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lundi 10 juin 2024

Coquelicot

Pour œuvrer à une société où la voix de chaque corps peut exister, compter et être entendue.


Ce tome contient une histoire complète, une fiction nourrie par la biographie de l’autrice. Sa publication originale date de 2023. Il a été réalisé par Fanny Vella pour le scénario et les dessins, la mise en couleurs a été réalisée par Poppy. Il comprend cent-seize pages de bande dessinée. Il débute par un court avertissement au lecteur : Cet ouvrage aborde des sujets difficiles ; pour en savoir plus, consulter la liste des thèmes en page cent-vingt-trois, c’est-à-dire : automutilation, dysmorphobie, dépression, malnutrition, viol. En fin d’ouvrage se trouve une postface de deux pages, explicitant l’intention d’informer, le plus tôt possible, de lever les peurs, les tabous. Le tome s’achève avec un texte de remerciements de deux pages, rédigé par l’autrice évoquant son histoire personnelle.


Dans un pavillon, ordinaire, la jeune Émilie répète un chapelet de Non, aux toilettes. Ses règles sont arrivées quand elle avait dix ans. Elles sont arrivées tout juste deux jours avant l’anniversaire d’une copine. Ce genre de copine populaire à qui on veut plaire à tout prix. Émilie avait hâte. Elle avait pu acheter son premier maillot de grande, mais ça allait être la cata avec ce mauvais timing. Parce qu’évidemment il avait fallu que ce soit une fête organisée à la piscine municipale. Elle avait tellement honte de saigner qu’elle avait inventé un prétexte pour ne pas rentrer dans l’eau. Elle avait alors passé l’après-midi sur une serviette de bain à côté de la maman de Marion pendant qu’elle, Christelle et Kadidja, ses trois meilleures copines, jouaient dans l’eau. Elle lui en voulait tellement à ce corps qui l’avait trahie ! Elle bouillonnait intérieurement. À cet âge-là, ce genre de moments était déterminant pour les amitiés, et elle loupait tout… Elle avait déjà l’époque une fâcheuse tendance à se trouver moins bien que les autres. Elle se comparait sans cesse et l’arrivée de ses règles n’arrangeait rien ! Il faut dire que les hormones avaient déjà commencé à opérer quelques changements. Des changements qui la laissaient perplexe.



À la dérobée, Émilie observe la maman de Marion : elle est si belle. Sa peau parfaite. Son absence totale de pilosité. Sa vie devait être simple. Elle n’avait qu’à se laisser vivre, sans se préoccuper de son allure. Vivre paisiblement sous le regard des autres, pendant qu’Émilie, elle, était tétanisée à l’idée qu’on ne la regarde de trop près. La maman de Marion avait-elle la moindre conscience de la tranquillité d’esprit totale que son corps de rêve lui offrait, pendant qu’Émilie était terrorisée à l’idée que quelqu’un pointe du doigt le sien ? Ah oui, et sinon on surnomme Émilie, le coquelicot depuis qu’elle est toute petite, inutile d’expliquer pourquoi. Encore un coup bas de ce satané corps. Elle, elle voulait disparaître, et lui il la faisait déborder partout dans la couleur la moins discrète possible. À voir ainsi la maman de Marion, Émilie pensait que cette adulte n’aurait pas pu comprendre ce genre de tracas qui étaient à des milliers d’années-lumière d’elle. Avec le recul, elle se rend compte qu’il n’est facile pour personne de se porter un regard bienveillant.


La couverture semble annoncer une histoire sur l’adolescence et l’affliction de rougir à la moindre émotion, comme si cette réaction physiologique mettait à nu l’adolescente sous le regard des autres. Le texte de la quatrième de couverture annonce une autre sorte de récit, en évoquant le corps d’Émilie qui ne cesse de la trahir, qui la fait reculer d’un pas dès qu’un garçon l’approche, son incapacité à insérer une protection périodique, la douleur lors des rapports sexuels, ce qui fait qu’Émilie en vient à haïr et craindre ce corps qui semble avoir une volonté propre. Quoi qu’il en soit, le lecteur découvre un dessin en pleine page pour la première page : la table de la cuisine, avec le lait aromatisé, le pain et le chocolat, le sac à dos, un cahier et des stylos, la nappe à carreaux, une plante en pot, une chaise, une commode avec une lampe, c’est-à-dire un endroit très familier, avec un dessin immédiatement lisible. Émilie est aux toilettes, le pantalon sur les chevilles, une tache de sang sur sa culotte, le tout représenté de manière chaste, et naturelle. Le personnage est dessiné avec une forme de simplification dans la silhouette, une approche similaire à la ligne claire, avec une mise en couleurs plus riche, ajoutant un peu de relief, et des motifs sur le teeshirt. Le lecteur se trouve tout suite séduit par l’accessibilité et la gentillesse des dessins, tout en appréciant la gestion de la densité des informations visuelles en fonction des cases.



Voici donc une demoiselle, puis une dame qui se retrouve en butte à des difficultés pour ce qui relève de l’intimité physique, tout en étant sûre de son orientation hétérosexuelle. Elle évoque ses difficultés avec l’insertion de tampon hygiénique, son malaise physique à se faire embrasser, puis caresser, puis lors de l’acte sexuel, au fur et à mesure qu’elle grandit. Elle décrit les stratégies qu’elle met en place entre se forcer, ou bien cesser tout effort et mentir à ses copines sur son activité amoureuse. Elle explique qu’elle s’était résignée à ce que les garçons devraient toujours forcer le passage et ce qu’on disait du plaisir ne lui serait certainement jamais accessible. Les relations débutaient toujours de la même façon pour elle. Un engouement et un entrain certains pour la chose au début… puis un désintérêt quasi-total… et finalement un renoncement pendant des semaines voire des mois. Elle s’était toujours retrouvée avec des garçons qui passaient outre son manque de libido, souhaitant rester avec elle pour tout le reste. Elle a fini par se mettre en relation avec un garçon moins conciliant, ce qui fut une épreuve douloureuse. Le lecteur apprécie la gentillesse et la délicatesse de la narration visuelle : il n’éprouve jamais la sensation d’être un voyeur. L’artiste bannit toute nudité. Les personnages sont expressifs grâce à la simplification des traits de leur visage, avec des postures très parlantes quant à leur état émotionnel. Les garçons puis les hommes sont représentés normalement, sans caricature, sans en faire des pervers soumis à leurs pulsions sexuelles. Le lecteur accompagne ainsi Émilie dans différentes phases de sa vie, en partageant ses souffrances, et les manifestations physiques comme des plaques de rougeur très envahissante sur tout le corps.


Tout du long du récit, les différentes scènes sont commentées par la voix intérieure d’Émilie. Elle apparaît dans chaque page, le lecteur écoutant ses paroles, ou bien ayant accès à ses pensées, ou encore bénéficiant de ses commentaires. Il remarque qu’Émilie ne porte jamais de jugement de valeur négatif sur les personnes qui l’entourent que ce soient ses compagnons ou le corps médical. Ce récit ne s’apparente ni à une vengeance, ni à une dénonciation ou un pamphlet. Elle raconte ses difficultés, ses blocages, ses douleurs mais aussi ses amours et ses amitiés. La narration visuelle s’avère vivante et diversifiée, sans exagération dramatique ou émotionnelle. Le lecteur suit Émilie dans des endroits variés : les toilettes, une piscine municipale en plein air, une salle de classe, dans sa chambre, dans un voyage en car, à une soirée, sur la pelouse d’un parc pour une discussion entre copines, chez la gynécologue pour une visite, à la terrasse d’un café, dans son appartement avec son conjoint, dans la salle d’accouchement, etc. Les dessins présentent une apparence très facile à lire avec un niveau de détails qui rend chaque endroit spécifique, chaque individu avec une tenue vestimentaire particulière, sans ostentation, sans gestion à l’économie non plus, avec toujours un respect de chaque personne.

Les sujets difficiles annoncés sont bien présents : ils correspondent aux comportements d’Émilie en réaction au comportement de son corps qu’elle ne comprend pas. Il s’agit d’une personne dont le mal être est évident, que les aides successives ne parviennent pas à soulager, ni la bienveillance de ses amis et amoureux. Le récit ne s’aventure pas sur le terrain de la psychologie, encore moins de la psychanalyse. Il suit l’histoire personnelle d’Émilie, et le lecteur suppose qu’il s’agit également de l’histoire personnelle de l’autrice. La compréhension de la problématique ne se fait donc pas selon une analyse linéaire, mais selon le hasard des rencontres, des consultations. Le premier élément concret intervient lors de la visite chez la gynécologue, plus le constat d’une maladie et sa classification que son explication. Le lecteur peut également être surpris par l’absence d’accompagnement de la jeune femme, encore qu’il s’agisse d’un sujet dont un ou une adolescente, puis une jeune femme ne souhaite pas parler avec ses parents. Cette manière de raconter déconcerte un peu car le lecteur ne peut pas en tirer une méthode de compréhension, encore moins de prévention. Il ressort de sa lecture avec l’histoire d’une jeune femme dont la vie a été rendue très difficile par cette condition, et la manière dont elle a appris ce dont il s’agit, et le processus par lequel elle a pu trouver des solutions alternatives. Comme l’évoque la postface, il en ressort avec une meilleure compréhension de la santé génésique et sexuelle d’une femme, au travers de cet exemple. Il ne demande qu’à croire que ce savoir sur l’état de santé des femmes constitue un déterminant majeur de la santé de leurs enfants et de leur famille.


Pas facile de savoir a priori de quoi parle exactement cette bande dessinée, en se basant sur le dessin de couverture, ou sur le texte de la quatrième de couverture. L’autrice raconte une partie de sa vie par l’intermédiaire d’un avatar appelé Émilie, ses difficultés avec l’intimité physique, que ce soit pour les règles, ou dans le cadre de rapport avec les garçons puis avec les hommes. Elle utilise une narration visuelle très agréable à l’œil et très prévenante du respect de la personne pour tous ses personnages. Elle met en œuvre un ton descriptif, dépourvu d’acrimonie envers qui que ce soit. Elle expose ainsi les troubles dont elle a souffert et qui ont fortement pesé sur sa vie personnelle et amoureuse, ainsi que les consultations et les dialogues qui lui ont permis de comprendre et de surmonter ces troubles.



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