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mardi 16 juillet 2024

Lefranc T34 La Route de Los Angeles

Parfois quand on ne peut pas couper les nœuds, il vaut mieux couper les ficelles.


Ce tome fait suite à Lefranc T33 - Le Scandale Arès (2022) de Roger Seiter & Régric. Sa première édition date de 2023. Il a été réalisé par François Corteggiani (1953-2022) pour le scénario, par Christophe Alvès pour les dessins, et la mise en couleurs a été réalisée par Bonaventure. Il comprend quarante-six pages de bande dessinée. Il se termine avec un dossier hommage de sept pages au scénariste, avec des reproductions de pages de script et d’esquisses de pages par le scénariste. Il met en scène le héros créé en 1952 par Jacques Martin (1921-2010) dont les aventures ont commencé avec La grande menace.


Ce jour-là, au 12305 5th Helena Drive, à Beverly Hills, dans la petite propriété où réside une des plus grandes stars d’Hollywood, une vive conversation contractuelle est engagée depuis plus d’une heure entre l’habitante des lieux et un certain John Lee Dikop, créateur et gérant de la société After Screen. Il explique à son interlocutrice, que son nom sera celui d’une des plus célèbres marques de l’histoire du licensing, égal à celui d’Elvis Presley ou de Mickey Mouse, une marque génératrice de profits qu’il prévoit incalculable ! Il l’est déjà d’ailleurs, elle a bien dû s’en rendre compte si elle jette de temps en temps un coup d’œil sur son compte en banque. Le sentir. Il lui répète : son nom, en plus d’être celui d’une des actrices les plus adulées, sera à l’avenir celui d’une des plus célèbres marques. Si ce n’est LA plus célèbre ! Sa société, elle le sait, est spécialisée dans la création et l’exploitation sous toutes leurs formes de produits dérivés de toute nature. Il peut lui assurer que tout le monde s’arrachera tout ce qui sera estampillé de son nom ou de son sigle. Margareth Morrison l’a bien écouté : c’est parfait, mais quoi qu’il se passe si on suit son plan, elle ne veut pas le savoir. Dikop a une dernière question : à quel nom doit-il mettre le contrat ? Margareth Morrison, Elisabeth Marie Reynes, ou Elisabeth Bracau ? Elle choisit le second.



À la rédaction du journal Le Globe, le reporter Bob Garcia s’entretient avec la secrétaire Mélanie : ils parlent de Margareth Morrison. C’est l’actrice préférée de Mélanie, et elle est très étonnée que l’actrice soit une amie à lui. Le journaliste essaye de s’en sortir sans se dédire : il la connaît sans la connaître, tout en la connaissant, voilà. Passant dans le couloir, Guy Lefranc vient saluer son ami Bob car il vient d’apprendre que ce dernier part pour Hollywwod. Bob explique que Margareth Morrison fait enfin son retour sur les plateaux de cinéma après une longue absence. Il n’éprouve aucun doute sur le fait de décrocher une interview avec elle. Il précise que cela devrait pouvoir se faire grâce à une vieille connaissance : Estelle Roma. Il répond à Lefranc que c’est une starlette d’origine française qu’il a rencontrée à Paris, il y a cinq ou six ans. Elle est la doublure de Margareth Morrison. Comme l’est Scilla Gabel pour Sophia Loren, mais en mieux. Tout le monde s’y trompe. Si bien d’ailleurs que plusieurs rumeurs confirment le fait que Margareth Morrison en est fortement jalouse. Hors plateau, c’est elle qui très souvent assure certains de ses spectacles quand elle doit se produire dans des clubs ou des cabarets de luxe.


L’horizon d’attente du lecteur est bien établi en choisissant un tome de cette série : un album réalisé à la manière de Jacques Martin (1921-2010), respectant les caractéristiques de ce héros récurrent créé en 1952. Concrètement : des dessins réalistes respectant les principes de la ligne claire, des aventures ancrées dans le réel, se déroulant dans les années 1950, ou le début des années 1960. Ainsi lorsqu’il est question d’une actrice à la renommée extraordinaire, le lecteur pense d’abord à Rita Hayworth (1918-1987) du fait de sa chevelure rousse. Toutefois lorsqu’il est question de ses amours, entre Sam Giancana (le boss de la mafia de Chicago), le président des États-Unis Jack Donelly et son frère Walter, le lecteur reconnaît une allusion à John Fitzgerald Kennedy et à son frère Robert Kennedy : le doute est levé, Margareth Morrison s’inspire de Marilyn Monroe (1926-1962), mêmes initiales d’ailleurs. Le lecteur familier de cette illustrissime actrice pourra relever d’autres clins d’œil à sa vie. Par exemple, lorsque Guy Lefranc se rend sur un plateau de tournage pour un entretien, elle est en train de faire quelques mouvements dans une piscine, évoquant Les derniers jours (Something's got to give) film inachevé de George Cukor (1899-1983) débuté en 1962. Sont également évoqués J. Edgar Hoover (1895-1972), Jimmy Hoffa (1913-1975). Le scénariste met à profit une des théories du complot sur les circonstances du décès de Marilyn Monroe, avec un personnage fictif, sans ainsi y porter du crédit.



Les auteurs créent un récit en tant que continuateurs d’une œuvre initiée par Jacques Martin. Ils reprennent donc les principales conventions de cette série. Guy Lefranc est un jeune homme, une trentaine d’années, peut-être un peu plus, peut-être un peu moins, bien sous tout rapport, dont le métier, journaliste-reporter, justifie qu’il se livre à des enquêtes. Ici, il va porter secours à un collègue, une mission validée par son rédacteur-en-chef. Il est propre sur lui en toute circonstance : pantalon à pince, chemise blanche avec cravate, seule fantaisie parfois ses manches sont relevées, mais il n’est jamais décoiffé. Une seule remarque à lui faire : son relationnel avec Mélanie, particulièrement maladroit. Le lecteur serait presque tenté de faire une remarque sur le rôle des femmes dans cette histoire, mais ce serait oublier Estelle Roma (plus souvent la demoiselle en détresse qu’à son tour) et Margareth Morrison elle-même. L’artiste réalise des dessins avec des contours systématiques, des couleurs majoritairement en aplats (Bonaventure ne résiste pas toujours à la tentation de rajouter un peu de modelé avec une variation de nuance), pas d’ombre pour les personnages, des décors réalistes, aucune hachure (mais quelques traits pour les plis des vêtements). Les cases restent sagement rectangulaires, disposées en bande, avec un nombre assez important, entre dix et douze par page. Les auteurs ne résistent pas à l’envie de réaliser une ou deux cases où le texte de commentaire décrit ce que montre déjà le dessin, par exemple en page dix-neuf avec : Mais au lieu de cela, profitant d’un moment d’inattention de l’homme au pistolet, Guy Lefranc balance d’un seul élan sa valise dans la figure de l’agresseur…


De fait, le lecteur est la fête quant à la reconstitution historique. Il sait qu’il va passer plus de temps à lire chaque page que pour une bande dessinée traditionnelle, et il vient chercher cette densité d’information visuelle, cette narration visuelle à la papa. Sauf que ce terme péjoratif s’avère injuste dans le cas présent : Christophe Alvès s’investit dans chaque case avec un souci du détail, mais aussi de la lisibilité, et de l’exactitude historique. La première case correspond à une vue aérienne de la propriété de Margareth Morrison : les différents corps de bâtiments, la piscine, les arbres, la toiture, les fenêtre, tout est à sa place, avec une précision remarquable dans une vue aussi exigeante. Tout au long de l’album, d’autres vues ambitieuses attendent le lecteur : une vue de Sunset Boulevard en perspective, des prises de vue sur un plateau de cinéma avec à la fois les acteurs dans le décor et l’ensemble de l’équipe technique avec leurs outils et appareils d’époque, un véritable capharnaüm dans le débarras des locaux de Sid Hudgens, un avion passant au-dessus du quartier résidentiel de Play adel Rey, un avion survolant la côte Ouest, etc. Ces cases présentent des dimensions similaires aux autres ; elles sont faites pour porter leur part de narration, sans intention particulière d’en mettre plein la vue ou de faire s’extasier le lecteur. L’artiste réussit tout autant les scènes d’action comme les course-poursuites, les coups de feu, ou cette filature en voiture sur la route de Los Angeles qui se termine par un accident mortel.



Le lecteur s’attend également à une narration assez explicative, de la part du scénariste. Il respecte bien une narration solide, exposant les faits, dans un français châtié. Il se trouve bien deux scènes au cours desquelles un personnage fait le point sur ce qu’il sait, au bénéfice de ses interlocuteurs et du lecteur, une exposition assez conséquente. Pour autant, il ne s’agit pas de pavés de texte avec une vignette minuscule, et l’alternance des séquences consacrées à différents personnages donnent du rythme à la lecture. Le lecteur se retrouve immergé dans cette enquête, d’abord, aux côtés de Bob Garcia, puis de Guy Lefranc et de John Drake agent de la CIA. L’intrigue s’avère bien nourrie par les éléments historiques, le scénariste imaginant une version, plutôt plausible, des différentes organisations tournant autour de Marilyn Monroe, avec des intentions néfastes. Les auteurs évoquent ainsi la puissance de cette actrice, sa séduction irrépressible et incommensurable ayant charmée des hommes puissants. En creux sont évoqués les liens officieux entre différentes formes de pouvoirs, la concurrence entre les deux principales agences de renseignements des États-Unis, la manipulation, l’utilisation et l’instrumentalisation des petites gens (Estelle Roma, la doublure de la star) par les puissants, les riches, les célèbres, et la malédiction de l’exceptionnelle beauté physique.


En fonction de ses inclinations personnelles, le lecteur peut hésiter à se lancer dans un tome de cette série : craignant que le résultat soit trop édulcoré par rapport à l’original, ou au contraire n’ayant conservé que les aspects les plus pesants. Les auteurs modernisent discrètement, à la marge, les caractéristiques de la narration avec des phylactères moins volumineux, et des couleurs s’autorisant quelques nuances. Ils conservent le principe d’un héros sans reproche, un peu lisse peut-être, et courageux, d’un environnement réaliste représenté dans le menu détail, et d’une enquête évoquant une affaire célèbre. Le lecteur se prend au jeu de savoir si Estelle Roma sera broyée ou non par son rôle de doublure d’une star, tout en se délectant de cette reconstitution d’une époque et d’une région.



3 commentaires:

  1. Ainsi, "Lefranc" débarque sur Les BD de Présence. Génial, j'espère pouvoir lire la suite, car je sais déjà que je ne lirai pas ces épisodes.

    Un grand merci pour le lien vers "La Grande Menace".

    Les cases restent sagement rectangulaires, disposées en bande, avec un nombre assez important, entre dix et douze par page. - Oui, c'est vrai que ça a l'air très sage. Plus sage que ce que Martin faisait lui-même, en fait. Je note une certaine raideur dans les postures des personnages.

    Les auteurs ne résistent pas à l’envie de réaliser une ou deux cases où le texte de commentaire décrit ce que montre déjà le dessin - Entre Jacobs et Lefranc, la filiation est évidente.

    Je suis très content de voir que tu conclus sur une note positive, car pour moi cela signifie deux choses : que nous serons probablement en phase à propos de "Jhen", et que tu vas continuer la lecture de cette série. Concernant la deuxième : me trompé-je ?

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    1. Je continue d'intégrer une fois de temps en temps des bandes dessinées vers lesquelles mes goûts ne me portent pas. Pour la série Lefranc, il s'agit de ce tome, et du suivant réalisé par Roger Seiter & Régric. Si l'occasion se présente, peut-être en lirais-je d'autres.

      Entre Jacobs et Lefranc, la filiation est évidente : peut-être même entre Jacobs et Martin ? Je suis curieux de découvrir si tu développeras cette question dans l'article sur Jhen.

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    2. Ah, cette pression de folie que tu m'imposes... 😆

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