La colère ? C’est parfait Félix. C’est la compagne des grandes réussites.
Ce tome fait suite à HSE T02 (2014) : c’est le troisième dans une trilogie qui forme une histoire complète. Il a été réalisé par le scénariste Xavier Dorison, le dessinateur Thomas Allart, et la mise en couleurs faite par Christian Lerolle. Cette bande dessinée compte quarante-sept planches et sa première édition date de 2016.
Rachel Miller est en train d‘accoucher. Le bébé se présente bien. L’obstétricien commente : 3 kilos 200. 35 centimètres de périmètre crânien. Rythme cardiaque à 120, CCP à 70… Ok, pour le moment, c’est pas mal. Côté perspectives : potentiel de développement de masse musculaire 29,7%, petite insuffisance en DNA3, avec un petit risque de faiblesse cardiaque risque de… Un autre observateur continue : Revenu annuel des parents 56.700 eurodollars. Père coté à 210 eurodollars par action, rentabilité nette de 9,4%. Actifs nets estimés à 1,7 millions. Mais… La mère n’est pas cotée !!! Oh, c’est horrible. Pauvre petit. Une page de pub pour la Bexford Private School, parce que c’est au début que tout se joue, avec des cours sur l’approche de la négociation sur la psychologie appliquée et le marketing personnel, sur la résistance physique, sur les bases de l’économie, pour 79.000 eurodollars par an. Félix Fox attend dans un spacieux couleurs, tout en consultant sa Rate Watch. Simon Sax sort de la salle de surveillance et abaisse son masque. : il est désolé, le bébé avait une mauvaise perspective de rentabilité. Son action n’aurait jamais dépassé les 120. Il a fallu s’en débarrasser.
Félix Fox s’éveille en hurlant, pour sortir de ce cauchemar. Il regarde autour de lui la vaste pièce totalement dévastée sur laquelle il a laissé libre cours à sa rage, seul le piano à queue est intact. Il retrouve un fond de bouteille et se fait un devoir de la terminer. Il relève la tête en entendant le son du piano. Simon Sax s’est introduit chez lui et il joue pour se détendre. Simon sait tout de lui, alors il possède bien évidemment le code d’entrée de sa luxueuse demeure. Il entame son discours de motivation. Félix Fox n’est pas allé au bureau hier. Sa Rate Watch et ses systèmes de surveillance sont éteints. Pourquoi ? Pas de réponse. Son action a baissé depuis l’ouverture du marché. Il doit se lever, prendre une douche et filer chez Zelig. Avec un peu de chance, il est encore possible de limiter les dégâts d’ici la clôture. Félix répond qu’il ne bougera pas : si Simon ne s’en va pas, il menace de raconter aux actionnaires comment Simon leur a caché depuis des semaines que Rachel n’avait pas avorté, et que lui Félix n’avait pas rompu avec elle. Simon répond doucement : c’est inutile de se fatiguer, les actionnaires savent déjà car il ne leur a rien caché. Mais vu l’enjeu de son projet, ils ont accepté de laisser faire Félix. Et puis ça leur permet de voir tout ce qu’ils peuvent tirer de lui. Simon reprend : il est temps pour Félix de se reconnecter.
Le premier tome avait marqué le lecteur pour cette idée si simple et si efficace d’avoir un être humain coté en bourse : une évidence, la suite logique et implacable de l’extension du domaine du capitalisme à toutes les activités humaines. Le deuxième tome avait développé cette situation en poursuivant cette logique de manière consistante, un peu convenue, avec le drame personnel prévisible : la poursuite du profit ne fait pas bon ménage avec les sentiments. Le lecteur conserve une forte curiosité de savoir ce qu’il va advenir de Félix Fox. Va-t-il se rebeller, ou va-t-il tout sacrifier pour son ascension économique irrésistible ? Le scénariste commence par mettre en évidence que le choix initial de Félix l’a déjà condamné : il a fait la démarche volontaire et de sa propre initiative d’entrer dans ce système. Comme dans toute bonne secte bien huilée, il n’y a pas de marche arrière possible. Au fur et à mesure de l’augmentation de ses revenus et de son capital, il s’est endetté auprès de ses actionnaires à qui il doit toujours plus d’argent et de dividendes. Il n’a d’autre option que de continuer à croître pour pouvoir satisfaire ses obligations financières : toujours plus. La mécanique est implacable. Dans un premier temps, il fait face à Simon Sax qui lui explique dans quelle situation il s’est fourré. Le lecteur s’est habitué aux dessins et il retrouve avec plaisir leurs qualités. L’artiste commence par jouer sur le contraste entre le couloir stérile et tranquille de la maternité, et, sur la page en vis-à-vis, le capharnaüm dans le gigantesque salon de la demeure de Félix Fox.
Dans un deuxième temps, le lecteur retrouve Félix à l’hôpital, alors qu’il reprend connaissance et que Simon Sax lui explique dans quelle situation Félix se trouve exactement. Il peut à nouveau se dire qu’il s’agit d’un développement prévisible, comme si le récit était sur des rails. Le dessinateur apporte une autre dimension à cette séquence : le complexe gigantesque dans lequel se trouve la chambre de soins de Félix, le gratte-ciel de HSE qui domine la ville de plusieurs dizaines d’étages, la foule qui attend Félix à sa sortie d’hôpital, dans une lumière artificielle orangée venant rehausser l’angoisse.
Dans un troisième temps, Félix est dans sa maison luxueuse, au bord de son immense piscine. La séquence commence avec une vue de ladite villa sous la neige, avec les journalistes à l’extérieur de l’enceinte à l’affut du moindre signe d’activité. La page 19 se compose d’un dessin en pleine page, une vue de dessus légèrement inclinée, montrant la petite silhouette de Félix allongé sur son transat, dans son peignoir, avec l’immense piscine à côté, dont il ne peut nullement profiter. Cette image est particulièrement poignante de réalisme : la petitesse de l’individu dans un environnement luxueux, écrasé par les dimensions de cet environnement, comme une tâche insignifiante sur un décor parfait. La scène se poursuit, et Félix se retrouve à recevoir les faveurs insistantes d’une magnifique femme nue. Il laisse libre cours à son amertume et à sa rage, dans des cases intenses. Thomas Allart se montre aussi bon directeur d’acteurs que chef décorateur. Le lecteur prend vite en grippe Simon Sax avec ses postures et son langage corporel trahissant une personne suave et sûre d’elle, ne masquant plus sa condescendance vis-à-vis de Félix. Il est obligé de lui expliquer ce qui relève d’évidences de son point de vue, et Félix devrait se rendre compte plus rapidement qu’il n’a pas le choix. En regardant Félix, le lecteur voit bien qu’il se sent coincé : il passe par une phase de déprime, une phase de déni, de colère, puis à nouveau d’abattement. Ses postures et ses expressions de visage reviennent à la normalité quand il a fini par prendre une décision et qu’il a conçu une stratégie d’action en concordance.
Le lecteur se rend compte que le scénariste semble avoir trouvé un second souffle, et que le dessinateur a gagné en confiance pour pouvoir se lâcher un peu, en particulier avec la direction d’acteurs, en soignant toujours ses décors. Ainsi donc, l’argent ne fait pas le bonheur, et le temps est venu pour le héros de se rebeller contre le système. Le lecteur sent bien que la partie est inégale, et il n’est pas bien sûr que Félix Fox ait une chance, même petite ou partielle, de pouvoir sortir gagnant. Le scénariste a bien fait les choses : dans ce récit d’anticipation, alors que les conditions de vie se détériorent, l’avenir semble reposer sur la capacité du capitalisme à innover pour recommencer à produire de la richesse. Dans un abus de langage dont les systèmes de gestion de personnel sont coutumiers, le terme ressource humaine est pris au pied de la lettre : la société HSE a mis en place un système permettant à des personnes d’investir dans des employés prometteurs dont ils deviennent les actionnaires. Cela induit qu’ils disposent d’un droit de regard sur tous les aspects de la vie de leur poulain, et la possibilité de prendre des décisions concernant sa vie privée et de les lui imposer. Le mécanisme est en place : l’individu ainsi coté génère du chiffre d’affaires lui permettant de verser des dividendes et de grimper dans l’échelle sociale, mais l’obligeant à augmenter son capital en empruntant, pour entretenir le mécanisme. Le but du capitalisme est la production de richesses, toujours plus.
Simon Sax incarne ce principe de cotation des individus, dans la mesure où il est un employé de HSE, l’entreprise dont la fonction est de coter chaque ressource humaine. Mais il n’est qu’un représentant de cette entreprise : il y en a d’autres, et Félix Fox est le jouet d’un système dans lequel Simon Sax n’est qu’un rouage qui peut être remplacé par un autre employé HSE. D’ailleurs, Félix n’est qu’un individu coté parmi beaucoup d’autres : s’il vient à faillir dans son ascension sociale, il sera remplacé par un autre, en fait par beaucoup d’autres qui ne demandent qu’à accéder à son statut social. Le lecteur ressent de plus en plus à quel point ce système est indépendant des êtres humains qui l’animent ou qui le nourrissent. Félix Fox ne lutte pas contre des individus, ou même contre une entreprise. Il essaye de se sortir des griffes d’un système avide, dévorant tout, d’un principe qui mène le monde et dont la cotation HSE est l’outil le plus abouti. Après tout, Félix Fox s’est inscrit sciemment dans ce programme de cotation, en a tiré les bénéfices immédiatement avec l’augmentation de son niveau de vie : Simon Sax fait observer que Félix s’adonne à une crise existentielle de nouveau riche, une sorte de caprice. Il explicite qu’une telle attitude met en danger le système, mais pas dans sa forme conceptuelle. Ce sont les petits porteurs qui ont investi sur sa personne qui risquent de tout perdre, leurs économies, si Félix Fox persiste dans sa volonté de tout laisser tomber. Félix porte la responsabilité de ruiner ces individus s’il persiste dans son caprice de vouloir partir en croisade contre le système. Dorison réussit à faire passer toute la détresse de son personnage principal qui sera un traître irresponsable quelle que soit la voie qu’il choisit, soit à ses idéaux, soit aux petits porteurs.
Ce troisième tome entraîne le lecteur dans les affres de Félix Fox, pris au piège d’un système dans lequel il est une quantité insignifiante, et qui saura mettre à profit sa rébellion, tout comme son obéissance, en l’instrumentalisant. La mécanique va le broyer de manière implacable et désincarnée. La narration visuelle donne à voir ce monde de demain, une anticipation à très court terme, avec des personnages bien incarnés. L’intrigue s’avère implacable. Éventuellement le lecteur pourra regretter que Xavier Dorison n’ait pas osé se montrer plus cruel envers son personnage principal, comme savait si bien le faire Pierre Pelot dans ses récits de science-fiction.
Merci pour la relecture : ça m'apprendra à copier une introduction d'un tome au suivant, sans me relire.
RépondreSupprimerDévelopper son propos d'un tome à l'autre : il a repris trois phases dans le développement des marchés boursiers, qu'il a appliqué au parcours de son héros.
Je n'avais pas lu l'article de wikipedia sur la série. Je n'ai pas non plus accès à ces autres articles. Pour l'anecdote, j'ai succombé à la tentation pour un autre récit de Xavier Dorison : 1629, avec Thimothée Montaigne.
Pour les planches, je les ai trouvées moins convenues que celles du tome 2, plus intéressantes de prime abord.