemin de fer. L’auteur conserve le même principe : présenter l’Algérie par les yeux d’un français blanc, sans militantisme pour un côté ou l’autre. Les métropolitains se sont installés durablement, et les autochtones demeurent une population soumise. Le lecteur oublie rapidement qu’il s’agit pour partie de l’histoire du grand-père de l’auteur. Il observe une certaine douceur de vivre pour petit Paul et ses parents, le plaisir de vivre dans un milieu où les paysages restent naturels. Il observe plusieurs facettes de l’occupation : certains militaires qui usent de la force contre des êtres humains qu’ils considèrent comme des inférieurs parce que moins civilisés (les terribles coups de trique dans l’artère marchande), la réalité de la multiculturalité à l’école de la République qui accueille sans différence Français, Espagnols, Italiens, Maltais et Juifs, les raids de certains pillards algériens, les travaux forcés pour le Bat d’Af, les produits de métropole qui font rêver avec le catalogue d’armes et cycles de Saint Étienne, la place d’un Africain, le sens d’appartenir à une nation et de la défendre. La mainmise des Français de métropole sur la propriété et sur l’économie est devenue systémique. En quelques décennies, cette situation est considérée comme normale, induisant une forme de supériorité, et donc une société à deux niveaux.
Le lecteur en vient à l’oublier, en pleine empathie avec l’enfance et l’adolescence de petit Paul. Puis au cours d’une séance, la réalité de la structure de cette société revient au premier plan, à des degrés divers, entre une brutalité militaire occasionnelle, et la conviction de Jules le père de Paul & Casimir. Il croit à la civilisation et au progrès, que le progrès, ce n’est pas de maintenir les gens sous la domination coloniale. Le progrès, c’est d’apporter aux populations, les bienfaits de la civilisation : la santé, l’éducation et la machine à vapeur. Avec le recul des décennies passées depuis l’indépendance, le lecteur relève ces marqueurs de la colonisation avec un jugement d’ordre moral. Dans le même temps, il accompagne des individus qui vivent en fonction de la normalité de la société dans laquelle ils se trouvent. Il constate leur innocence par rapport à cette domination qui est devenue la norme. Il se retrouve avec la gorge serrée dans la dernière page en découvrant les propos de Paul dans son uniforme de zouave : on a quitté nos parents, maintenant on n’est plus des enfants, on est des soldats. On s’appelle Garcia, Tobalem, Lakhdar, Galéa, Dupond, ou Durand. On est les fils du Sud. On est tous sur ce bateau qui nous emporte vers cette France qu’on ne connaît pas. On sait bien que cette guerre ne durera pas. Et quand on reviendra, on sera tous un peu plus français, du sang qu’on aura versé. On est les fils du Sud et on part à la guerre.
Ce troisième tome s’avère à la fois plus feutré quant à la situation historique de cette période en Algérie, et à la fois plus émouvant grâce à la douceur de cette enfance, et à la représentation enamourée des paysages de l’Algérie. Dans le même temps, le drame est présent en filigrane, que ce soit la domination de la population autochtone, ou l’approche inéluctable de la guerre. Une réussite remarquable.
"des reprographies de mauvaise qualité du catalogue d’époque d’armes et cycles de St Étienne." - Tu veux dire que la reprographie est de mauvaise qualité dans l'album ? Ou que le matériau d'origine était déjà de mauvaise qualité ?
RépondreSupprimerLes deux versions de la même planche - en couleurs et en noir et blanc - sont très intéressantes, car elles soulignent le rôle essentiel de la couleur dans l'utilisation des ombres et des lumières, ainsi que - mais cela n'engage que moi - les limites du pur noir et blanc.
Intéressante, l'histoire de Bat' d'Af. Je ne connaissais pas ces bataillons.
La reprographie dans l'album apparaît comme une photocopie baveuse dont la netteté est significativement dégradé : je pense que c'est un fait exprès.
SupprimerSans / avec couleurs : j'ai beaucoup de mal à trouver des illustrations pour cette série, du coup, j'ai sauté sur cette occasion. Comme on en discutait pour Capricorne, je garde à l'esprit que la planche noir & blanc a été réalisée dans la perspective d'une bande dessinée en couleurs : d'une certaine manière, elle est volontairement incomplète. Je n'y avais pas pensé sous cet angle, comme tu l'indiques c'est un bon exemple des limites du noir & blanc qui ne peut pas refléter la tonalité de l'ambiance lumineuse, la qualité de la lumière du soleil.