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mardi 27 décembre 2022

La Réparation

Acceptation, soins, amour


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Sa première édition date de 2022. Il a été réalisé par Nina Bunjevac. Il s’agit d’une bande dessinée en noir & blanc, comportant vingt-cinq pages, entièrement dépourvue de dialogue. Il s’agit d’un format imposé dans cette collection des éditions Martin de Halleux. Ce dernier s’est inspiré de l’ouvrage 25 images de la passion d'un homme (1918), réalisé par Frans Masereel (1889-1972). Il s’agit d’une histoire racontée en 25 gravures sur bois, chacune imprimée comme un dessin en pleine page, sans aucun dialogue non plus. L’autrice canadienne respecte cette contrainte, avec une entorse dans la mesure où sept pages comportent plusieurs cases, trois ou quatre.


Une femme d’environ une trentaine d’années est assise à sa table de travail devant une page blanche. Sur son bureau, se trouvent également deux pots à crayon avec des porte-plumes, et à coté un flacon d’encre de Chine. Derrière elle, une bibliothèque remplie d’ouvrages. Elle se tient le menton de la main droite avec le coude posé sur la table. Dans la main gauche, elle tient un cadre dont elle est en train de contempler le contenu, songeuse. Elle pose le cadre sur la table, prend le porte-plume qui était posé sur la table, de la main droite, après avoir ouvert le flacon d’encre de Chine, et posé le bouchon à l’envers sur la table. Sous ses yeux se trouve la feuille vierge. Elle approche le porte-plume du flacon et l’y trempe. Elle relève le porte-plume : une goutte se trouve à son extrémité, prête à tomber. Elle rapproche le porte-plume de la feuille blanche et la goutte tombe dessus, formant une tache ronde aux contours irréguliers. La dessinatrice a suspendu son geste au-dessus de la feuille, le porte-plume à quelques centimètres au-dessus de la tache noire. Sous ses yeux, elle éprouve l’impression que la tache développe des excroissances vers l’extérieur, en forme de rayons irréguliers, d’elle-même. Les rayons poussent comme des branches nues, alors qu’il se forme au milieu un espace blanc et vierge, comme si l’encre se déplaçait par elle-même vers l’extérieur.



La dessinatrice pose la main sur la feuille, tout en ayant changé la position du porte-plume pour qu’il ne touche pas le papier. Ses yeux lui jouent peut-être un tour : au milieu du cercle blanc au centre de la tache, il y a comme un œil avec les paupières qui la regarde directement. Au centre de cet œil grandi des dizaines de fois, elle distingue un chien courant vers elle, au milieu d’arbres, tenant un petit bout de bois entre ses mâchoires. Le chien s’arrête devant un arbre et laisse choir le bâton au sol, puis se dresse sur ses pattes postérieures pour faire le beau au droit de sa maîtresse, une fillette suspendue à trente centimètres au-dessus de sol, s’accrochant à deux mains à une branche d’arbre. Une dame bien habillée pousse la porte de la clôture du pavillon avec le grand jardin, les arbres, le chien et la fillette, ainsi qu’une vieille femme habillée simplement.


Voilà un défi très contraint : raconter une histoire complète en vingt-cinq pages, sans avoir recours à aucun mot, uniquement par les images. Par comparaison au récit séminal de Frans Masereel en vingt-cinq images, à raison d’une par page, l’autrice s’accorde un peu de rab puisque sept pages comportent plusieurs cases, ce qui amène le total à quarante-trois dessins, mais effectivement répartis sur vingt-cinq pages. Il s’agit donc d’une histoire qui se lit rapidement, très simple en termes d’intrigue, avec une forme de retour en arrière dont le lecteur comprend qu’il s’agit d’un souvenir de l’autrice, de nature traumatique. Sur le plan graphique, les dessins sont d’une méticulosité extraordinaire, dans un registre très descriptifs avec un niveau de détails élevés. Nul doute que l’artiste se met en scène et qu’elle réalise ses dessins à la plume et à l’encre de Chine comme elle se représente dans les premières pages. Pour augmenter l’impression de volume et la sensation de texture, elle réalise de fins réseaux de points ou de hachures d’une grande délicatesse, évoquant le travail de Gerhard, le décoriste de Dave Sim sur la série Cerebus, en encore plus fin et délicat. Dans le même temps, elle réalise des formes un tout petit peu simplifiées pour que les dessins conservent une lisibilité immédiate, même avec ce fourmillement de traits et de points. Ce travail aboutit à des images présentant une consistance incroyable, avec une sensation de délicatesse plutôt que de préciosité. Cette qualité graphique incite le lecteur à prendre son temps pour savourer chaque planche, chaque dessin.



La narration graphique apparaît donc comme évidente et accessible, chaque dessin immédiatement lisible, laissant le lecteur libre d’y passer un peu de temps ou au contraire de dévorer. Pour autant, l’artiste joue avec les possibilités de la bande dessinée pour mettre en scène des phénomènes psychiques complexes et délicats. Cela commence avec cette simple tache d’encre qui semble changer de forme de sa propre volonté, et contenir comme une fenêtre vers un ailleurs. Le lecteur n’éprouve pas le besoin de mots supplémentaires qui viendrait expliquer le phénomène : il s’agit d’une évidence. Or dès la page suivante en vis-à-vis, l’image du chien bondissant avec le bâton dans la gueule se trouve dans la pupille de l’œil que le lecteur associe à celui dessiné au milieu de la tache d’encre, tout en se disant qu’il s’agit d’un souvenir venant s’afficher dans l’esprit de l’autrice. C’est ce même œil qui permet de contempler la fillette se balançant au bout d’une branche, puis à partir d’un point de vue tout à fait différent la dame qui pousse le portillon, vue de dos. Parfois le point de vue correspond à une vue subjective de la fillette ; d’autres fois le point de vue permet de voir ladite fillette. En outre, Bunjevac joue avec le cadre même du dessin : huit bordures sont de forme circulaire correspondant au périmètre de la pupille, une est en forme de trou de serrure, les autres sont des bordures rectangulaires traditionnelles.


L’artiste joue également avec la temporalité, et parfois la simultanéité. Habitué des bandes dessines, le lecteur comprend bien que chaque case suivante se déroule quelques instants ou quelques heures, ou jours, après la précédente. À l’exception du passage par la pupille au centre de la tache, succession qui correspond plus à un déplacement spatial ou mental, une succession très différente de celle où la tache tombe sur le papier. En planche onze, l’artiste met à profit un autre outil de la bande dessinée : alors que la dame au chapeau dort sur un canapé, la fillette pense à la vieille femme lui déposant un bisou sur le front, et dans un autre phylactère à son chien. L’autrice utilise alors deux bulles de pensée, mais en y plaçant un dessin plutôt que des mots pour rendre compte des souvenirs de la fillette. En planche dix-sept, elle réalise une construction d’image où elle superpose une brutalité à une pensée de la fillette qui se projette dans son état après l’événement, tout en pensant à la réaction de son chien, une image sophistiquée représentant une action ainsi que la réaction d’un personnage sous la forme de ce qu’elle imagine. La planche suivante raconte et établit des liens de cause à effet tout aussi inattendus et mêlant réalité et imaginaire pour un processus mental complexe, avec une grande simplicité et une grande clarté.



En vingt-cinq pages, l’histoire est courte, et elle se lit très vite en l’absence de phylactères. Conscient de ce fait, le lecteur prend son temps pour savourer les images, et pour s’assurer qu’il assimile bien les liens de cause à effet qui apparaissent dans les images, ou plutôt qu’il établit par lui-même, à partir des images. Ce n’est qu’une fois l’ouvrage refermé qu’il prend conscience que l’autrice a su induire en lui ces liens à partir de simples images, surmontant les différences culturelles qui existent entre lui et elle, les expériences de vie différentes. Dans la bande dessinée, l’autrice est face à sa page blanche, non pas en tant que symbole de son manque d’inspiration, mais comme matérialité d’un moment calme où elle ne peut pas empêcher ses préoccupations inconscientes de prendre le dessus sur sa pensée. Il s’agit vraisemblablement d’un traumatisme qui a laissé une marque profonde, et les pages suivantes en exposent la nature. Le titre indique l’enjeu du récit : la réparation, mais sans préciser qui accomplit cette réparation. Le lecteur découvre ce processus sous des atours fantastiques, tout en comprenant bien qu’il s’agit d’un cheminement psychologique. En refermant l’ouvrage, il découvre en quatrième de couverture, un mot de l’autrice : j’ai plongé mon cœur et mon âme dans ce livre qui est l’histoire la plus personnelle que je n’ai jamais racontée. Le lecteur repense alors à ce à quoi il vient d’assister et une douce chaleur l’envahit à la suite cette réparation, cette promesse de pouvoir aller de l’avant en ayant accepté ce que l’on est, en ayant fait preuve de compréhension et de compassion pour l’enfant qu’on a été.


Une très courte bande dessinée de vingt-cinq pages, sans aucun mot. Un récit qui se dévore en quelques minutes, qui peut se savourer visuellement en prenant le temps de laisser son regard se poser sur chaque planche, dans chaque case. Une maîtrise épatante des propriétés de la bande dessinée pour un évoquer une expérience personnelle, un processus de réparation délicat et empathique appliqué à soi-même, une communion merveilleuse pour soigner une blessure profonde. Extraordinaire.



2 commentaires:

  1. "Nina Bunjevac" - Jamais entendu parler, mais j'ai compris à la fréquentation de ton blog que je n'avais plus à m'en complexer outre mesure. Apparemment, elle a reçu plusieurs prix. Je ne sais pas si tu as pris le temps de lire sa bio, mais c'est incroyable.
    https://en.wikipedia.org/wiki/Nina_Bunjevac

    "vingt-cinq pages" - Je ne sais pas si j'achèterais une bande dessinée de vingt-cinq pages, ça me paraît improbable.

    "les dessins sont d’une méticulosité extraordinaire, dans un registre très descriptifs avec un niveau de détails élevés." - Je vois ça. Pour moi, la première planche relèverait presque de l'hyperréalisme si ce n'était le grain du dessin, de l'encre.

    "et dans un autre phylactère à son chien" puis "et elle se lit très vite en l’absence de phylactères" - C'est contradictoire, et il faut attendre de voir la planche en question pour comprendre. Mais effectivement, comment appeler cela autrement que "phylactère", bien que ça n'en soit pas un.

    Bande dessinée ou livre d'illustrations ? Je ne suis pas convaincu qu'il s'agisse du premier, mais je suis conscient qu'il ne s'agit pas de mon registre.

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    1. Nina Bunjevac : j'avais été très intrigué par la couverture de Fatherland, mais sans jamais l'ouvrir. Ici l'occasion a fait le larron.

      BD ou livre d'illustrations : voilà qui renvoie à la définition même de la bande dessinée, et à celle de ses frontières. Ici, il y a une narration visuelle séquentielle avec une forme qui place l'ouvrage à la frontière, en se référant aux critères de Scott McCloud dans Undestanding comics (L'art invisible).

      https://www.bdfugue.com/fatherland

      25 pages : aucun regret de mon côté, car cet ouvrage m'a amené à la lecture de 25 images de la passion d'un homme, de Frans Masereel, et quel choc !

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