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jeudi 13 juin 2024

La Trahison du réel: Unica Zürn, portrait d'une schizophrène

Comprendre qu’une œuvre soit plus investie que la vie…


Ce tome contient une évocation d’une partie de la vie et de l’œuvre d’Unica Zürn, une artiste allemande. L’édition originale date de 2019. L’album a été réalisé par Céline Wagner, pour le scénario, le dessin et la mise en couleurs. Il comprend cent-onze pages de bande dessinée. Il comporte à la fin des notes au lecteur et des carnets ouverts, soit un dossier de vingt-cinq pages. S’y trouvent une introduction d’une page, des citations de Gilles Deleuze, Stéphane Mallarmé, Michel Foucault, Anselm Kiefer, Gregory Bateson, les libertés prises à l’égard des faits biographiques, des illustrations de l’autrice, un article sur les dessins automatiques et les poèmes anagrammes, des œuvres de Zürn, des poèmes extraits de L’homme-Jasmin, un texte sur Le camp des Mille d’Aix-en-Provence, et un sur Le palais idéal du Facteur Cheval.


Unica a imaginé un grand hypnotiseur qu’elle baptise H.M., une entité supérieure qu’elle porte aux nues. Cloué dans un fauteuil roulant, il est impossible à H.M. de la toucher. L’abstraction du corps incarne leur union spirituelle, à l’image de l’amour pur, selon elle. Elle attend ses prophéties pour accomplir son merveilleux destin. […] Elle se rappelle les émois de l’aube faits de beauté et de souillures, où il fut clair qu’ensuite, rien ne serait comme avant. La précoce conscience de la mort, les pulsions érotiques de l’enfance et avoir manqué à sa parole tant de fois, malgré l’indulgence des amis, hantent ses rêveries quotidiennes. Dans les bois, des corps de femmes nues, des robes rouges à même le sol. Un homme en fauteuil roulant s’adresse à Unica : il lui intime de ne pas se contenter de cette vie médiocre, elle mérite mieux que ça. Il se lève de son fauteuil et ramasse une femme dont le corps nu est en désordre. Il continue : Hans Bellmer la croit fragile ? Qu’elle lui montre qui elle est vraiment ! Qu’elle ne se laisse pas manipuler ! Elle était bien plus hardie quand elle était petite fille. Qu’attend-elle pour se défendre ? Lui résister ?



Unica a une certitude. Le grand hypnotiseur est sur le point de dévoiler son visage, dont chaque passant porte la trace ; il suffirait de superposer toutes ces figures pour atteindre la vérité. Elle est maintenant revêtue d’une robe blanche et elle avance de nuit dans les bois, une chandelle à la main. Le grand hypnotiseur est dans son fauteuil roulant et il avance au milieu de la chaussée dans une rue étroite. On la trait de folle. On lui reproche de se comporter comme une enfant obstinée dans sa quête de merveilles. Elle fume assise, fenêtre ouverte, dans sa chambre d’hôpital psychiatrique. Elle éprouve la sensation qu’une femme à la chevelure de serpents lui conseille de se montrer telle qu’elle est. Le grand hypnotiseur reprend ses exhortations : Tout le monde la croit fragile, pas seulement Bellmer ! Elle n’a pas besoin d’eux ! Va-t-elle se contenter de singer la vie des autres ? Devenir adulte, vieillir, mourir ? Elle se trouve maintenant dans un parc avec des arbres en fleur, elle sait que l’heure de la délivrance est venue. Elle va quitter Bellmer et épouser son grand H.M.


Pas sûr que le lecteur soit familier d’Unica Zürn (1916-1970) et de son travail, ou de son importance au sein du mouvement surréaliste, et vraisemblablement pas non plus de sa vie personnelle, en particulier sa schizophrénie. Dès la première page, la narration le prend également au dépourvu : comme six cases par bande de deux, des images d’arbres dans une forêt en bleu et rouge sur fond blanc, avec la tête d’un cadavre couché au sol. Comme apposé sur ces cases, se trouve un cartouche de texte sur fond blanc sans ligne de bordure évoquant H.M. cette entité supérieure qu’elle s’est inventée. La deuxième planche est constituée d’une image en pleine page, majoritairement réalisée à l’aquarelle, ce mystérieux H.M. s’adressant à Unica que le lecteur ne voit pas. Après deux pages de narration visuelle à base de bandes et de cases, vient une autre planche de six cases avec un texte apposé par-dessus. En page quinze, une composition de trois bandes de chacune deux cases, dont quatre sont réalisées au stylo, des dessins réalisés par l’autrice à la manière d’une partie des œuvres d’art de l’artiste. Le lecteur va être régulièrement surpris par des changements de mise en page ou de technique de dessin et de peinture. Une peinture en pleine page dont la partie de gauche montre Unica assise par terre dans des teintes mordorées, et la partie de droite Hans dans des teintes bleues. Le lecteur ressent cette diversité qui s’adapte à l’état d’esprit de l’artiste faisant usage d’éléments hétéroclites en toute liberté : des taches d’encre sur un phylactère, le début d’article de dictionnaire sur Zürn, des silhouettes indistinctes dans une pièce avec leur nom dessus, d’autres dessins automatiques à la manière de l’artiste, des lettres de Bellmer, des poèmes anagrammes, etc.



L'autrice montre donc différents passages de la vie de l’artiste, avec une approche subjective, adoptant la sensibilité de cette dernière. D’un côté, le lecteur découvre une suite d’événements déformés par le désordre mental, tout en étant parfaitement intelligibles. Une phase d’internement, une autre de vie en couple avec Hans Bellmer, un rendez-vous avec un galeriste important en 1957, des moments de création en fumant une cigarette, un café en terrasse à Paris avec André Breton (1896-1966), Hans Bellmer et Max Ernst (1891-1976), une promenade nocturne dans les rues d’une ville, un acte pyromane dans une chambre de l’hôtel Jasmin, un nouvel internement où elle côtoie plusieurs autres femmes, le retour à la vie en couple avec Hans Bellmer. De ce point de vue, les dessins remplissent une fonction descriptive, avec un degré un peu simplifié dans la représentation, des inspirations tirées de différents courants picturaux du vingtième siècle. Dans le même temps, chaque moment est vécu par le biais des émotions et des états d’esprit d’Unica Zürn, ce qui apparaît dans ses remarques, dans les courts textes créés par l’autrice, dans le glissement des représentations. Le registre des images fluctue parfois insensiblement, avec des détails (H.M. qui n’a pas de bouche dans son visage), parfois dans la palette de couleurs (la deuxième séquence qui est rouge), d’autres fois avec l’intégration d’un élément mythologique (la gorgone), dans le comportement de Zürn qui se met à danser, le retour d’une forme particulière ou d’une couleur qui renvoie alors à une scène précédente, etc.


L’autrice épate le lecteur en lui faisant ressentir le monde comme Unica Zürn, ou en tout cas avec une interprétation très personnelle et peu conventionnelle de la réalité. Le lecteur éprouve une étrange sensation de dédoublement : à la fois il éprouve le réel à travers les convictions et les prismes de l’artiste, à la fois il ne peut pas se départir de sa rationalité. Il se rend compte que la narration forme un tout cohérent qui intègre ces deux aspects en un récit fluide, que les œuvres à la manière de Zürn y trouvent leur place, avec ce paradoxe de percevoir d’où vient son inspiration et en même temps de faire l’expérience de textes (poèmes anagrammes) et de visuels (dessins automatiques) qui ne lui seraient jamais venus à l’esprit. Une sorte de pas de côté, de capacité à envisager son environnement avec un regard original. L’autrice parvient ainsi à la fois à mettre en lumière ce qui engendre une vision différente, et à montrer une artiste qui sait se détacher des modes de pensée traditionnels pour produire une œuvre originale, un Graal pour bien des artistes.



La vie d’Unica Zürn parvient à son terme, et la curiosité du lecteur le pousse à regarder l’iconographie du dossier qui suit, à lire quelques légendes, et finalement à tenter les premiers paragraphes de texte. Il découvre alors les notes ou des extraits de carnets de l’autrice, mis en forme. L’introduction, la première partie, relate ses questionnements sur la façon de rendre compte de la vie d’un être humain, en l’occurrence d’une artiste. Céline Wagner évoque le fait que : L’image, le portrait et plus généralement la représentation, attribuent une fausse identité à un personnage – Ici, une artiste insaisissable et son œuvre, source d’interprétation et d’inspiration intarissable pour elle. Cette identité, qu’elle soit peinte ou dessinée, relève nécessairement du fantasme, non moins que la photographie, obsolète dès la seconde suivant sa prise. Aussi faudrait-il considérer toute imagerie comme un leurre. […] Elle évoque le choix fait par la plupart des biographes d’aborder la vie de l’artiste par le prisme de la folie, angle qui lui paraît insuffisant. Elle a préféré préserver au mieux le mystère d’un esprit créateur qui se tient en marge de la normalité.


Le lecteur se plonge dans ces paragraphes qui prolongent la bande dessinée, qui lui donnent à voir la réflexion de l’autrice, ses questionnements, explicitant ainsi ses choix. Sur la représentation pour commencer, qui est forcément interprétation tronquée, sur le mystère d’un esprit créateur qui se tient en marge de la normalité, sur comment rendre à Unica Zürn ce qui lui est dû (l’acceptation de son imaginaire comme réalité et la reconnaissance de son choix d’appuyer sa pensée sur des signes plutôt que sur des faits), sur le fait de ses propres poèmes anagrammes et dessins automatiques afin de respecter le choix de départ de ne pas raconter la vie d’Unica Zürn, mais de faire l’expérience de sa pensée sur son travail, sur l’expérience de l’internement dans un contexte différent, à quinze ans d’intervalle. Le récit porte alors en lui une image du malade schizophrène écarté de la machine sociale et maintenu dans le réseau de l’hôpital, sous la surveillance de la médecine et la vigilance de leurs proches, c’est-à-dire une logique de contrôle qui, au-delà du domaine de la maladie et de la folie, s’étend à l’ensemble de la population, et conforte dans l’idée qu’on peut se prémunir des dérives de la normalité, sur la place de l’art brut dans la société et sa reconnaissance.


Pas sûr que le lecteur puisse être très investi dans une artiste dont il n’a peut-être jamais entendu parler, ou qu’il souhaite s’intéresser à l’art d’une schizophrène. En même temps, la couverture impressionne par sa composition, et un rapide feuilletage suffit à prendre conscience d’une œuvre d’autrice. La narration visuelle séduit immédiatement, par son originalité, sa forte personnalité et sa prévenance inattendue, rendant immédiatement accessible un récit basé sur plusieurs visions ou interprétations de la réalité, une variété de modes de rendu, et une unité cohérente sans solution de continuité. Le lecteur ressent la réalité par les perceptions d’Unica Zürn, sans jugement de valeur, une expérience remarquable. La forte impression réalisée par cette lecture le conduit à la prolonger par les carnets ouverts de l’autrice, une deuxième expérience remarquable d’honnêteté et de réflexion. Magique. L’autrice explicité que le sujet de cet album pourrait être : comprendre qu’une œuvre soit plus investie que la vie…



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