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mercredi 17 juillet 2024

Trompe-l'œil

Donc on pique le pognon de ton daron et on part jouer les cantinières sur le vieux continent ?


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Sa première publication date de 2024. Il a été réalisé par Damien Martinière pour le scénario, Paul Bona pour les dessins, et Muge Qi pour la mise en couleurs. Il comprend cent-vingt-deux pages de bande dessinée.


Des ambitions trop grandes : L’art est un mensonge qui permet de dévoiler la vérité, Pablo Picasso. Réveillon de la Saint-Sylvestre, au lac des Fauves, Québec : tous les habitants sont réunis autour du lac en train d’admirer le tir du feu d’artifice, avec une glacière pour les boissons. Un van passe tranquillement sur la route, à son bord Nick Williams, sa fille Fiona et un oncle muet. Alors que le feu d’artifice continue de battre son plein, ils s’arrêtent devant la demeure de Girard, le maire. Ils dérobent plusieurs des tableaux accrochés aux murs, et ils repartent dans leur van sans avoir été inquiétés. Fiona trouve que les cambriolages c’est super physique en fait, et elle prend une lampée de whisky dans sa flasque. Son père lui fait remarquer que ce serait moins dur si elle n’était pas bourrée du matin au soir. Il explique que les caisses sont vides et qu’ils doivent s’ouvrir à de nouveaux business. Elle continue à se plaindre : ils auraient pu profiter du réveillon comme une famille normale. La dispute continue : son père lui reproche de n’avoir volé qu’un seul tableau alors qu’il avait dit deux par personne, elle propose des cookies au miel qu’elle a fait avec une nouvelle recette à base de sirop d’érable, son père les jette par la fenêtre, en ajoutant qu’il ne voit vraiment pas ce qu’il va faire d’elle.



Le lendemain, Jade Delâge, jeune adulte, a fini de purger sa peine de prison et elle sort de l’établissement de détention de Tanguay. Elle prend l’autocar. À la première station-service, elle achète un cola et un téléphone prépayé. De retour à sa place, elle appelle ses anciens comparses, mais ils se sont tous refait une vie rangée des voitures. Finalement, son téléphone sonne : Fiona Williams a réussi à avoir son numéro par Chris et elle lui propose de la rejoindre, et de s’associer à sa famille car ils sont sur un gros coup. Faute d’autre option, Jade accepte. Le lendemain, Phil, un jeune policier et Otto le chef de police de Lac des Fauves sont à bord du véhicule de service pour se rendre sur le lieu du vol de tableau. Le premier dit au second son plaisir de travailler avec le chef. Phil est sorti major de promo de l’école de police de Montréal, puis il a été sur le terrain quelques années, mais son épouse Marie voulait absolument s’installer à la campagne, pour le bébé, car il va être papa. Otto lui répond sèchement que ça ne l’intéresse pas de faire la causette avec lui. Il ajoute : qu’il soit gentil, qu’il la ferme et qu’il le laisse finir son soda. Quand il aura envie d’écouter des histoires, Otto allumera la radio. Ils arrivent à destination, et Otto salue le maire Girard, qui est un ami.


Un titre intriguant, une couverture bien sympathique entre mise en abîme du récit par le biais de peintures et évocation d’une affaire bien juteuse par le biais de la valise bourrée à craquer de billets. Le récit est découpé en trois chapitres, chacun avec une citation de peintre en exergue. Celle de Pablo Picasso pour le chapitre un. Une d’Edward Hooper : Si vous pouviez le dire avec des mots, il n’y aurait aucune raison de le peindre. Et une de Mark Rothko : Quand on peint les grands tableaux, quoi qu’on fasse, on est dedans. Elles viennent ainsi confirmer le potentiel d’une lecture au second degré où l’art sert de révélateur et de mode d’expression de choses indicibles. Tout commence par un casse : un vol de tableaux sans grand risque dans une riche propriété dont le système d’alarme est hors service car il n’a pas pu être réparé. Puis la jeune Jade Delâge se retrouve à devoir payer une dette à ce gang, petit (deux membres plus la fille Fiona) mais dangereux. La distribution de personnages reste de dimension raisonnable : Jade Delâge et son père Glenn, Fiona Williams et son père Nick avec leur acolyte, Otto le chef de la police et le jeune policier Phil avec sa femme enceinte Marie, le maire Girard, la docteure Céline Saint-Pierre également collectionneuse de tableaux, et quelques rôles très secondaires et autres figurants. Les deux jeunes femmes essayent de s’en sortir comme elles peuvent, ainsi que le jeune policier, dans un vrai polar où l’appât du gain constitue un moyen pour atteindre une vie meilleure.



Dès la première page, l’œil du lecteur est attiré par le choix des couleurs : un beau violet pour les reflets allumés par le feu d’artifice, complété par des reflets verts au sein de l’habitacle du van du fait du parebrise. Lors de sa sortie de l’établissement de détention, Jade Delâge baigne une lumière verte venant de sa doudoune, renforcée par le bleu-vert des murs du bâtiment. La séquence dans la demeure du maire baigne dans des nuances de rouge, de capucine à carmin. L’atelier de peintre de Glenn Delâge baigne dans une ambiance à base de nuances de vert. En extérieur, la couleur de la neige est également influencée par la nature de ce qui se déroule : blanche et pure, violette et propre à dissimuler des actions condamnables, bleu clair pour le milieu urbain, virant vers le mauve quand la nuit commence à s’installer, etc. Cette manière d’utiliser les couleurs s’applique également à la peau des personnages, pour leur visage, leurs mains. Incidemment, cela conduit le lecteur à établir un lien conscient ou inconscient entre des scènes traitées avec les mêmes couleurs. Pour un personnage en particulier, l’artiste utilise l’aquarelle pour le représenter, mettant ainsi en avant son caractère fantomatique car il est décédé.


Dès la première page, la personnalité graphique de l’artiste ressort ainsi par les couleurs. Elle se perçoit également dans la façon de dessiner les personnages et les décors. Il utilise un trait fin assez souple avec des contours majoritairement arrondis pour les personnages, parfois contrecarrés par des petits traits secs apparaissant assez contrariants. D’un côté, les traits de visage sont assez marqués ; de l’autre, ils sont aussi simplifiés, juste de gros points noirs pour les yeux, des nez un peu grossiers, une bouche avec deux zones blanches indistinctes pour les dents. Les éléments de décors oscillent entre des objets et des paysages esquissés (comme les sapins, la route, des cookies, une table de billard, etc.) et des aménagements avec des accessoires beaucoup plus précis (l’atelier de Glenn Delâge, la galerie d’exposition, le poste de police). Ces deux caractéristiques (traits de contour, niveau de détails) font parfois penser que la représentation correspond à la perception subjective que Jade Delâge peut avoir de ce qui l’entoure. Du coup, la narration visuelle peut sembler fluctuante, tout en étant d’une lisibilité qui peut faire penser à de la simplicité. Pour peu qu’il y soit sensible, le lecteur observe que l’artiste met en œuvre des techniques nombreuses et diversifiées : des cases avec une bordure rectangulaire soigneusement alignées, une case en insert, un dessin en pleine page, un plan de prise de vue bien construit pour une discussion entre deux personnages, un découpage sophistiqué en double page 72 & 73 avec une colonne de cases sans bordure à gauche et à droite pour les boniments de Jade Delâge et des cases avec bordure en format paysage au milieu pour moitié sur la page de gauche et pour l’autre moitié sur la page de droite, des pages en aquarelle, des cases en trapèze lors d’une attaque de chiens, des onomatopées pour des coups de feu en page 114, un découpage très dynamique pour une course-poursuite, etc.



Le lecteur a tôt fait de s’adapter aux idiosyncrasies de la narration visuelle et de se prendre d’une forme d’affection pour ces individus qui sont bien en peine de penser plus loin que le bout de leur nez, que ce soit Jade Delâge et son coup pour doubler le clan Williams, Fiona Williams et sa crise de rébellion d’enfant gâté à deux balles contre son père, la docteure Céline Saint-Pierre trop contente de faire une bonne affaire, ou même Phil aveuglée par sa droiture. Pas de doute, on est bien dans un polar qui ne ferme pas les yeux devant la bassesse humaine. Les auteurs ne se placent pas en donneur de leçon : ils montrent des êtres humains avec leurs faiblesses, leurs limitations, leur tendance irrépressible à reproduire les mêmes schémas de pensée, et les mêmes schémas d’action. Le lecteur a gardé à l’esprit le titre : trompe-l’œil. Il voit bien comment ce principe de peinture qui donne l’illusion de la réalité, de la dimension de profondeur, s’applique aux faux réalisés par le père de Jade Delâge. Il réalise que cette illusion s’applique également à la manière dont chaque personnage se représente la réalité : Jade s’illusionne sur le fait qu’elle peut avoir le dessus sur des adultes avec plus d’expérience et sans appréhension d’utiliser la force physique, comment sa copine Fiona s’illusionne sur sa liberté de penser sans influence de l’emprise paternelle, comment Nick Williams et Otto s’illusionnent sur la maîtrise qu’ils pensent avoir des événements. En même temps chaque personnage du mauvais côté de la loi met en œuvre sa propre stratégie en trompe-l’œil vis-à-vis de ceux qui l’entourent pour donner le change sur la réalité de leurs magouilles.


Une couverture très intrigante, entre monde de l’art et arnaque qui rapporte. Une fois plongée dans la lecture, la forte personnalité de la narration visuelle commence par déstabiliser un peu, avant de devenir évidente, diversifiée, exprimant bien la personnalité de chacun, et montrant bien chaque lieu. Le lecteur passe un bon moment à côtoyer ces criminels, arnaqueurs de plus ou moins petite envergure, se faisant vite une idée sur chacun, tout en ressentant leur point de vue d’être humain. Les auteurs racontent un vrai polar, nourri par le contexte aussi bien géographique que social, attestant que la cupidité est une valeur partagée par le plus grand nombre, et que Cupidité rime avec Stupidité.



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