Souffrir, est-ce aimer encore ? Est-ce aimer plus fort ?
Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre, dont la première édition date de 2022. Cette bande dessinée a été réalisée par Zidrou (Benoît Drousie) pour le scénario et par Paul Salomone pour les dessins et les couleurs. Elle comprend quatre-vingt-sept pages de BD et cinq pages de recherches graphiques.
Prologue. Une histoire comme on en raconte pour que le sommeil vienne aux enfants. Il est des oiseaux qui, dès les premiers frimas, migrent vers le sud, vers l’astre du jour, sa chaleur, son humour… Et d’autres qui, l’hiver venu, préfèrent migrer vers l’astre de nuit, sa douceur, son amour. Une maman raconte à ses enfants un conte sur des oiseaux qui s’envolent pour atteindre la Lune. Une fois la Lune atteinte, après la parade nuptiale, les femelles creusent de grands trous dans le sol afin d’y pondre leurs œufs. Ces mêmes grands trous sombres que, la nuit, on peut apercevoir à la surface de l’astre lunaire. Chaque femelle y pondra cinq ou six œufs qu’elle pondra, sans faillir, trois semaines durant. Trois semaines au terme desquelles éclateront, par milliers, des petits oiseaux de lune au plumage clair encore. C’est pour cela, les enfants, que la Lune est blanche : parce que sa superficie est recouverte d’écailles de coquilles d’œufs. La reine Shikhara a fini de raconter son histoire et ses enfants Jalna & Gorakh lui demandent s’ils existent vraiment, ces oiseaux de Lune. Elle leur répond par l’affirmative : ce sont eux qui, la nuit venue, portent leurs rêves aux étoiles. Ils les attrapent délicatement dans leur bec, puis s’envolent vers le firmament. Car chaque étoile est un rêve, et chaque rêve une étoile.
Chapitre un : le cadeau. Combien de temps, déjà, s’était écoulé depuis le couronnement de Shikhara ? Quinze ans ? Seize ? Plus, peut-être ? Peu importe ! Qui s’amuse à compter les heures quand le bonheur habite son cœur ? Cela paraîtra sans doute incroyable, mais à l’époque la paix, la prospérité, et même la joie de vivre régnaient sur le royaume de Shandramãmãd. Tant et si bien que le peuple, reconnaissant avait surnommé sa reine : Kurgarvandji. Celle qui apaisa la colère des dieux. Quand, voilà près de trois lustres, son époux, le prince Gorakh Nanpur Aransol, mourut dans un tragique accident de chasse, Shikhara était enceinte de ses œuvres. En signe de deuil, la reine se brûla les cheveux. Puis se couvrit le visage des cendres de son mari. Ses larmes d’abord, la pluie ensuite finirent de laver la cendre de son visage. La vie, malgré tout, reprit le dessus. Ses cheveux lentement repoussèrent. Peu après, comme pour compenser celui qu’ils venaient de lui enlever, les dieux donnèrent à la reine deux beaux enfants. Une fille que l’on nomma Jalna. Et un garçon auquel on donna le nom de son défunt père : Gorakh. Selon la tradition, c’est Gorakh – pourtant né une heure après sa sœur – qui était appelé à succéder, un jour, à se mère sur le trône de Shandramãmãd.
Très belle bande dessinée pour la prise en main, avec un format légèrement plus grand, et une couverture de toute beauté. Une illustration avec des tons doux, une reine assise sur un trône finement ouvragé dans une pierre claire, et cette nuée de papillons avec quelques insectes rampants qui apportent des touches d’ombre, vaguement inquiétantes dans leur fourmillement. Le lecteur entame le prologue intitulé : une histoire comme on en raconte pour que le sommeil vienne aux enfants. Il commence par lire les cellules de texte et se fait la réflexion qu’elles pourraient se suffire à elles-mêmes. Une narratrice dit un conte et les images semblent ne servir qu’à donner à voir ce que dit déjà le texte. D’un côté, à chaque fois que les cartouches de texte mènent la narration, ils semblent se lire sans besoin de jeter un coup d’œil aux images. D’un autre côté, la beauté des dessins suffit à capter l’attention du lecteur pour qu’il ne risque pas de les oublier. Pour les quatre premières pages du conte, l’artiste choisit une représentation descriptive et concrète : un pari risqué. Pour autant, la palette de couleurs réduite à des nuances de brun installe une ambiance onirique fonctionnant parfaitement. Paul Salomone dose avec doigté ce qu’il montre, les oiseaux, et ce qu’il évoque les décors. Du coup, le caractère onirique est conservé avec ce voyage vers la Lune comme dans un rêve aux environnements cotonneux et changeants, et les protagonistes apparaissent concrets permettant au lecteur de s’ancrer dans le réel.
Le lecteur passe alors au premier chapitre, Le cadeau, sur quatre et il découvre un monde beaucoup plus lumineux. Un royaume aux atours indiens, dans une contrée verdoyante, avec une flore diversifiée et colorée. Même dans les passages où la narration en mots prend le dessus, les dessins font beaucoup plus qu’illustrer un texte verrouillé. Les couleurs utilisées peuvent être assez vives, apportant des points chauds dans chaque page, un ingrédient avec une saveur de conte issu de l’enfance. Dans le même temps, les cases contiennent des dessins descriptifs avec un haut niveau de détails, et un détourage encré d’un trait fin, pour une apparence légère et parfois délicate. Le lecteur adulte s’immerge dans un pays des mille et une nuits, avec une solide consistance et une vraisemblance remarquable. L’artiste ne se contente pas de réaliser un beau décor en toile de fond. Il a conçu une architecture des bâtiments, aussi bien extérieure qu’intérieure, des ameublements, l’une comme les autres en fonction du niveau de classe sociale où se déroule la scène, des accessoires et des tenues vestimentaires, dont l’ensemble présente une grande cohérence, rendant cette civilisation et cette époque très plausible, un royaume en Inde à une époque prospère. Le lecteur a tôt fait d’arrêter de chercher les influences ou les références (comme une évocation d’une portion de la muraille de Chine en page onze) pour juste profiter du spectacle et prendre plaisir à ce dépaysement esthétique.
En prenant un peu de recul sur une case ou une autre, le lecteur voit que les images ne font pas qu’illustrer ce qui dit déjà le texte. Paul Salomone donne à voir bien plus que ce que dit le texte. Il prend le risque de montrer l’interprétation qu’il en fait en termes d’environnements, d’urbanisme, d’architecture, de mode, etc. Il rend les lieux et les personnages très concrets, et dans le même temps il n’obère ni la poésie du récit, ni l’effet d’irréalité qui accompagne un conte. Il parvient à concilier des descriptions très fournies et précises avec l’impression d’un monde imaginaire. En page onze, le lecteur est émerveillé par cette vue du ciel, en vue subjective d’un oiseau, d’une belle contrée verte et montagneuse avec une ville aérée et étalée, un château à flanc de coteau, et des arbres aux feuilles colorées. Page quinze, il éprouve la sensation de voir les reflets ondulants de la lumière sur le bassin de la piscine dans laquelle la reine est en train d’accoucher. Il reste bouche bée, aussi émerveillé que Gorakh voyant son oiseau-volcan voler dans les hautes salles du palais, avec les magnifiques couleurs chatoyantes de son plumage. Il est épaté par le dessin en double page montrant la ville et le palais, avec tous les différents gazouillis d’oiseaux. Il effectue un mouvement de recul par réflexe devant la cruauté du châtiment physique infligé au monte-en-l’air. Ces moments coupent le souffle tout en stimulant l’imagination du lecteur.
Totalement sous le charme de la narration visuelle, et se régalant du texte bien écrit, le lecteur se lance dans la découverte d’un conte qu’il suppose traditionnel et linéaire, avec une morale, ou tout du moins une leçon à la fin. Il ne s’est pas trompé, mais il était loin d’imaginer qu’il se prendrait d’une telle affection pour chacun des personnages. Il n’y a pas de méchant : le conte ne repose pas sur une opposition manichéenne. Le point de vue se concentre sur la reine et ses enfants, un milieu aisé à l’abri du besoin, avec des serviteurs. En cours de route, intervient un monte-en-l’air issu d’une classe défavorisée, sans pour autant que le récit ne comprenne un point de vue social ; ce n’est pas ce genre de récit. Dans ces beaux atours indiens, l’auteur raconte un drame, et la manière dont différents personnages gèrent émotionnellement ces épreuves psychologiques. Il n’y a pas de commentaire recourant au vocabulaire psychanalytique, juste la mise en scène de la manière dont les protagonistes se comportent. Les deux thèmes principaux sont l’exercice du pouvoir et le deuil. Pas de leçon ou d’approche théorique, ni même politique. Même s’il n’est ni reine ni enfant d’un couple royal, le lecteur éprouve une forte empathie pour les personnages principaux, et comprend tout à fait que Shikhara utilise son pouvoir pour exercer sa vengeance. L’ampleur de celle-ci fait réfléchir quant à toute entreprise de vengeance quelle qu’en soit la raison ou les conséquences. Le comportement de sa fille Jalna et d’Akbar contraste par rapport à celui de la reine, montrant qu’il est possible de souffrir sans souhaiter se venger. L’enjeu du récit ne réside pas dans ce qui serait la bonne manière de réagir dans la tourmente du chagrin, mais de donner à voir ce qui accompagne celle ou celui qui chérit son chagrin, et ce qu’il advient de celle ou celui qui accepte que la vie continue, plutôt que de s’y résigner.
Un conte magnifique, à la fois pour sa narration visuelle d’une grande douceur et d’une grande richesse tant descriptive que colorée, à la fois pour sa mise en œuvre des conventions du conte pour un récit adulte sur le chagrin, avec quelques petites touches d’humour bien tournées et ne manquant pas de piquant. Par exemple : Princesse, vos royales origines ne transforment pas, pour autant, vos menstrues en or liquide. Un conte avec la forme d’un joyau étincelant doucement.
En voilà une qui m'a fait de l'œil un petit moment (sans doute le titre, qui m'avait fortement intrigué), avant de se faire oublier et de se caser quelque part, très loin dans les tréfonds de ma mémoire. Je suis donc content de la découvrir grâce à ton article.
RépondreSupprimerC'est quel éditeur ? DM ? Daniel Maghen, me dit ma recherche. Ils sont pas mal de BD à leur catalogue, dont un "Entre les lignes" qui m'intrigue fortement.
"C’est pour cela, les enfants, que la Lune est blanche" - Une explication pleine de poésie. Je me demande si Zidrou s'est inspiré d'un conte ou d'une légende, ou s'il s'agit du fruit de son imagination.
"Qui s’amuse à compter les heures quand le bonheur habite son cœur ?" - Effectivement, personne. Un état d'esprit qu'il faut savoir réaliser, car ce sont des moments qui passent trop vite et dont il faut savoir pleinement jouir.
Zidrou + Feuilletage de l'album avec des planches magnifiques : j'ai cédé à la tentation.
SupprimerÉditions Daniel Maghen : j'avais déjà pioché deux ouvrages chez cet éditeur.
- Vanikoro, de Patrick Prugne
- Le temps perdu, de Rodolphe & Vink
Nous avions également évoqué Le rapport W, de Gaëtan Nocq.