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mercredi 24 juillet 2024

Tu n'as rien à craindre de moi

On manque de représentations de nos vies complexes.


Ce tome est le premier d’un diptyque, avec Fin de la parenthèse (2016). Sa première édition date également de 2016. Il a été réalisé par Joann Sfar pour le scénario et les dessins, et par Brigitte Findakly pour les couleurs. Il comprend quatre-vingt-dix pages de bande dessinée.


Seabearstein a invité du monde à dîner, des amis et des amies. Avec son voisin de table, il évoque la présence de la mort. Il n’est pas juste question de la mort du père : c’est une année où des êtres de son âge sont morts ou devenus malades. Il a revu le générique de son dernier film : déjà cinq morts depuis le tournage. Il fait le gros dos. Il ne veut pas que ça le transforme. Il souhaite se réveiller autant joyeux qu’avant. Sa compagne Mireilledarc passe dans la pièce, avec sa longue robe dénudant son dos jusqu’à la base de ses fesses. Son voisin répond de ne pas se plaindre à Seabearstein. Ce dernier n’a pas eu à faire une analyse de selles. Il explique : on donne un sachet et s’il suit le mode d’emploi ça se colle sur la lunette des toilettes et on est censé déféquer proprement dedans, puis refermer le paquet comme une enveloppe postale. Sauf que ça ne marche pas aussi bien que sur la notice. À titre personnel, il a fermé à clé la salle de bains et il a résolu de faire dans le seau de plage de sa fille. Ensuite, il a tout expédié pour analyses. Il termine en faisant observer que Seabearstein n’a pas fait ça, alors qu’il ne se plaigne pas. Il se tourne vers une personne qui amène la soupe de pavot : c’est l’heure de la soupe rouge.



Mireilledarc se joint à leur conversation : elle souhaite savoir de quoi ils parlent. Le convive répond qu’il disait que la vie mérite qu’on poursuive ses respirations, car il y a encore des vodkas à découvrir. Elle lui demande s’ils font vraiment la différence. Il reconnaît que la vodka a mauvaise réputation, soi-disant qu’elle ferait se dresser les poils des bras. En réalité, ça se boit comme de l’eau. Seabearstein continue : en l’état actuel de leurs observations, la plus intéressante est dans ce flacon noir pommelé d’un grand D, et serti d’un énorme diamant en plastique. Cette bouteille est le seul endroit où il offrirait un bijou toc à sa compagne. Lui et elle se lèvent de table et passent au salon. Il lui fait observer que ce soir elle n’est pas tellement cernée par les Juifs. Il y a juste sa copine à lui Natte, et lui. Tout le reste du régiment est russe, lithuanien, tatar. Mais c’est la Russie à l’envers. Il s’explique : ici la Lithuanie commande, et le Russe ou le Polac se font discrets. Ils ont raison. Il lui demande si elle aime ici, en l’appelant Lorelei von Darc. Elle répond qu’elle aime tout avec lui. Elle lui demande si la vieille dame le drague. Il répond que oui, et que c’est sa seule concurrente à elle. La vieille dame et Mireilledarc se mettent à l’écart sur les marches du perron pour papoter. La dame âgée indique qu’elle a les meilleurs parents du monde. Aucun d’eux n’est revenu d’Auschwitz. Ça donne une imagination folle. Elle ajoute qu’elle n’est pas orpheline. Elle attend que ses parents reviennent. Ses filles ont soixante ans et elles ne comprennent pas non plus.


C’est du Joann Sfar, donc ça intéresse le lecteur qui l’apprécie, et d’autres intrigués par les éléments mis en avant sur la quatrième de couverture : C’est l’histoire des meilleurs moments de l’amour ; et aussi : Une variation libre, brillante et enlevée sur le binôme éternel que forment la création artistique et l’amour. Comme souvent, ce créateur semble écrire au fil de l’eau, sous l’inspiration du moment, avec des dessins spontanés, et même une graphie très lâche pour les phylactères. Sans préambule, le lecteur se retrouve à table avec le narrateur (au nom bizarre), à discuter de la mort, de connaissances, puis d’un examen médical scatologique, puis des origines des invités, puis de parents morts en camp de concentration et d’extermination, puis du prépuce d’un homme circoncis, puis des vacances de Seabearstein et Mireilledarc avant, du fait que la vie est précieuse, presqu’une confidence entre les deux amants sur le lit. Chaque personnage, chaque élément de décor est détouré d’un trait fin et tremblotant, comme s’il était mal assuré. Cela permet à l’artiste de jouer avec les proportions anatomiques : mains trop petites, bras trop effilés et trop longs, nez proéminent au-delà du possible pour le personnage principal, yeux de biche pour elle, coiffure montée en choucroute pour la vieille dame, décors mouvant dans les arrière-plans, avec un degré de précision très fluctuant, palette de couleurs entre réalisme et impressionnisme.



Le lecteur se laisse porter par le flux légèrement indolent de la narration, une suite de scénettes au cours desquels les personnages expriment un vague malaise existentiel, quelques convictions, effectuent quelques constats pénétrants. Le récit se focalise sur les deux personnages principaux : un peintre et une modèle, ainsi que leur amour. Leur relation semble aller de soi, sans crise, sans jalousie, sans conflit, avec un peu de possessivité de la part de monsieur, et une touche élégante de cruauté badine pour madame. Seabearstein (quel nom bizarre à la connotation intentionnellement juive, peut-être une variation sur la prononciation de cyber-stein) doit réaliser une série de toiles sur le thème de L’origine du monde (1866) de Gustave Courbet (1819-1877), en se basant sur l’anatomie de sa compagne qu’il a surnommée Mireilledarc (en un seul mot et en hommage à l’actrice). D’une certaine manière, le récit se déroule sans conflit dans ce couple. En revanche, il règne une tension sexuelle du début jusqu’à la fin. Le lecteur considère le personnage principal comme un ami dont il serait le confident de certaines facettes de son intimité, en particulier sa relation avec sa compagne. Il voit un homme d’une trentaine d’année, peut-être tout juste la quarantaine, solidement charpenté, attentif et observateur, attentionné et amoureux de Mireilledarc, accaparé par son art, traversé de quelques questions sur son art et la manière de l’exercer. Il porte bien, souvent bien habillé, pratiquement toujours avec une chemise, affublé de grands yeux et d’un nez encore plus grand. Il est roux, ce qui n’empêche pas le lecteur de voir en lui un avatar de l’auteur, pas une projection littérale, plutôt un autre lui-même, ce qu’il aurait pu être dans un milieu parisien.


Le lecteur se rend compte que Mireilledarc rayonne d’une personnalité propre : elle ne peut pas être réduite à la chose du peintre. Outre le fait qu’elle n’accède pas à toutes les demandes du peintre, certaines de ses réflexions l’énoncent clairement. Dès la page quatorze, elle se fait la réflexion dans son for intérieur qu’elle aime bien le regarder à la dérobée, quand il l’attend. Elle continue : Elle le fait attendre tout le temps, elle ne sait pas pourquoi, il n’y a qu’avec lui qu’elle est tout le temps en retard. En page trente-neuf, elle étudie en petite tenue sur le lit et lui, tout nu, la regarde. Elle lui dit qu’elle a constaté qu’il bande, et que non, elle refuse de se sentir responsable de son état. Elle établit ainsi qu’elle n’est pas un objet et qu’elle ne sera pas sa chose. Elle a pleinement conscience de l’effet qu’elle produit sur la gent masculine, elle le dit : Être observée, ça va un temps, c’est le détonateur. Elle continue : elle entre dans une pièce et chaque homme ne regarde qu’elle, ça lui donne une joie, elle finit par trouver ça normal. Puis ça l’angoisse. Puis elle leur en veut de la regarder, alors elle abuse de la fascination qu’elle exerce. Quand elle a un boulot grâce à ça, elle se dit que le monde est terrible pour les femmes. Le lecteur se retrouve à adopter le comportement de Seabearstein et des autres hommes : il observe Mireilledarc comme si c’était un curieux animal. Il la voit à l’aise dans sa nudité, confiante en son compagnon qui ne l’agressera pas, joueuse et souvent dans la séduction avec lui, pleinement consciente de son effet sur lui, une belle femme au corps longiligne, élégante, mutine sans une once d’enfantillage. Sa pudeur semble limitée, tout en étant très consciente de l’effet de son corps sur les hommes en général. Par exemple, elle explique à son amant que son truc, en tant que nana, c’est dévoiler sans rien montrer. C’est sa principale préoccupation quand elle s’habille.



L’un et l’autre papotent sur tout et sur rien, entre eux, avec leurs amis respectifs, régulièrement au lit dans le premier cas dans la pénombre de leur chambre ou sur le canapé, et aussi avec un copain ou une copine en faisant du shopping, attablés au café, en marchant dans la rue, en faisant du vélo, à la piscine, dans une ruelle, dans un bar branché, sur la plage à Cuba. Comme à son habitude, sans avoir l’air de s’y investir beaucoup, l’artiste montre chaque endroit avec assez de caractéristiques pour le rendre particulier et unique : la salle à manger éclairée à la bougie, le grand centre commercial avec ses magasins de luxe pour les chaussures et les vêtements, l’appartement avec son grand escalier, l’immeuble des Galeries Lafayette, les pavés parisiens, les flotteurs pour séparer les couloirs de nage, l’hôtel Plaza Athénée, le studio dans lequel Raphaël Enthoven & Adèle van Reeth enregistrent leur émission de radio, etc. Le lecteur peut ainsi voir que les personnages évoluent dans un milieu aisé, n’éprouvent pas de difficultés financières, ont accès à des endroits selects, donnent l’image d’une vie chic et vaguement bohème, d’individus au cercle social assez limité, comme une forme d’entre soi, ou plutôt de très petits groupes de deux à trois individus, une même personne appartenant à deux ou trois groupes différents qui ne se rencontrent pas.


L’auteur a choisi une forme narrative qui suit à peu près le déroulement chronologique de la relation du couple, essentiellement par le truchement de conversations, et de quelques fils de pensées. Le lecteur ressent l’impression d’écouter des discussions à bâton rompu, effet assez délicat à bien rendre en bande dessinée où l’auteur ne maîtrise pas le rythme de lecture. Il constate que chaque échange vient apporter une touche de couleur participant à une vaste image d’ensemble. Il se laisse balloter d’un sujet à l’autre comme ils viennent : la mort du père et le règlement de la succession, les analyses médicales, faire attendre son mec, acheter des chaussures comme moyen de détente tout en les qualifiant de souliers, différentes facettes de la relation amoureuse, échanger sur son travail de peintre avec la mère de sa compagne et modèle, faire un cadeau égoïste en offrant un chat au lieu d’un chien, l’amitié entre copines (Mireilledarc & Protéine) en se montrant plus ou moins égocentrée, le décalage entre le désir masculin et le jeu de séduction féminin, la question du désir chez les célibataires, la superficialité d’acheter des godasses (Protéine déclarant que cela ne lui suffit plus) menant à l’envie de fonder une famille, le manque de films intelligents sur les hétérosexuels, la rencontre entre le peintre et son idole (Seabearstein rencontre la vraie Mireille Darc), la force de l’amour (entre Nosolo et Protéine, dans une arrière-cour contre les poubelles), les conventions de représentation et les stéréotypes, etc. S’il a lu les albums suivant de l’auteur, le lecteur se rend compte qu’un thème court tout du long de cet ouvrage : l’idolâtrie qui donnera lieu à Les idolâtres paru en 2024.


Un album très personnel, par sa narration visuelle aux partis pris graphiques très marqués : traits fins et cassants, comme mal assurés, jeu sur les proportions anatomiques, sur les perspectives, une véritable interprétation de la réalité. Une histoire amoureuse entre un peintre à l’abri des soucis financiers vouant un culte à Mireille Darc (Mireille Christiane Gabrielle Aimée Aigroz, 1938-2017) et une jeune femme modèle et indépendante. Une mise en scène de la relation entre artiste et modèle formant également un couple, le premier fasciné par elle, cette dernière éprouvant une véritable joie de capter ainsi l’attention des hommes, l’un et l’autre projetant leur représentation sur leur conjoint, sans vraiment le voir. Ensorcelant.



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