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mercredi 3 juillet 2024

Éva

Malsain !… Sain !… Ce sont des notions subjectives !…


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Sa première édition date de 1985. L’histoire a fait l’objet d’une prépublication dans les numéros 72 à 78 du magazine (À suivre) en 1984. Elle a été réalisée par Didier Comès (1942-2013) pour le scénario et les dessins. Elle se développe sur soixante-dix-neuf pages en noir & blanc. La réédition de 2023 par Casterman comprend une introduction de trois pages, intitulée Éva ou l’éloge de la rupture, rédigée par Thierry Bellefroid, auteur d’une monographie sur ce bédéiste.


À l’étage d’une belle demeure à l’écart de tout, une belle femme, Éva est assise immobile dans sa chaise roulante, dans une belle robe noire avec un profond décolleté qui laisse voir le début de ses auréoles, des bas résille, des chaussures à talon, un beau collier, une longue boucle d’oreille à gauche. Elle observe son frère Yves silencieusement. Celui-ci est train de lire assis dans fauteuil confortable. À l’extérieur, une jeune femme approche à pied. Elle monte les quelques marches du perron et pousse la porte d’entrée : celle-ci est ouverte. Elle pénètre dans le hall, avec son grand escalier qui mène à l’étage. Elle appelle : Y a-t-il quelqu’un ? À l’étage, Éva indique à son frère qu’il s’agit d’une voix de fille et elle le traite d’imbécile, l’accusant d’avoir encore oublié de fermer la porte d’entrée. Il se lève lui disant de ne pas s’inquiéter : il va voir. Il sort de la bibliothèque et se penche par-dessus la rambarde. Voyant la silhouette de Neige, il lui demande ce qu’elle veut. Neige s’excuse, sa voiture vient de tomber en panne : pourrait-elle téléphoner à un garagiste ? Yves descend les marches et répond qu’elle ne trouvera pas de garagiste qui acceptera de se déplacer à cette heure. Il veut bien l’aider en l’hébergeant jusqu’à demain, mais il doit auparavant en référer à sa sœur jumelle. Il remonte les marches en ajoutant qu’elle vit avec lui, et elle est gravement handicapée, elle ne sait plus marcher.



De retour dans la bibliothèque, Yves suppose qu’Éva a entendu. Elle lui demande si Neige lui plaît. Il répond qu’il ne l’a pas bien vue, il fait sombre dans le hall, et puis cela ne l’intéresse pas. Il ajoute qu’ils ne peuvent pas laisser cette jeune femme toute seule dans la nuit. Elle répond qu’il fasse ce qu’il veut, mais s’il arrive quelque chose, il en sera responsable. Yves redescend au rez-de-chaussée et indique à Neige que sa sœur est d’accord. Il va lui montrer sa chambre. Une fois dans la chambre, il la prévient : l’appartement d’Éva se trouve à l’autre bout du couloir, elle doit éviter d’y aller car sa sœur déteste les intrus. Son caractère s’est aigri depuis son accident, aussi vaut-il mieux respecter son besoin de solitude. Un dernier conseil : elle se déplace en chaise roulante, si Neige la rencontre, elle doit se méfier car l’attitude d’Éva est parfois bizarre. Il sort, Neige referme la porte, se déshabille et se glisse nue dans les draps, pendant qu’à l’étage Yves déshabille sa sœur puis la serre dans ses bras.


L’œuvre de ce bédéiste est passé à la postérité pour Silence (1980), Belette (1983) et Éva. Dans l’introduction, Bellefroid indique que cette BD se démarque des précédentes dans la mesure où elle ne met pas en scène le milieu rural des Ardennes en particulier. L’intrigue s’avère linéaire et simple : un huis-clos dans une grande demeure dotée d’un grand terrain, entre trois individus Éva et Yves qui sont jumeaux, et Neige, une jolie jeune femme dont la voiture est tombée en panne. Le récit s’ouvre avec une planche muette dont la moitié supérieure se compose de deux bandes de quatre cases chacune, une suite de gros plans partant de la roue arrière de la chaise roulante pour remonter jusqu’au visage d’Éva. Le lecteur apprécie le noir et blanc, les contrastes afférents, le sens du cadrage et du plan de prise de vue. L’étrangère entre dans la maison dès la deuxième planche, et la tension est déjà palpable du fait des remarques décalées aux sous-entendus critiques de la femme handicapée, des réponses conciliantes de son frère, et de l’indépendance qui se devine chez Neige. L’artiste se focalise sur la représentation de quelques éléments structurants par case, avec une proportion significative de cases composées d’un gros plan sur le visage de l’interlocuteur en train de s’exprimer, et une représentation à la fois simplifiée et interprétative du visage, plutôt que réaliste.



Le lecteur observe ce huis-clos, pas trop étouffant : les personnages passent d’une pièce à une autre, Neige sort dans le parc dès le lendemain matin pour se promener, puis ressort avec le garagiste Monsieur Linou pour aller voir sa voiture, pour un jeu de séduction entre elle et Yves, dans des pages et des cases plus aérées, ou les zones blanches prédominent sur les noires. Pour autant, le lecteur ressent bien la sensation d’oppression de ce genre de récit. La superbe couverture de l’édition de 2023 met en avant la chaise roulante, les bas résille, le vernis des chaussures, tout en dissimulant le visage d’Éva. Les huit cases de la moitié supérieure de la première page s’attardent sur des détails en gros plan, d’un côté comme une forme de fétichisme, de l’autre laissant la charge au lecteur de se faire une image complète en prenant du recul. Neige perçoit la forme de la demeure en ombre chinoise de nuit, avec une contre-plongée qui la rend très imposante. Les aplats de noir occupent une surface plus importante que les blancs dans la majorité des cases, soit avec des zones franches, soit avec des contours biscornus, introduisant une sensation à la fois pesante, à la fois déstabilisante en fonction des contours plutôt ronds ou plutôt anguleux. En effet en tant directeur de la photographie, l’artiste pousse la composition des cases parfois jusqu’à occulter les éléments de décors en arrière-plan au profit d’aplats de noir géométriques, venant encadrer les personnes, ou occupant tout le fond de case pour une tête ressortant alors avec un effet sinistre, ou partageant le fond en deux zones la silhouette ou le visage des personnages étant alors comme présent pour partie dans l’obscurité pour partie dans la lumière.


En fonction de la séquence, du moment, l’artiste ajuste son niveau de représentation entre de nombreux détails ou une approche minimaliste. Par exemple lorsqu’Yves ouvre la porte de la chambre de Neige, le lecteur peut voir le lit, la fenêtre, un fauteuil, une commode avec un vase, deux tableaux, la lampe de chevet avec son abat-jour, une plante verte, tout ça dans une seule case. Lorsqu’elle ouvre la porte de la cuisine, il peut voir Yves debout avec la cafetière à la main, le carrelage sur le mur du plan de travail, les placards au mur, la cuisinière, des ustensiles de cuisine accrochés au mur, une corbeille de fruits, des pots, la table, des chaises, des verres, le beurrier, etc., tout ça également dans une seule case. Par opposition, quand Yves fait visiter son atelier à Neige, la première bande de quatre cases appartient au registre conceptuel, presqu’abstrait, avec uniquement des rectangles noirs, et des contours blancs. Durant cette séquence de huit pages, l’arrière-plan de chaque case ne comprend aucun élément représenté ou dessiné, uniquement des jeux de formes noires en rectangles, en trapèze, et de compléments en blancs. Cette mise en scène a pour effet de focaliser le regard du lecteur sur les visages, et de le faire s’interroger sur ce contient cet atelier, sur ce qu’il peut recéler, peut-être de dangereux. En tout cas, c’est préoccupant, voire inquiétant.



Le dispositif narratif s’avère simple : un homme, deux femmes, une tension palpable, pour partie sexuelle. La situation d’Éva peut évoquer celle de l’handicapé qui dépend d’un proche, en l’occurrence son frère, pour les gestes de tous les jours, limité en mobilité et ayant développé une capacité d’observation importante. Il peut aussi faire penser à Fenêtre sur cour (1963) d’Alfred Hitchcock (1899-1980), ou encore à Qu'est-il arrivé à Baby Jane ? (1962, What Ever Happened to Baby Jane?) de Robert Aldrich (1918-1983), avec Bette Davis (1908-1989) & Joan Crawford (1904-1977). En fonction de sa culture, le lecteur peut également identifier le visage caractéristique de Klaus Nomi (1944-1983), Marlene Dietrich (1901-1992) dans L’ange bleu (1930), de Josef von Sternberg (1894-1969). À un moment, Neige regarde la télévision et elle reconnaît Harpie (1979), court métrage réalisé par Raoul Servais (1928-2023). Une case utilise la vue depuis l’intérieur du canon d’un pistolet, typique du générique des films de James Bond. Comme l’écrit le préfacier : Il n’est pas nécessaire de connaître ces références pour apprécier la lecture. Il continue : Comès narre son récit à l’aide d’une grammaire très cinématographique, ce qui lui permet de rendre au cinéma tout ce que celui-ci lui a donné.


Selon sa sensibilité, le lecteur peut anticiper une partie des révélations du récit, l’auteur donnant assez d’indices pour comprendre ce qui se joue réellement entre Éva et Yves, ainsi que le déséquilibre introduit par Neige dans leur relation. Il relève la fluctuation des rapports de force, qui domine la situation quand, et il apprécie que Neige dispose d’un solide caractère qui évite qu’elle n’endosse le rôle de victime sans défense. Il comprend que les compétences d’Yves en matière d’automates servent l’intrigue, et il ressent qu’elles introduisent aussi une métaphore sur son rapport aux êtres humains, ainsi que sur les relations entre individus, certains en manipulant d’autres. En plus des thèmes cités dans l’introduction (gémellité, bisexualité, identité sexuelle, érotisme), les interactions saines ou malsaines (des notions subjectives comme le fait remarquer Yves à Neige) entre ces trois personnes jouent sur le déni de réalité, sur le désir de possession et de contrôle de l’autre, sur l’emprise.


Une jeune femme forcée par une panne de voiture, de passer la nuit sous le toit de jumeaux, dont une personne à mobilité réduite en fauteuil roulant. Une narration visuelle sophistiquée, avec des plans de prise de vue et de cadrages savamment composés, mettant à profit des classiques du cinéma. Une tension engendrée par un suspense psychologique. Une intrigue vénéneuse qui n’a rien perdu de sa toxicité.



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