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mardi 25 juin 2024

La vengeance

Là-haut, la neige a déjà commencé à tomber.


Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Sa première publication date de 2024. Il a été réalisé par David Wautier pour le scénario, les dessins, les couleurs. Il comprend quatre-vingt-dix pages de bande dessinée.


Wyoming, avril 1876. Dans une petite ferme à l’écart de tout, le père Hatton s’apprête à partir avec sa carriole, pour se rendre en ville. Il est accompagné par sa grande fille Anna. Sur le porche, le jeune garçon Tom demande s’il peut venir avec eux. Le père estime qu’il risque de s’embêter pendant que sa sœur essaiera sa robe. Mary Hatton, la mère, suggère qu’ils l’emmènent car ça fera une sortie à l’enfant. Elle ajoute que, s’il trouve un livre qui lui plaît, il pourra l’acheter. Le père accepte, l’enfant serre sa mère dans les bras pour la remercier. Le père et ses deux enfants s’éloignent tranquillement dans la carriole, Tom agitant la main en signe d’au revoir, la mère les observant depuis le porche. Quelques temps plus tard, un groupe de trois hommes à cheval approche de la ferme. Le meneur fait observer aux autres la présence du ranch. Un des compagnons propose d’y aller, Jim Pickford ne le sent pas trop. Les deux autres font observer qu’ils ont faim : Pickford décide d’y aller.



Montana, novembre 1876. Dans les montagnes enneigés, Hatton et ses deux enfants progressent à cheval dans le froid. Le père demande à sa fille Anna ce qu’il reste comme nourriture. Elle répond : deux tranches de lard et un peu d’avoine. Il indique qu’il essaiera de chasser s’il le faut. Tom demande s’ils s’arrêtent bientôt, mais ils doivent encore avancer. Ils parviennent devant une rivière gelée : le père fait observer que la glace a l’air solide, et il décide qu’ils vont traverser ici. Ils s’engagent en file indienne pour rejoindre l’autre rive. La glace commence à se fendiller sous les sabots du cheval de Tom, qui est en dernière position. Le père et Anna ont rejoint la rive. Hatton ordonne à son fils de bien rester accroché au cheval. Ce dernier effectue des soubresauts pour reprendre pied sur des parties gelées encore intactes : il parvient à gagner l’autre rive. Le père prend son fils dans les bras pour le réconforter, le rassérénant pour qu’il retrouve son calme. Il prend la décision de s’arrêter pour aujourd’hui. Il fait un feu à l’abri des pins, et à la nuit tombée il regarde ses enfants dormir paisiblement. Quelques semaines auparavant, Hatton se tient devant le shérif, dans son bureau. Celui-ci lui montre une affiche, un avis de recherche pour Jim Pickford, mort ou vif. Le jour du drame, le vieux Bedler l’a vu passer avec sa bande, à proximité du ranch. Hatton lui demande de les attraper et de les pendre : il veut les voir crever, ces ordures, de ses propres yeux. Le shérif lui présente ses excuses : il va le décevoir, car cela est tout à fait irréalisable. Il est seul, voilà des mois qu’il attend des renforts, il est impensable qu’il quitte la ville. Il sait ce que Hatton ressent, la haine qui monte en lui, le désir de vengeance. Il continue : mais ça finira par passer, tout finit par passer, et puis les gens comme eux tombent toujours… tôt ou tard.


Un titre succinct et explicite, à l’image de l’histoire. La scène d’ouverture ne laisse aucun doute sur ce qu’il va advenir : la couverture annonce un périple de trois personnes que le lecteur identifie immédiatement comme étant le père avec ses deux enfants. Les premières pages les montrent quittant la mère de famille, et trois brigands arrivant devant cette ferme isolée. L’imagination du lecteur fait le reste : la suite logique s’impose, horrible, sans avoir besoin d’être racontée. Le lecteur a fait des suppositions : le massacre de la mère, un mari qui décide de partir la venger, emmenant ses deux enfants avec lui, obnubilé par le châtiment qu’il souhaite dispenser lui-même, par manque d’une intervention policière. Tom et Anna n’ont pas d’autre choix que de suivre leur père, avec une endurance physique moindre pour supporter le froid, pour tenir le choc lors de longues chevauchées, sans son expérience. La scène dans le bureau du shérif confirme la simplicité de l’intrigue : un banal manque de personnel, et les criminels ne seront pas inquiétés. Aussi Hatton n’a d’autre exutoire que de se faire justice lui-même. La poursuite semble avoir atteint un stade décisif : le trio familial est sur les traces des trois coupables, dans une zone sauvage, une montagne enneigée, un beau décor qui recèle des dangers, comme celui de la glace. L’intrigue semble basique : la vengeance s’accomplira-t-elle et comment ? Du sang sur la neige, d’autres vies brisées, peut-être un sursaut moral ?



Le lecteur part donc pour un western sous forme d’une poursuite dans une zone sauvage. Il commence par absorber les rayons du soleil du Wyoming, une douce chaleur. Les traits de contour sont délicats, presque fragiles, un peu secs et irréguliers, un degré de simplification dans les visages, une précision discrète dans la carriole et la maison. Une apparence qui semble minimaliste dans un premier temps pour le désert, en fait une complémentarité entre les petits traits secs pour la maigre végétation et la mise en couleurs évoquant l’aquarelle, évoquant les nuances de couleurs apportées par le soleil, le relief, les ombres portées chétives, pour un rendu global très immersif. Puis vient le périple dans la neige en novembre. Le mode de dessin reste similaire : des traits secs à l’apparence parfois esquissée, une mise en couleurs évoquant l’aquarelle apportant relief, texture et luminosité. En page dix, un dessin en pleine page : le petit groupe du père et de ses enfants à quelques dizaines de mètres de distance du lecteur sur la berge de gauche, une largeur de deux ou trois mètres du fleuve libre de glace et une grande étendue recouverte de neige ne permettant d’apprécier la distance à laquelle se trouve la berge de droite, un beau ciel bleu, une ligne de pins dans le lointain et une chaîne de montagne à l’horizon. Les deux tiers du récit se déroulent dans cette région montagneuse enneigée : chaque endroit présente des caractéristiques qui le distinguent d’un autre, que ce soit par le relief, la végétation ou la luminosité, et les conditions climatiques.


L’artiste rend compte de la diversité des zones traversées, des plaines et des pentes, des cavernes et des gorges, de l’épaisseur de la couche de neige sur le sol, sur les branches, sur les rochers. Ces informations visuelles se trouvent tout naturellement réparties dans les cases, dans les pages, intégrées organiquement dans le fil de la narration, au point que le lecteur puisse ne pas en avoir conscience. L’affrontement passe par une phase de combat à main nue dans une rivière peu profonde, un décor magnifique par la pureté de l’eau, le naturel du lit du cours d’eau, la belle luminosité d’un ciel sans nuage, l’air pur. Le lecteur peut ressentir le froid sec, le calme et le silence loin de toute agitation humaine, parfois le froid mordant lors de la tempête de neige. Bien équipé, il effectuerait volontiers une randonnée à ski ou à raquette, ou encore à cheval. Dans le même temps, il voit comment les conditions climatiques affectent le père et ses enfants, comment ces deux derniers sont éprouvés par le froid et le vent. Par comparaison, le père et les trois criminels font montre d’expérience, endurant le froid sans avoir l’air d’en souffrir. Ils se déplacent naturellement, comme des personnes habituées à ce genre d’environnement.



Dans ces paysages naturels, l’intrigue se déroule linéairement : le père Hatton (son prénom n’est jamais prononcé), avec ses deux enfants, mènent une traque contre le trio de tueurs ayant assassiné son épouse Mary, jusqu’à les rattraper et à la confrontation inéluctable, promise par le titre. La scène d’introduction montre la séparation, le lecteur ayant conscience qu’elle est définitive, les personnages ne le sachant pas. Trois scènes supplémentaires de deux pages reviennent sur l’impossibilité pour le shérif de poursuivre les criminels, sur l’arrivée des époux devant leur terrain encore nu, avec le projet de construction de leur ranch, la dernière montrant le début de l’agression de Mary Hatton. Puis une poignée de cases éparses intercalées dans le déroulement du duel final sur la suite de l’agression. Au premier degré, l’histoire se lit rapidement, de par sa simplicité, des séquences sans beaucoup de texte. Jusqu’au dénouement, qui peut surprendre par son immoralité. Dans le même temps, certaines juxtapositions suscitent des contrastes ou des oppositions inattendues.


Voilà un père aimant, qui est attentif aux besoins de ses enfants, et qui dans le même temps leur fait courir des risques inconsidérés car sa vengeance passe avant toute autre considération. À l’opposé d’un récit ou d’un conte moral, il ne se produit pas de prise de conscience chez le père que sa vengeance ne le contentera jamais, ou que ses enfants risquent d’y laisser leur vie à leur tour, que ce soit la glace qui cède sous les sabots du cheval de Tom, puis Tom perdu dans une tempête de neige, et Anna prise en otage par Jim Pickford. Rien n’atteint Hatton, rien n’initie un début de remise en question. Le lecteur rapproche ce comportement du conseil du shérif, issu de sa longue expérience, en parlant des criminels : Les gens comme eux tombent toujours, tôt ou tard. L’auteur pousse ce constat un peu plus loin quant à l’occasion d’un bivouac à la belle étoile, Jim Pickford s’adresse à ses deux acolytes leur confiant que des fois il croirait presque en l’existence de Dieu, une confidence sous-entendant qu’une possibilité de remise en question existe en lui. La vengeance aboutit à une confrontation jusqu’à ce que mort s’en suive, avec une conclusion immorale, provoquant une prise de position du lecteur, pour ou contre ce principe de vengeance, le bousculant dans ses propres convictions. Les cases d’agression de Mary viennent en contrepoint du fil narratif lors de l’affrontement final, rapprochant et confrontant une forme de violence avec une autre.


Un récit dans lequel le créateur se fait à l’évidence plaisir. Il montre les espaces naturels du Montana avec une simplicité et une sensibilité épatantes, le lecteur ayant l’impression d’accompagner Hatton et ses enfants dans leur chevauchée, à la poursuite des assassins de la mère de famille. Il raconte une histoire de vengeance simple et tranchée, jusqu’à son terme, sans jouer sur les hommages aux classiques du Western, plutôt en en donnant sa version personnelle, ce qui fait tout l’intérêt du récit. Le lecteur se trouve en position de témoin privilégié, prenant partie ce qui remet en cause ses principes, ce qui le conduit à remettre en question ses certitudes. Troublant.



lundi 24 juin 2024

Blake & Mortimer T10 L'affaire du collier

Mais soudain… une vitre vient d’être fracassée par un projectile qui rebondit sur le tapis.


Article coécrit avec Barbüz 

L'affaire du collier est la septième aventure (du point de vue de l'historique de publication) de Blake et Mortimer. Elle fut publiée dans le Journal de Tintin (version belge), du 24 août 1965 (nº34) au 19 juillet 1966 (nº29). En septembre 1967, Le Lombard la réédite en un album de soixante-deux planches. L'histoire a été entièrement produite par Edgar P. Jacobs (1904-1987), avec l’aide de Gérald Forton pour les premières planches, reprises ensuite par Jacobs. Pour cet article, la mission de Barbüz était de réussir à faire voir la lumière à Présence quant à l’excellence de ce créateur.

Intrigue

Paris, par une journée orageuse. Blake et Mortimer, arrivés de Londres par l'aéroport d'Orly, se sont installés dans un taxi qui, aux abords du boulevard de Port-Royal, ne peut que suivre le flot des voitures prises dans les embouteillages. Pour patienter, Mortimer demande un exemplaire de France-Soir à un vendeur de journaux à la criée. Parmi les gros titres, l'affaire du collier : sir Williamson, un richissime collectionneur anglais, aurait l'intention d'offrir le fameux bijou de Marie-Antoinette à la reine d'Angleterre. L'auteur de l'article s'indigne. Mortimer remarque que cette affaire ne laisse personne indifférent et que le ton monte, ce sur quoi Blake ironise. Il ajoute néanmoins que sir Williamson risque de commettre une lourde faute ; pourtant, leur compatriote connaît bien la France. La circulation est à nouveau stoppée par un agent de police. Les deux Britanniques regrettent de ne pas avoir pris le métro ; à ce rythme-là, ils n'arriveront jamais à temps au palais de justice, où ils sont attendus pour le procès d'Olrik. Lorsque Mortimer interroge Blake sur leur ennemi juré, son compagnon d'armes lui répond qu'il étudie l'archéologie parisienne, et qu'il aurait dévoré la bibliothèque de la prison de la Santé. Leur taxi s'arrête une nouvelle fois : contrôle de police…

Gna gna gna

Les aventures de Blake & Mortimer, les albums d’Edgar P. Jacobs constituent une pierre angulaire de la culture BD, une part essentielle des fondations de ce mode d’expression. Pour autant, malgré leur classicisme, leur lecture peut sembler ardue, voire rebuter certains (on ne citera pas de nom, promis Présence). Parmi les caractéristiques qui peuvent apparaître datées ou maladroites, se trouvent la densité de la narration, en particulier la quantité de texte (deux cases interminables en planches vingt-huit et vingt-neuf avec juste le dessin d’un magnétophone à bande), les cartouches redondants, c’est-à-dire décrivant ce que montre le dessin (dès la troisième planche avec la description de la pierre qui brise la vitre), des commentaires qui auraient pu être remplacés par un dessin ou un détail dans une case (par exemple : Puis soudain, il tourne le commutateur), des passages où le lecteur peut faire l’expérience de soit lire le texte soit regarder les dessins et disposer des mêmes informations (la planche six en est un cas d’école), des effets de colorisation qui peuvent sembler hasardeux par leur artificialité dans une représentation réaliste et descriptive, un jeu d’acteurs parfois appuyé comme au théâtre ou à l’opéra, et même des coïncidences opportunes pour faire fonctionner l’intrigue (par exemple Blake et Mortimer arrivant exactement au moment où Olrik vient de s’échapper par les égouts, la cavalerie qui arrive juste à temps pour le dénouement, Olrik réussissant à intercepter Duranton alors qu’il fuit du parc Monceau, etc.).


Structure et mécanismes narratifs

Ouste, le râleur ! place au connaisseur pour évoquer cet album dans la perspective de l’œuvre de l’auteur, et développer un avis informé et nuancé. Pas d’introduction longuette ici : le lecteur retrouve Blake et Mortimer dès la première case, ce qui n’est pas systématique dans les albums de la série. Évidemment, le lecteur exigeant pourra voir dans les premières pages une invraisemblable accumulation de coïncidences (comme par hasard…), bien qu’elles restent du domaine du plausible.

S’ensuit un jeu du chat et de la souris qui dure une bonne vingtaine de planches, dont certaines (les 10 et 11) ne rappelleront que trop le second tome du Mystère de la grande pyramide. Le lecteur fidèle devra l’admettre : le maître se répète. Soit il rend hommage à son propre travail (et peut-être s’agit-il d’un clin d’œil à ses fidèles), soit il recycle les idées d’autres aventures pour celle-ci. Il en va de même avec l’itinéraire de Duranton (planche 33) ; Blake fait à ce sujet preuve d’une clairvoyance similaire à celle qu’il montre dans S.O.S. Météores.

Néanmoins, Jacobs instaure dans cet acte un climat de suspense qui fonctionne : la disparition du joyau, le nom d’Olrik qui circule comme celui d’un brigand insaisissable, alors que son visage n’apparaît pas, les appels téléphoniques stressants (un bel exemple d’itération : même vignette, même dessin, mêmes onomatopées, seules les couleurs changent), la nervosité croissante de Duranton et les tentatives d’enlèvement, dont la seconde – avec un Duranton effrayé et à bout de forces – est un modèle absolu en la matière.

Il y a des longueurs dans cet album : elles trouvent autant leur origine autant dans la réutilisation de certaines situations que dans la linéarité qui en découle, bien que Jacobs s’efforce – sans y parvenir – de dérouler ses fils narratifs avec un souci d’équilibre. Par exemple, les séquences de la chambre forte (planches 10 et 11) et l’errance de Blake et Mortimer dans les carrières souterraines (44 et 47). Deux moments spectaculaires compensent largement : la descente de police dans le quartier général des malfaiteurs et la fusillade spectaculaire qui s’ensuit, et le face-à-face entre Olrik et ses ennemis, sans oublier la conclusion finale. Alors, on se plaint toujours de la densité ?

Personnages

Par ailleurs, le lecteur est venu pour retrouver ses héros récurrents. Blake et Mortimer émettent une aura de confiance en soi, de certitude et d’aisance. Ils ont été convoqués par la justice française pour témoigner contre Olrik. Ils résolvent la question de l’évasion en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Ils ont toujours une réflexion d’avance sur Pradier. Ils affichent toujours les mêmes manières distinguées, que vient pimenter un imperturbable sens de l’humour. Des personnages établis, autant que pouvait l’être Jacobs dans son art. Cependant, ils se jettent parfois tête baissée dans l’action sans se soucier de qui peut les suivre.

Sosie de Jean Gabin, le commissaire Pradier brille plus par son opiniâtreté que par son flair. Il est plus fort en gueule que vraiment malin. Il sait néanmoins faire montre d’autorité lorsque c’est nécessaire et ne fait pas traîner les choses. Il parvient donc à une certaine forme d’efficacité, malgré son indéniable défaut d’inspiration et son singulier manque de lucidité. Une façon pour Jacobs de railler le Français moyen ? Olrik n’a ici qu’un rôle secondaire. Jacobs l’a utilisé parce qu’il lui fallait un méchant d’envergure et surtout parce qu’il n’avait pas d’autre choix. L’aventurier n’apparaît pas forcément à son avantage, d’ailleurs. En fin de compte, il ne maîtrise aucun élément de cette affaire ; cela ferait presque peine à voir, mais son sens de l’improvisation, son intrépidité et sa crise de colère finale réjouiront le lecteur. Duranton-Claret est la véritable vedette de cet opus. Mondain et élégant, malin, rusé et roublard, le joailler est aussi et surtout un acteur de premier plan qui n’a pas froid aux yeux et qui ne manque pas de ressources, bien qu’il n’ait pas le répondant nécessaire face aux bandits endurcis qui le mettent sous pression. Dès lors, la panique s’empare de lui. Assez curieusement, aucune précision n’est révélée quant à son sort lors du dénouement.

Vincent est l’archétype du majordome discret, parfaitement professionnel, efficace et dévoué. Mais Jacobs soigne également – avec un plaisir évident – les petits rôles, tout particulièrement les gangsters de la bande d’Olrik : Sharkey, Herrman, Jo et Gros Louis, avec leurs dialogues souvent truculents. Enfin, les figurants ont leur petit mot à dire. Les journalistes sont obsédés par le scoop, et Jacobs s’est amusé à imaginer quelques répliques du Français de la rue. Voir notamment la planche 4.

Cadre

Le cadre, c’est Paris. Mais le Paris souterrain autant que celui de la surface. En surface, ce sont les élégants hôtels particuliers, et quelques lieux choisis, tels que la place Denfert-Rochereau, le passage des Postes ou encore le parc Montsouris. Sous terre, ce sont les carrières, les galeries, ces labyrinthes qui n’en finissent plus et qu’il serait bien téméraire d’arpenter seul. Ce sont aussi des endroits incroyables, tels que ce quartier général de la Résistance, dont Jacobs nous offre une belle vue de coupe (planche 49). 

Les dessins

Sadoul a écrit que les vingt premières planches n’étaient pas suffisamment soignées. C’est un peu dur, mais ce n’est pas entièrement faux (Hé ho, c’est quoi c’t’histoire, je croyais que Présence faisait les critiques négatives). Le trait de Jacobs n’est pas d’une régularité irréprochable. Prenons l’exemple de Harry Adams, l’attaché culturel de l’ambassade britannique : il est présent dans les planches 4 à 8, mais son premier portrait en planche 4 ne ressemble pas aux autres. En planche 8, une mèche blanche fait son apparition dans sa chevelure, alors qu’il n’y en avait pas avant. En outre, la mise en couleurs présente de nombreux petits débordements. Et la colorisation de la moustache de Blake a été oubliée à plus d’une reprise (Ah ben j’l’avais bien dit pour les couleurs !). Les postures ne sont pas toujours plausibles : ainsi, Mortimer heurte la porte de façon presque horizontale dans la dernière case de la planche 21 ; et en planche 52, l’enchaînement des deux premières cases semble avoir été inversé tant il est irréaliste. Autre détail rigolo : Mortimer n’a pas d’alliance dans la case deux de la planche 31, mais il en a une dans la quatrième case de cette même page !

Cela étant, Jacobs brille par bien d’autres aspects. Il y a évidemment ces personnages instantanément identifiables. Ce sens du détail, malgré quelques cases très rationalisées : l’embouteillage parisien (planche 1), la réception chez Duranton-Claret (la 4), les journalistes avec leurs appareils en pleine discussion (la 13), sans oublier les superbes véhicules (les Peugeot 404, le Citroën Type H, les Citroën DS) et les différents endroits de Paris. Le découpage et la lisibilité – faut-il encore le préciser – sont irréprochables et ses compositions dont d’une lisibilité exemplaire.

Une remarque supplémentaire à propos de la mise en couleurs. Beaucoup de scènes se déroulant dans une quasi pénombre, Jacobs fait souvent le choix de la bichromie en variant les couleurs utilisées (orange, jaune, vert, beige, kaki). Le rendu n’est pas des plus convaincants et pourra peut-être finir par irriter certains lecteurs.


Narration visuelle

Oui, mais quand même, côté face la lecture demande donc un investissement significatif du lecteur, qu’il accepte de prendre le temps nécessaire pour lire le texte et pour regarder les dessins en détail, pour s’adapter aux idiosyncrasies du mode narratif d’E.P. Jacobs. Le côté pile de cette lecture réside dans le fait que ces caractéristiques reflètent le degré d’investissement de l’auteur, sa rigueur et la densité de sa narration. Dès la première planche, le lecteur peut constater la minutie avec laquelle l’artiste représente les différents modèles de voiture, les vêtements conformément à la mode de l’époque, puis les façades des immeubles parisiens, l’aménagement du parc Montsouris jusque dans ses clôtures, et bien évidemment les galeries des carrières mentionnées ci-dessus. La biographie de l’auteur indique qu’il a contacté le Service des carrières du département de la Seine. Celui-ci lui a fourni des cartes détaillées des galeries souterraines, et a délivré l’autorisation pour qu’il puisse les visiter. Jacobs a parcouru les trajets décrits dans l’album, à la fois sur la voie publique, et dans les carrières. Ainsi, les itinéraires de filature en voiture dans les rues de Paris, de fuite à pied dans le quartier du parc Montsouris et de parcours souterrain dans les carrières présentent une épatante plausibilité et une cohérence remarquable, jusqu’à l’utilisation de quelques termes techniques à bon escient, comme celui de Fontis.

Sous une apparence aussi monolithique que contrôlée, rigide pourrait-on même dire, la narration visuelle met en œuvre des techniques et des dispositifs très diversifiés. Au fil des pages le lecteur relève l’utilisation d’un article de journal, l’intégration de plusieurs émissions de radio, un dessin en coupe du repaire d’Olrik, un ancien poste de commandement de la Résistance. Il note le recours à une palette des couleurs inattendues, pour rendre compte de l’éclairage, de la luminosité et parfois de la violence avec une couleur orangée en fond de case. La première fois en planche quatre, il sourit en voyant un dessin de téléphone en gros plan avec plusieurs onomatopées de sonnerie, un exemple de représentation très littérale. Puis il remarque que l’auteur en insère une deuxième en planche treize, une troisième en planche quatorze, encore une autre en planche dix-neuf, et avec facétie uniquement l’onomatopée de la sonnerie en planche vingt-sept. Il crée ainsi un leitmotiv visuel, un événement anodin (un téléphone qui sonne) qui devient une menace répétée, qui génère une sensation d’oppression et de malaise chez le joailler, et un danger lancinant dans l’esprit du lecteur. Dans le même esprit, le bédéiste réalise quelques cases composées uniquement d’une onomatopée, avec éventuellement une mise en scène de l’effet sonore (par exemple planche huit : BRRROOM), le texte passant ainsi la frontière des lettres pour acquérir le statut d’élément visuel.

Toujours dans le registre de la variété visuelle pour raconter, le lecteur retrouve également l’usage des ombres chinoises pour une scène nocturne, dispositif utilisé régulièrement par l’artiste depuis la première partie de Le mystère de la grande pyramide, pour quelques cases ou pour une séquence. Il sourit en voyant que Jacobs pousse le principe de la case minimaliste jusqu’à en réaliser deux ou trois totalement noires, une autre de nature très conceptuelle noire avec une sorte de bandeau irrégulier (seul le texte permet de comprendre qu’il s’agit de la fumée d’une cigarette qui s’élève dans l’obscurité), ou encore une case noire avec deux phylactères (une conversation dans l’obscurité). Chaque case donne l’impression d’une description très claire, très construite pour être le plus lisible possible. Pour autant, le lecteur découvre régulièrement une case avec une construction sophistiquée, contenant un niveau d’information très élevé. Par exemple, planche seize, Blake et Mortimer regardent par la fenêtre, plan sous-entendu dans l’hôtel particulier, premier plan dans la cour avec le livreur, arrière-plan avec l’ombre qui fuit. En prenant un peu de recul, il détecte un autre leitmotiv visuel d’une nature différente et plus métaphorique. Régulièrement, le décor (dans l’hôtel particulier de Duranton) comprend une rampe, et un personnage s’y tient d’une main. Cet aménagement de l’escalier devient alors un symbole d’un support pour le personnage qui l’utilise sciemment pour se soutenir, voire un dispositif qui le guide quant au chemin à suivre. Presque un signe avant-coureur que son absence dans les carrières induira les errements des personnages.



Les thèmes abordés

En filigrane, le lecteur prend conscience que l’auteur met en scènes de nombreux thèmes. Cela commence par le sensationnalisme des médias, avec des gros titres bien orientés. À la lecture, il apparaît que le commissionnaire divisionnaire et son équipe de la Direction de la Sécurité du Territoire (DST) sont des individus compétents et professionnels, une forme de reconnaissance de l’auteur dans les capacités de la police. Il montre leur travail comme étant très pragmatique et concret, sans le romanesque des enquêtes à la Sherlock Holmes. Il intègre également la part de hasard qui intervient dans ces enquêtes, l’un des exemples les plus patents étant la manière dont Mortimer découvre les symboles au plafond qui vont lui permettre avec Blake de retrouver leur chemin dans les galeries souterraines. L’intrigue repose sur les conséquences d’événements historiques, tels que l’affaire du collier de 1784 à 1786. Au travers du comportement d’Olrik, le lecteur voit une façon de vouloir impliquer ses ennemis, de les manipuler par de la désinformation, d’établir une forme d’emprise sur eux. De contrariétés en échecs, le lecteur constate également que les personnages ne renoncent jamais : les héros à déjouer les plans du criminel, Olrik à mettre la main sur le bijou, le joailler à tirer son épingle du jeu, une véritable ode à la persévérance et à la résolution.


Conclusion

Blake et Mortimer ratissent Paris pour retrouve le joyau le plus iconique de l’histoire de France dans une enquête qui exhale des parfums hitchcockiens. L’affaire du collier demeure un album à part. C’est le témoignage d’une tentative du maître de s’éloigner de son fonds de commerce habituel pour proposer quelque chose de différent. Bien que l’exercice présente quelques faiblesses, notamment dans les longueurs, n’oublions pas à quel niveau d’excellence l’on se situe. D’autant qu’il s’agit de la dernière histoire entièrement réalisée par Jacobs. Cette affaire sait embarquer le lecteur, l’immerger dans ce lieu et cette époque très concrets, le convaincre de la plausibilité et de la réalité de ce vol complexe. Intemporel.



jeudi 20 juin 2024

Fox, tome 5 Le club des momies

Son âme n’est que le linge du sépulcre…


Ce tome est le cinquième d’une heptalogie, il fait suite à Fox, tome 4 : Le Dieu rouge (1994). Sa première édition date de 1996. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, par Jean-François Charles pour les dessins, et Christian Crickx pour la mise en couleurs. Il comprend quarante-huit pages de bandes dessinées. La série a bénéficié d’une réédition intégrale en deux tomes en 2005, puis en un tome en 2024.


Quelque part dans la campagne anglaise, dans la cave d’un château, Lord Greggar, en tenue de chasse traditionnelle, est en train de déguster un verre de whisky avec Myles, un autre chasseur en tenue. Ce dernier lui indique qu’ils sont prêts, ils attendent le Lord. Celui-ci trinque au sang des bêtes, à tout ce qui s’arrêtera de battre. Et à Lady Rowena, le plus doux fantôme qui ait jamais hanté ses nuits, ajoute-t-il en tenant le cadre dans lequel se trouve un portrait de cette femme. Myles s’adresse timidement au Lord : il lui conseille de ne pas y aller, l’horloge a encore sonné treize coups chez la vieille Mary Land. Il ajoute que cette fois elle a prédit au Lord, la mort, une mort atroce s’il passe par les terres de Culloween. Greggar ajoute qu’l apprécie beaucoup Mary, et son humour si particulier. Il lui rendra la visite après la chasse. Il ne renoncera pas, alors que son jeune neveu se trouve parmi les chasseurs et qu’il lui a promis cette chasse. Mary après la chasse, c’est décidé. Il sort sur le perron extérieur et s’adresse à la vingtaine de chasseurs à cheval, autour de la meute de chiens : il s’excuse de les avoir fait attendre, et il donne le signe du départ. Son neveu Ralph le salue, une fois monté à cheval : il demande s’ils se retrouvent toujours ce soir, car il souhaite rejoindre le club, et il a des arguments pour cela, son oncle ne sera pas déçu. Greggar répond : après la chasse. Le groupe de cavaliers et la meute de chiens se mettent en chasse.



L’équipage de vénerie à cheval galope à travers la campagne, au son du cor. Ce dernier sonne pour annoncer que le gibier est repéré, en direction de Culloween. Lord Greggar s’élance, pendant que son neveu s’éloigne discrètement vers les bois. Le cheval du seigneur refuse de sauter un mur de pierre, et son cavalier est projeté de l’autre côté. Le neveu arrive en vue d’un château sur une petite presqu’île et voit un chalutier rouge amarré à proximité. L’équipage découvre le cadavre de Greggar empalé sur la herse d’une remorque agricole. Dans les bois, Ralph se retourne en entendant un bruit, puis il hurle alors qu’il est agressé. Quelques semaines plus tard, Rowena, une jeune femme, est projetée contre son gré dans la rivière peu profonde. Sur la berge, deux hommes se tiennent hilares, se moquant d’elle, n’acceptant qu’elle sorte de l’eau froide, qu’à condition qu’elle se déshabille comme ils lui ont demandé : il paraît que les sorcières ne sont pas faites comme les autres, qu’elles auraient une grosse tache noire au bas du ventre. Allan Fox intervient leur demandant de lui ficher la paix.


Les quatre précédents tomes forment un cycle, et le lecteur ne sait pas trop ce qui l’attend avec ce cinquième tome. Il relève les éléments présents dans l’histoire précédente : le héros récurrent Allan Fox bien sûr, mais sans Edith à part une photographie d’elle dans un cadre. Il guette les mentions au Livre de Toth et au dieu rouge : ils sont effectivement très rapidement évoqués, plutôt le séjour en Égypte de Fox, ce qui fournit le lien avec sa présence en ces lieux, invité par les membres du club de la Momie. Le lecteur sourit en voyant qu’il se déplace toujours à moto, enfin pour la première séquence dans laquelle il apparaît, c’est-à-dire à partir de la planche huit. En revanche il n’est pas question de la formule Raïs el Djemat, ni du pouvoir qu’elle confère. Et le Pénitent ne montre pas le bout de son nez. D’un autre côté, il est question d’une momie passée en contrebande en Écosse, et un scarabée passe le temps d’une bade de quatre cases. Le héros mène l’enquête pour élucider deux meurtres, car il ne s’agit pas d’un accident dans la première scène. Il est à nouveau soumis à la tentation par deux femmes : la jeune Rowena peut-être pas encore vingt ans, et Madge habillée d’un tailleur avec une jupe serrée, avec des chausses à talon ce qui s’avère peu commode pour suivre Scott dans les bois ou sur la lande. L’artiste prend toujours un grand plaisir à représenter les différents environnements, sauvages ou à l’intérieur d’un manoir, et le coloriste fait des merveilles.



Dès la première page, c’est un plaisir de l’œil : le tonneau avec les veines dans le bois et les cerclages, les chais et les fûts, le millésime inscrit sur les barriques, l’étiquette sur la bouteille. Le dessinateur investit du temps pour décrire les lieux. Le lecteur tourne la page et il découvre une case de la largeur de la page occupant la bande médiane : une vue en plongée inclinée sur une quinzaine de cavaliers sur leur monture se tenant devant le perron, avec la meute de chiens, trois hommes en kilt avec leur cornemuse, un équipage qui en impose. En vis-à-vis sur la page de droite, une case montre le château du Lord à nouveau dans une vue en plongée légèrement inclinée, et toute la chasse partant de la cour. Tout du long, le lecteur se régale du spectacle qui lui est donné à voir. Planche quatre, quatre cases de la largeur de la page montrant les cavaliers et les chiens à différents endroits de la lande, passant sur un pont pour franchir un cours d’eau, montant sur une colline, passant à côté d’un mur de pierre avec une herse abandonnée là (celle qui joue un rôle majeur dans la mort de Lord Greggar). Planches huit et neuf, Allan Fox intervient pour tirer Rowena hors du cours d’eau : le lecteur découvre différentes vues du paysage au fur et à mesure des cases avec différents angles de vue. Il ressent la menace d’orage dans les nuages gris. Plus tard, il serre les dents alors que Fox s’agrippe sur la banquette arrière d’une belle voiture conduite par un chauffeur en état d’ébriété avancé, retenant son souffle quand le véhicule en croise un autre sur un pont vraiment très étroit avec des parapets de pierre. Il visite les ruines de la tour avec Scott & Madge, distinguant l’irrégularité de chaque pierre. Il prendrait volontiers place dans un fauteuil avec les autres invités dans la bibliothèque pour déguster un whisky, laisser son regard errer sur les étagères chargées de livres, admirer les motifs du tapis, s’interroger sur chacun des portraits accrochés au mur. Une promenade nocturne dans la lande fait frissonner le lecteur. Plus tard, Fox se rend dans un port de pêche et il descend sur la grève pour rejoindre l’épave d’un bateau, avec l’aspect si particulier du sol d’où l’eau vient de se retirer puis à l’intérieur avec ces parois métalliques rouillées.


L’artiste détoure les personnages et les éléments avec un trait un tout petit peu gras, aux ondulations nerveuses, donnant beaucoup de consistance aux visages, aux tenues vestimentaires, aux décors, beaucoup de personnalité à chaque protagoniste. La mise en couleurs semble avoir été réalisée par l’artiste, tellement elle est en phase avec les dessins, les habillant, les nourrissant, les complétant, sans jamais supplanter les traits de contour. Chaque séquence bénéficie d’un plan de prise de vue spécifique, permettant au lecteur de se projeter dans la scène, de jeter un coup d’œil autour de lui à l’environnement, de regarder les réactions des personnages, de les accompagner dans leurs actions et leurs interactions. Allan Fox en impose par sa retenue et son calme. Il est impossible de résister à la séduisante jeunesse de Rowena. Les membres du club installent directement une forme de distance palpable par leur tenue formelle. Les chasseurs en tenue deviennent un groupe où l’identité individuelle est gommée, pour laisser la place à un comportement de foule. Il n’y a que Madge vis-à-vis de qui le lecteur éprouve quelque difficulté pour la prendre au premier degré, avec ses talons hauts qui rendent la marche peu plausible dans les bois ou sur les pierres glissantes.



Totalement sous le charme de la narration visuelle, le lecteur se laisse emmener dans cette Écosse à la fois typique, à la fois convaincante, sans se focaliser sur l’intrigue. Allan Fox se retrouve parmi ce club composé de Sir Allfred Tennyon, Sir Nelson Ashbury, Mr Surreya Bodda, Milord Clam, et sir Liam Oggin, chacun avec leur occupation personnelle allant d’une traduction nouvelle du Munquidn min al-dalâl, écrit vers 1105 par le soufiste Abû Hâmid al-Ghazzali à une application originale du Corybantisme pour être précis, ou comment guérir par la folie. Ainsi le scénariste assaisonne son récit avec quelques éléments ésotériques décoratifs, et il ajoute une momie perdue, ainsi qu’une sorcière et sa fille. Le récit se lit avec plaisir, entre le questionnement sur la nature du coupable, créature surnaturelle ou meurtrier très humain, des éléments pas toujours expliqués (l’épouvantail), et des réminiscences vagues du premier cycle, avec la présence d’un scarabée par exemple. Rowena et sa mère vivent en marge de la bonne société, ayant pris leur indépendance par rapport aux hommes et mettant à profit des connaissances liées à leur féminité, à la fois ostracisées parce que craintes, à la fois maltraitées parce différentes. Allan Fox conserve sa retenue jusqu’au bout fidèle au souvenir d’une femme, ne se laissant gagner ni par les obsessions des membres du club de la Momie, ni par les convictions marginales de Rowena et sa mère.


Le lecteur succombe dès la première scène au charme de la narration visuelle, l’investissement patent de l’artiste, la mise en couleur en phase parfaite avec les dessins. Le scénario présente un niveau de divertissement satisfaisant, entre le charme d’une enquête sur des meurtres, pimentée de surnaturel, et l’intégrité personnelle du héros plus souvent spectateur qu’acteur. Une lecture dépaysante et agréable.



mercredi 19 juin 2024

Un autre regard sur Blake & Mortimer - L'art de la guerre

Quand on voit la science, c’est que l’armée n’est pas loin.


Ce tome contient une histoire indépendante de toute autre, qui ne nécessite pas de connaissance préalable particulière des personnages. Elle recèle plus de saveurs si le lecteur connaît les grandes lignes du Secret de l’Espadon. Sa première édition date de 2023. Il a été réalisé par Floc’h (Jean-Claude Floch) pour les dessins et les couleurs, et par Jean-Luc Fromental & José-Louis Bocquet pour le scénario. Il comprend cent-vingt pages de bande dessinée.


Vol BOAC 534 London-New York, 7:30 pm. Francis Blake se tourne vers Philip Mortimer, se plaignant que traverser l’Atlantique pour aller une fois de plus palabrer sur la paix constitue une belle perte de temps. Son ami lui répond qu’il paraît que le nouveau siège des Nations Unies est une merveille d’architecture, ça les changera de leurs vieilles pierres. Et puis il faut entretenir la flamme si fragile de la liberté. Il continue : La plume est plus forte que l’épée, ce n’est pas à Blake qu’il va rappeler ce vieil adage. Mortimer a hâte d’entendre le discours de son cher ami. L’avion atterrit à l’aéroport d’Idlewid, dans le Queens. Les deux Britanniques prennent un Yellow Cab pour se rendre au Penn Club, 44e Rue. Blake se félicite que le Penne soit une filiale de leur vieux Centaur. Au même moment, une silhouette progresse sans bruit dans la section des antiquités égyptiennes du Metropolitan Museum. S’arrêtant devant l’un des trésors exposés, l’intrus entreprend un mystérieux travail. Quand soudain un gardien en train de faire sa ronde l’interrompt dans sa besogne. L’intrus réagit avec une vivacité imprévisible, et d’un bond traverse la fenêtre. Fuyant le lieu de son forfait, l’homme se fond dans l’obscurité de Central Park. Mais… il est arrêté par des agents de police.



Siège des Nations Unies, New York, 09:00am. Ici, les nations de bonne volonté s’efforcent de maintenir l’ordre mondial dans une époque menacée par la guerre. Trois architectes, un Suisse, un Brésilien et un Américain ont uni leurs talents pour donner à cette maison des peuples l’élan et l’optimisme d’un futur radieux. L’agent Spécial O’Rourke du FBI se présente au contrôle, pendant que Black & Mortimer échangent avec Lord Bolton. Ce dernier espère que la communication de Blake mettra l’accent sur l’impérieuse nécessité d’un désarmement bilatéral. Leur discussion est interrompue par l’arrivée d’O’Rourke qui se présente car il a un mot urgent à leur dire : Cette nuit, un individu s’est introduit dans la section égyptienne du Metropolitan Museum et a vandalisé une pièce de grande valeur. Il précise qu’il s’agit de la stèle d’Horus, sur laquelle a été gravé un message inachevé, Par Horus, dem… Le conservateur du Met était au Caire lors de l’affaire de la Grande Pyramide, le graffiti l’a mis sur leur piste. O’Rourke a su qu’ils étaient à New York pour la conférence sur la paix et le voilà. Il les emmène au bureau de New York, du FBI. Derrière une glace sans tain, Blake et Mortimer observe un individu barbu et amnésique être interrogé par l’agent spécial.


En fonction de sa familiarité avec la série Blake & Mortimer, le lecteur peut s’être préparé à une lecture très dense en phylactères et en cartouches de texte, avec des dessins précis et détaillés, marque de fabrique d’Edgar Félix Pierre Jacobs (1906-1987). Il fait l’expérience d’une lecture fluide et facile, ce qui lui fait comprendre que cet album ne fasse pas partie de la continuité classique, mais qu’il ait trouvé sa place dans les albums hors-série après L’aventure immobile (1998) de Didier Convard et André Juillard, Le dernier pharaon (2019) de François Schuiten, Jaco van Dormael, Thomas Gunzig et Laurent Durieux, La fiancée du Dr Septimus (2021) de François Rivière & Jean Harambat. D’un autre côté, les références aux aventures emblématiques sont bien présentes : en particulier sont cités Razul Bezendjas, Doktor Grossgrabenstein, Guinea Pig, Basam-Damdu, mais aussi l’affaire Septimus l’onde Mega du docteur Wade, et le Centaur Club, l’Aile Rouge. Francis Blake apparaît toujours aussi chic et quelque peu raide dans son trenchcoat. Philip Mortimer sourit un tout petit peu plus, avec une personnalité plus accessible. D’un autre côté, les auteurs ont fait le choix de délocaliser les deux héros, ainsi que leur ennemi de l’autre côté de l’Atlantique. Dans les conventions du genre Blake & Mortimer, le lecteur relève également le rôle mineur des femmes : un seul personnage féminin parmi les seconds rôles. Si elle exerce une profession médicale, elle n’en reste pas moins susceptible aux élans du cœur.



Dans la mesure où le récit référence explicitement les événements du Secret de l’Espadon et du Mystère de la grande pyramide, le lecteur peut en déduire que le récit se déroule au début des années 1950. Il situe donc le contexte : la guerre froide, c’est-à-dire de fortes tensions géopolitiques entre les États-Unis et leurs alliés (le bloc de l'Ouest) et l'Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) et alliés (le bloc de l'Est). Dans la mesure où la conférence pour la paix se tient au siège des Nations Unies à Manhattan, le lecteur peut même situer le récit après l’inauguration de ce bâtiment en 1951. L’ossature de l’intrigue s’avère assez simple : Blake doit prononcer un discours au cours de la conférence, mais la découverte de la présence d’Olrik semble pointer vers l’existence d’un acte terroriste. Le lecteur reconnaît le jeu avec l’état de conscience de l’ennemi habituel du duo : est-il en pleine possession de ses moyens ? A-t-il perdu la mémoire pour de bon ? Est-ce que la machination qu’il a ourdie ira à son terme malgré son état ? Il est certain que Blake et Mortimer vont devoir mener l’enquête, tout en respectant leurs obligations vis-à-vis de la conférence.


Dès la couverture, le lecteur apprécie l’élégance de la composition de l’image, entre l’influence d’EP Jacobs et une épure plus spécifique à Floc’h. L’artiste s’inscrit dans la tradition de la ligne claire, avec des aplats de couleur unis, des traits de contour bien nets, et une approche descriptive et réaliste. Il ne fait que quelques écarts par rapport à la forme pure de cette tradition : quelques petits traits dans les étoffes des vêtements pour figurer les plis, et de rares aplats de noir parfois pour les ombres portées. Le lecteur est séduit dès la première page, par ces cases à la lisibilité immédiate, une vision très claire de la réalité, débarrassée de tout superflu. Il laisse son regard absorber les différents décors : la statue de la Liberté, les gratte-ciels de Manhattan, l’immeuble des Nations Unies et les immeubles qui l’entourent, le sommet du Chrysler Building, une courte balade dans Central Park avec des feuillages superbes, les échelles de secours caractéristiques en façade d’immeuble, Brooklyn Bridge, une forêt du Massachusetts, une forêt du Vermont. Les intérieurs sont représentés avec la même clarté, le même art de l’essentiel : l’aile égyptienne de Metropolitan Museum, la clinique Scarsdale du docteur Rosalind Shapiro à Westchester County, la grande salle de conférence des Nations Unies, le salon du club Centaur, un Delicatessen, une tour de contrôle, etc.



Floc’h impressionne par sa capacité à donner une apparence simple et naturelle à tout ce qu’il représente, alors même qu’il joue avec des artifices. Pour peu qu’il y soit sensible, le lecteur s’en aperçoit dès la première case avec ce ciel rose dragée chaud, puis cet océan rose framboise, couleurs fort éloignées d’une approche naturaliste. Il est également frappé par les coiffures : un contour simple, quelques traits courts à l’intérieur pour évoquer les ondulations, et le coup de peigne donnant la direction des cheveux. Cela s’avère particulièrement frappant avec la chevelure totalement blanche de Rosalind Shapiro quand sa tête se trouve de profil : de courts traits noirs ondulés bien parallèle sur fond blanc, quasiment une figure abstraite. Ou encore la blancheur immaculée des grands carreaux de la salle de soin de la clinique. L’artiste prend visiblement plaisir à jouer sur les représentations avec des caractéristiques ponctuelles : quelques cases dépourvues de bordure, une scène en ombre chinoise, Olrik semblant comme tomber dans une spirale (rappelant une composition similaire dans Vertigo -1958 – d’Alfred Hitchcock, la coiffure de Shapiro évoquant celle de Kim Novak), une page composée d’une alternance de têtes en train de parler, l’usage d’un rouge vif comme fond de case pour souligner la violence de manière expressionniste, etc.


Le lecteur prend plaisir à cette aventure progressant rapidement, facile à suivre, à la narration visuelle d’une accessibilité exemplaire. Alors que deux blocs géopolitiques semblent condamnés à s’affronter du fait d’idéologies incompatibles, les personnages impliqués dans le récit, britannique, russe, américain, semblent au contraire s’impliquer dans l’effort de paix, établissant ainsi un contraste entre les nations et les individus. Le titre fait référence à L’art de la guerre, de Sun Tzu (-544 à -496) dont un exemplaire est retrouvé dans l’appartement d’Olrik, et dont Mortimer lit quelques passages. Cet ouvrage s’oppose thématiquement à la volonté des héros qui, eux, œuvrent pour la paix. Alors que le lecteur vient avec l’a priori d’une confrontation, d’une opposition entre des camps, il découvre un récit qui fonctionne sur l’entraide et la bonne volonté, sans manichéisme… à l’exception d’Olrik lui-même. En cours de récit, les auteurs semblent justifier ce choix lorsque le personnage s’adresse à ses deux ennemis pour leur demander : S’il n’y a plus d’Olrik, à quoi servent Blake et Mortimer ?


Une aventure de Blake & Mortimer hors-série : les auteurs peuvent donc s’affranchir d’une partie des caractéristiques de la série, ne pas en respecter la lettre, mais en respecter l’esprit. Ils diminuent sciemment le niveau de densité de l’intrigue, des phylactères et du nombre de cases, ce qui aboutit à une narration plus digeste, plus accessible peut-être, pour une aventure bien inscrite dans son époque, avec des résonances très actuelles sur la tentation d’être dans l’affrontement permanent. Une bande dessinée raffinée, respectueuse et intelligente.



mardi 18 juin 2024

Chimère(s) 1887 T05 L'ami Oscar

Pas de doute, tu es bien un mâle. Douillet comme tous les autres !


Ce tome fait suite à Chimère(s) 1887 T04 Les Liens du sang (2014). Son édition originale date de 2016. Le scénario a été réalisé par Christophe Pelinq (Christophe Arleston) & Melanÿn (Mélanie Turpyn), les dessins par Vincent Beaufrère et la mise en couleurs par Dame Morgil. Cette bande dessinée compte quarante-six pages.


Début 1880, la construction de l’élégante tour Eiffel n’avait pas encore commencé. Mais la hideuse meringue avariée du Sacré-Cœur poussait inexorablement au sommet de Montmartre, sur les os broyés et le sang coagulé des Communards. Mais peu importait pour les joueurs du Cercle montmartrois, absorbés par les tapis de roulette ou de baccara, le jeu de cartes alors en vogue. On y mise gros, on peut y perdre beaucoup, suivant que l’on approche ou non les neuf points… Il avait suffi cette nuit-là d’une carte, un trois de pique, pour sceller le destin de Chimère. Le notaire Paul Dumortier a perdu gros et il doit trouver un moyen de rembourser. En rentrant chez lui à pied, il tousse de plus belle, une vilaine toux, et il gamberge. Il pourrait… Il prend sa décision : il n’a qu’à envoyer un télégramme aux Montpessus, dire que la mère est morte, que la famille ne paie plus, personne ne saura jamais. Cinq louis pour lui chaque mois, il aurait dû y penser plus tôt. Sa décision est prise.



Huit hivers plus tard, les nuits étaient toujours longues, et certaines plus encore que d’autres... Madame Gisèle, la tenancière de la Perle Pourpre, sa fille Chimère, son bras droit Léonard et la fille de joie Apollonie sont réunis dans le grand bureau de la maison close. L’adolescente gifle la prostituée qui refuse de lui dire qui l’a envoyée. Sa mère s’interpose : on ne frappe pas les filles au visage. Apollonie répond que les autres aussi sont dangereux, ils pourraient la tuer, les tuer, il y a tellement d’argent en jeu. Elle continue : Ce sont des choses qui les dépassent, il ne faut pas résister, des banques américaines, des centaines de millions de dollars or. Elle explique qu’il faut la plaque photographique aux Américains, celle qui peut impliquer Lesseps dans une affaire de mœurs. En réponse à une question de Chimère, elle ajoute que ce qu’ils veulent, ce n’est pas l’argent du chantage, mais le canal de Suez ; elle l’a compris en fouillant les affaires de monsieur Timothy Hugh-Edson. Chimère se dit qu’ils n’ont qu’à assassiner cet individu. Léonard lui fait observer qu’ils ne sont pas des assassins. Elle prend un temps pour prendre le médicament que lui a prescrit le docteur Charcot ; sa mère estime qu’elle n’a pas besoin de cette drogue. Sa fille s’emporte répondant que c’est à cause d’elle, que c’est parce qu’elle a voulu les noyer alors qu’elle était encore un fœtus dans son ventre. Elle ressentait son angoisse, son besoin de mort, puis cet étouffement. Avec ce remède, elle réfléchit plus vite, elle comprend mieux tout. Elle veut savoir qui est son père ; sa mère refuse de le lui dire. Chimère demande à Apollonie de lui arranger un rendez-vous avec son Américain : elle veut négocier directement avec lui, pas pour une somme d’argent, mais pour un service, trouver l’identité de son père.


La dynamique de l’intrigue reste forte : à peine un danger éliminé (Winston Burke), un autre arrive (Apollonie, la nouvelle à la Perle Pourpre), et le comportement téméraire de Chimère la met en danger (une adolescente de treize ans qui cherche des noises à des affairistes et leur intermédiaire Timothy Hugh-Edson). Le lecteur n’entretient pas beaucoup de doute sur le fait que Chimère leur en fera voir, tout en sachant qu’elle risque à chaque fois de payer le prix fort, comme son agression dans le tome précédent, ou son internement dans celui d’avant. Et puis Oscar, le personnage du titre de ce chapitre, est un peu plus jeune qu’elle : il y a de gros risque qu’il fasse des bêtises avec une arme à feu. Le lecteur observe comment les circonstances rapprochent ces deux jeunes gens, comme le garçon se met naturellement au service de la demoiselle pour la protéger, et comme celle-ci fait ses propres expériences, y compris ses propres erreurs, sans jamais se retrouver dans la position de la donzelle en détresse, providentiellement sauvée par le beau héros mâle. De fait, l’histoire prend régulièrement des allures de récit d’aventures : un joueur endetté menacé, la toute jeune Chimère qui farfouille dans les affaires des Montpessus en toute indiscrétion avec le risque de se faire prendre la main dans le sac, des parties fines compromettantes, une tentative de fuite dans une gare parisienne, une sévère addiction, avec des dessins toujours aussi enjoués et dynamiques, discrètement influencés par les mangas.



Dans ce tome, Chimère tient le rôle principal, apparaissant dans trente-trois pages, en cumulant le temps présent du récit, et le temps du passé. Le lecteur semblait disposer des éléments lui permettant de retracer l’ensemble du parcours de la jeune fille depuis sa naissance, son bref passage chez une nourrice, puis sa mise en pension chez les Montpessus. Les auteurs lui montrent le rôle joué par le notaire Paul Dumortier, plus retors qu’il ne l’avait supposé. Ainsi le fil de la vie de Chimère se trouve établi sans solution de continuité. Le lecteur retourne en 1880, voyant les imposants échafaudages du chantier de construction de la basilique du Sacré-Cœur. Après la perte de grosses sommes d’argent, Dumortier descend les rues de Montmartre, le lecteur pouvant voir les rues pavées, les escaliers, l’activité nocturne avec les filles en train de racoler. Plus loin, il peut admirer une vue extérieure générale de la belle demeure isolée des Montpessus, la façade de l’immeuble abritant l’étude du notaire Boirivent, des toits de Paris avec leurs cheminées. Le dessinateur sait combiner une apparence de dessin un peu jeté avec une précision descriptive solide, comprenant de nombreux détails. Les tenues vestimentaires sont également représentées de manière soignée. Comme dans les tomes précédents, les orgies chez les Montpessus sont mises en scène sans hypocrisie, avec un peu de nudité, sans appartenir au registre érotique, et encore moins pornographique. Les visages présentent des exagérations, avec une discrète influence manga bien assimilée, ce qui les rend plus expressifs, que ce soient les émotions plus intenses chez les adolescents, ou les colères et la fourberie plus sophistiquées chez les adultes.


Les scènes du passé viennent apporter des explications à quelques conséquences qui pouvaient encore paraître incongrues, et de façon très organique et intégrée, elles mettent en lumière la genèse des motivations de Chimère. Ainsi le lecteur la voit farfouiller dans les affaires d’Henriette Montpessus pour trouver des informations sur l’identité de ses vrais parents, et à l’adolescence ce questionnement est profondément inscrit dans l’esprit de la jeune, à en devenir une obsession. Ce besoin de savoir est encore renforcé par ses séances avec le docteur Jean-Martin Charcot (1825-1893) dans les deux tomes précédents. Sa prescription à base de morphine génère d’autres conséquences, que Chimère doit également affronter. Dans ce tome, il n’apparaît pas de nouveaux personnages historiques ; il est toutefois également fait mention de Cornelius Herz (1845-1898), homme d’affaires qui fut impliqué dans le scandale de Panama. Comme pour les scènes du passé, le lecteur prend le temps de regarder les différents environnements, décrits avec soin sous une apparence trompeusement un peu négligente : les toits de Paris autour de la Perle Pourpre, la belle porte du couvent avec l’arche de pierre, le pont des Arts, les quais bas de la Seine, Notre-Dame de Paris, la grande galerie du musée du Louvre, la façade de la gare Saint-Lazare, une grande ville de Panama, et bien sûr plusieurs pièces de la Perle Pourpre dont la cave. Là aussi, les auteurs montrent la réalité des activités professionnelles, avec des prostituées accueillant le client dans des tenues affriolantes, sans intention érotique dans les dessins.



D’un côté, le lecteur éprouve parfois une sensation d’enchaînement mécanique d’une scène à l’autre, de nouveaux événements survenant régulièrement venant chasser le précédent, comme si l’intensité dramatique subissait des fluctuations qui rendaient la narration un peu moins prenante. D’un autre côté, le récit porte en lui de nombreux constats sous-jacents, ou des réflexions incidentes. Le chemin de vie de Chimère atteste du poids que font peser les décisions de sa mère, avant même sa naissance. Le comportement de l’adolescente montre une volonté que rien ne peut entamer, qui ne permet à personne de prendre l’ascendant sur elle. Le lecteur rapproche ce comportement de celui d’Oscar qui s’est approprié une arme à feu : deux adolescents ne pouvant pas avoir conscience des enjeux des adultes et de leurs moyens d’action, deux jeunes gens à qui l’action ne fait pas peur, sans compréhension des conséquences potentielles ce qui le rend très dangereux aussi bien pour eux-mêmes que pour les autres. Chez les Montpessus, Dumortier panique en voyant Chimère venir vers lui et lui adresser la parole, au point de la prendre pour un spectre, ou la manifestation de sa culpabilité qui se trouve ainsi incarnée. Les auteurs mettent en scène comment chaque personne se comporte en fonction de son passé, de son éducation, de son expérience de vie qui lui a montré qu’il ne peut pas en attendre de cadeau et qu’il n’y a que lui pour s’occuper de ses propres intérêts. Les uns et les autres ont développé des stratégies comportementales qui sont devenues des automatismes. Par exemple, Apollonie tente de séduire systématiquement toute personne de son entourage, quasiment un réflexe, sans réelle intention. Oscar reproduit le comportement violent de Fernand, n’ayant eu que ce modèle à base de domination comme exemple.


Chimère continue d’avancer dans la vie avec une détermination inébranlable, un sens inné de la stratégie, et une expérience limitée qui s’enrichit de ses erreurs. L’artiste dose efficacement une apparence spontanée avec une densité d’informations visuelles solide, qui rendent les dessins très vivants et consistants. Le récit revient les pièces manquantes du puzzle de la vie de Chimère jusqu’à son arrivée à la Perle Pourpre, consolidant ainsi ses motivations, et il poursuit l’intrigue relative au chantage de Ferdinand de Lesseps, et à la recherche de l’identité du père de Chimère.



lundi 17 juin 2024

Le Chant des Asturies (1)

Il y avait leur droit à réclamer la justice.


Ce tome est le premier d’une tétralogie indépendante de tout autre. Sa première édition en version originale, date de 2015. Il a été réalisé par Alfonso Zapico pour le récit et les dessins, la traduction a été réalisée par Charlotte le Guen. Son édition en français date de 2023. Il comprend deux cent dix-huit pages de bande dessinée, en noir & blanc avec des nuances de gris. Il s’ouvre avec une préface de deux pages, rédigée par Jesús Alonso Carballés, professeur de civilisation de l’Espagne contemporaine, historien à l’université Bordeaux Montaigne.


1909. l’Espagne, ce vieil empire où un monarque inutile règne sur vingt millions de mendiants, se vide de son sang en Afrique. Pour atténuer le fiasco du Maroc, le président Maura décrète le service militaire obligatoire. La Semaine Tragique éclate à Barcelone. Huit ans plus tard, la vie des classes travailleuses est toujours aussi misérable, et l’été s’annonce asphyxiant : en août 1917, les hommes et les femmes investissent la rue et lancent une grève générale révolutionnaire. Le général Burguete et sa moustache gominée se mobilisent en pleine canicule pour chasser ces animaux nuisibles – comme il appelait lui-même les mineurs. La République est proclamée le 14 avril 1939 : Alfonso XIII fait ses bagages et s’enfuit au volant de sa Duesenberg après avoir lancé quelques phrases célèbres qui allaient entrer dans l’Histoire. Mais lors du printemps républicain, la violence éclate : le nouveau Gouvernement est inauguré par un affrontement entre ouvriers et policiers à Guipízcoa, et une grève massive à Séville. En fin d’année, une autre grève en Estrémadure se solde par le lynchage de quatre gardes civils, accusés d’avoir assassiné un paysan à Castilblanco. Et quatre jours plus tard, la Benemerita réprime dans le feu et le sang une manifestation à la Rioja, laissant derrière elle une douzaine de morts et une trentaine de blessés. 1932. Des vents troubles soufflent au début de la nouvelle année : une insurrection anarchiste éclate dans la région de l’Alt Llobregat, en Catalogne. Une fois la révolte réprimée, les leaders syndicaux sont envoyés en exil, en Guinée sur un cargo. À l’été 1932, la température continue de grimper. En janvier 1933 a lieu la tragédie de Casas Viejas, où les forces du gouvernement assassinent de sang-froid vingt-deux personnes. Ce même mois, un autre moustachu inquiétant apparaît sur la scène européenne : Adolf Hitler arrive au pouvoir en Allemagne.


En novembre, se déroulent des élections générales en Espagne : les républicains d’Azaña et les partis de gauche s’effondrent, et la droite catholique s’empare du pouvoir. À Noël 1933, à Madrid, Tristán Valdivia quitte la ville et repart dans le nord, à Montecorvo de Camino, sa ville natale où son père est le marquis et un riche homme d’affaires, propriétaire de mines. Parmi les mineurs se trouve Apolonio, homme solidement charpenté, respecté de tous, père de la jeune Isolina qui travaille chez le marquis.



Le lecteur sait qu’il s’embarque pour une reconstitution historique de grande envergure, quatre tomes de plus de deux cents pages chacun, et peut-être une partie de l’histoire de l’Espagne qu’il méconnait totalement. L’introduction de l’historien permet de disposer d’un contexte global et d’un cadre sur l’importance de cette révolution, et ces conséquences réelles. Il écrit : L’auteur réussit à reconstituer l’histoire de la Commune des Asturies. Zapico le fait avec un objectif manifeste : Sauver la mémoire et l’identité des protagonistes d’une révolution oubliée, des personnages et des événements réels sont habilement mélangés avec d’autres nés de son imagination. Alonso Carballés conclut : L’auteur plonge ainsi le lecteur dans une majestueuse recréation historique qui se déroule dans un temps et un espace réel mais aussi affectifs, entre dénonciation des injustices séculaires et nostalgie des solidarités ouvrières passées.


À son tour, le bédéiste met en place le contexte historique en trois pages, deux de six cases et une de cinq cases, à partir de 1909 (L’Espagne, ce vieil empire où un monarque inutile règne sur vingt millions de mendiants, se vide de son sang en Afrique) jusqu’aux élections de novembre 1933 (les élections générales en Espagne : les républicains d’Azaña et les partis de gauche s’effondrent, et la droite catholique s’empare du pouvoir). Le lecteur a ainsi pu disposer de repères nécessaires et suffisants pour comprendre l’environnement politique. Il fait alors connaissance avec Tristán Valdivia, le fils du Marquis, puis au chapitre II avec Apolonio mineur. Il plonge donc dans un roman choral, avec deux personnages principaux, et plusieurs autres dont l’importance varie en fonction des événements : d’autres mineurs, chacun avec leur caractère et leur position familiale, Isolina la fille d’Apolonio, le Marquis de Montecorvo père de Tristán, Ordoñez le responsable du journal La Noticia. L’artiste donne une identité visuelle facilement reconnaissable à chaque personnage, avec un trait de contour un peu épais, un degré de simplification et une forme de visage parfois un peu exagérée. Il met en œuvre une direction d’acteurs, de type naturaliste, avec un œil pour les postures. En fonction de sa sensibilité, le lecteur peut apprécier le regard des hommes à la terrasse d’un café regardant passer une belle voiture, la confiance en lui qui émane de la silhouette assurée d’Apolonio, le choc traumatique d’Olegario ayant assisté à l’exécution de sa mule par l’ingénieur, Isolina vexée en découvrant la cachoterie de Tristán, Apolonio laissant ses émotions s’exprimer sous l’effet de l’alcool, le Marquis sincèrement et profondément pris de court par la haine visible sur le visage des mineurs, etc.



Alors qu’il pouvait craindre un ouvrage dans lequel le didactisme prenne le pas sur la dimension humaine, le lecteur fait rapidement l’expérience d’un véritable roman, de grande ampleur. L’auteur met à profit ses talents de narrateur visuel avec une aisance née d’années de pratique. Le lecteur observe qu’il sait doser la densité d’informations visuelles avec élégance, et qu’il s’investit fortement pour représenter les environnements avec une grande régularité, aussi bien dans les scènes en extérieur, qu’en intérieur. De page en page, le lecteur absorbe les descriptions de manière organique : la campagne, les mines, les maisons modestes des mineurs, le siège du journal, la luxueuse demeure du marquis, la salle d’opéra, un café, le village, l’église, etc. Les qualités de metteur en scène apparaissent également en creux, avec une grande variété de plans : le voyage en train quasi silencieux de Madrid à Montecorvo, la montée d’une cage et la descente simultanée d’une autre en colonne sur une page dans le puits de mine, les scènes du quotidien comme d’étendre le linge, les métaphores visuelles (un chat essayant d’attraper des oiseaux près d’une vasque), les trois fac-similés de première page du journal La Noticia, la brutalité de la violence (le lecteur n’est pas près d’oublier le coup de masse asséné sur la nuque de la mule), les scènes de foule avec des dizaines de personnages, le désarroi de Tristán Valdivia qui ne sait plus comment se comporter, etc.


Au début, il semble acquis que Tristán Valdivia correspond au rôle du gentil, qu’il en va de même pour Apolonio, et que le marquis incarne l’odieux capitaliste profiteur dénué de toute morale, de toute empathie pour les mineurs. Ces trois personnages incarnent chacun une facette différente de l’Espagne, entre oisifs, ouvriers et propriétaires. Le lecteur s’aperçoit rapidement qu’ils ne sont pas faits d’un seul bloc. Le jeune homme, surnommé petit marquis, mène une vie oisive, avec une forme d’autodestruction en par la cigarette et l’alcool. De fait, le mineur se conduit en meneur d’hommes, mû par une forme de solidarité, et imposant ses décisions par la force chaque fois qu’il veut des résultats. Le Marquis ne semble avoir que ses intérêts en tête, la préservation de sa marge et de ses bénéfices, aux dépens des mineurs. De manière inattendue, au cours d’une conversation avec des investisseurs, il apparaît qu’il est attaché à son pays et à sa région, quitte à passer à côté d’affaires juteuses, et qu’il espère que son fils finira par se rapprocher de lui, qu’il éprouve une véritable affection pour son fils, étant prêt à le soutenir dans la voie qu’il choisira quelle qu’elle soit. Le parcours de vie du Marquis ne l’a jamais amené à considérer les mineurs et leurs familles comme des êtres humains, par ignorance, sans mauvaises intentions.



La situation sociale et politique de l’Espagne à cette époque et dans cette région se trouve pleinement incarnée au travers de ces personnages, de leur vie, de leurs interactions, de leurs actions. Le lecteur perçoit les principaux personnages comme autant de facettes de cette société. Il ne peut que s’indigner des conditions de vie des mineurs, tout en constatant avec Apolonio les comportements brutaux et méchants de certains. Il éprouve pus de difficultés à entendre le raisonnement purement économique du monde des affaires. Il hésite entre l’inéluctabilité de cet ordre du monde, les ouvriers ne pouvant pas lutter à armes égales contre le patronat. Il ressent de l’empathie pour chacun de ces êtres humains qui souffrent, quelle que soit leur position sociale. Il est également convaincu que ça ne peut pas continuer comme ça. Il partage les constats d’Apolonio : les mineurs vivent comme des animaux et ils sont traités comme des animaux, que l’oppression du puissant a une limite, qu’ils ne peuvent pas mourir de faim en silence, avoir honte face à sa propre famille ou mourir dans un puits les yeux fermés, au-delà des droits de la Compagnie à les exploiter ou du Gouvernement à les soumettre, il y a leur droit à réclamer la justice. Leur droit à se rebeller contre tout et contre tout le monde.


Un projet ambitieux : reconstituer le déroulement de la Commune des Asturies, en exposant le contexte socio-politique, les enjeux. Donner à voir ce moment historique au travers de la vie de personnages. Ce premier tome apparaît comme une réussite éclatante : une narration visuelle riche et facile à lire, des individus complexes portant en eux leurs contradictions, sans être animés par une idéologie prête à l’emploi. Une évocation incarnée sur laquelle le souffle de la révolution se fait sentir, avec toute la violence qu’elle peut contenir.