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jeudi 8 décembre 2022

Carnets d'Orient T07 Rue de la bombe

Si l’Histoire que nous sommes en train d’écrire est entachée du meurtre d’innocents, quel sera notre avenir ?


Ce tome fait suite à Carnets d'Orient T06 La Guerre fantôme (2002) qu’il vaut mieux avoir lu avant pour comprendre l’histoire des carnets récupérés par Saïd, et ce qu’ils représentent. Ce tome a été publié pour la première fois en 2004, sans prépublication en magazine. Il a été réalisé par Jacques Ferrandez, pour le scénario, les dessins et les couleurs, comme tous les précédents. Il comprend cinquante-deux pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec une citation d’Albert Camus (1913-1960) : l’éditorial du journal Combat, paru lors de la libération de Paris en août 1944. Et une seconde citation de Jean-Paul Sartre, dans son introduction pour le livre La question (1958), de Henri Alleg (1921-2013), un ouvrage dénonçant l’usage de la torture en Algérie. Si rien ne protège une nation contre elle-même, ni son passé, ni ses fidélités, ni ses propres lois, s’il suffit de quinze ans pour changer les bourreaux en victime, c’est que l’occasion décide seule : selon l’occasion, n’importe qui, n’importe quand, deviendra victime ou bourreau. Il s’en suit une introduction de quatre pages, rédigée par Bruno Étienne, sociologue et politologue français spécialiste de l’Algérie, de l’islam et de l’anthropologie du fait religieux. Dans cette introduction intitulée Amère Algérie, il évoque le bon usage de la mémoire collective, le besoin d’anamnèse, c’est-à-dire une recherche historique fondée sur des travaux qui remettent en question l’idéologie et en cause les faits, même les plus choquants, la distinction entre Amnésie et Amnistie, et l’anamnèse de la violence, en évoquant l’initiative de l’Afrique du Sud, à savoir l’aveu vaut pardon. En fin d’ouvrage l’auteur précise que ce récit bien qu’imaginaire est librement inspirés de faits tels qu’ils ont été relatés par les acteurs et les témoins de la guerre d’Algérie, ainsi que par le travail des historiens, avec une liste sélective de vingt-neuf ouvrages (dont La question, et ceux de Bruno Étienne) dont la lecture a contribué à la réalisation de cet ouvrage.



Alger, le 3 août 1956, à 23h30, le commissaire arrive en ville avec un passager à ses côtés. Il se présente devant un barrage où il est contrôlé : les gendarmes le laissent passer après l’avoir reconnu. Le commissaire donne ses consignes à son ami : descendre par la rue de la gazelle. Il dispose d’un quart d’heure pour poser la bombe puis revenir. Elle est réglée pour exploser à minuit. Son acolyte s’exécute et la bombe explose à l’heure dite. Il est temps que la peur change de camp.


Le lendemain, les Algérois prêtent main forte à l’armée pour sortir les cadavres et les blessés des décombres. Le commissaire est présent et donne son avis : avec toutes ces bombes cachées dans la casbah, les terroristes auront fait une erreur de manipulation et se seront fait sauter. Un gradé estime que c’est plutôt le fait des ultras, des Européens, comme acte de contre-terrorisme. Dans une maison du quartier, Samia et deux autres écoutent le chef de la cellule du FLN : ils savent que c’est un coup des ultras. Elle ne supporte plus de tuer des innocents. Les bombes continuent de faire des morts. Le 22 octobre 1956, l’armée française détourne un avion de la compagnie Air Atlas-Air Maroc et capturent cinq dirigeants du Front de Libération Nationale, dont Ahmed Ben Bella (1916-2012).


Deuxième tome consacré à la guerre d'indépendance algérienne : la première séquence montre des officiels de la police en train de poser une bombe de nuit dans la casbah d’Alger, et peu de pages après, c’est au tour d’un membre du Front de Libération Nationale (FLN) de faire de même dans un café européen. Fidèle à son principe de départ, l’auteur se tient à l‘écart de tout manichéisme. Chaque personnage présente une apparence, des gestes qui lui sont propres, ainsi qu’une situation et une histoire personnelles qui le nourrissent pour une réelle épaisseur et qui le rendent unique. Même si Marianne et Samia sont deux jeunes femmes sveltes et alertes, d’origine similaire, il est impossible de les confondre. Certes, c’est facile car elles n’ont pas la même coiffure, mais aussi elles n’évoluent pas dans les mêmes cercles sociaux, elles se vêtissent en fonction de ces derniers. Leurs convictions s’expriment dans des milieux différents ce qui induit qu’elles les présentent différemment, et qu’elles se comportent en fonction. Du même point de vue, le lecteur retrouve plusieurs personnages en se rendant compte qu’il éprouve une affection pour eux. Saïd, bien sûr, très jeune adolescent pris en charge par l’armée française et se retrouvant à participer à l’entraînement militaire, et aux exercices. Bouzid, le jeune homme qui a rejoint le FLN avec la volonté de tuer des oppresseurs le plus vite possible : oui, c’est étrange, malgré sa colère, malgré une forme de fanatisme, il n’est pas possible de faire fi de son indignation et d’éprouver de l’empathie pour lui..



Le premier tome mettait en scène des atrocités physiques telles que des mutilations commises par des membres du FLN sur des maghrébins qu’ils jugeaient être des collabos. Ce second tome s’ouvre avec un attentat à la bombe perpétré par des Français. Deux personnages se trouvent pris au milieu de la ratonnade du 29 décembre 1956 dans les rues d’Alger, à la suite de l’assassinat de Amédée Froger la veille (1882-1956), maire de Boufarik. Il y a encore un autre attentat à la bombe avec des morts et des blessés, une séance de torture, une séance d’intimidation psychologique d’un commandant sur une jeune algéroise. Le choix de l’artiste est de ne pas se montrer trop graphique : un juste équilibre entre représenter les violences pour qu’elles ne restent pas des concepts abstraits, et une absence de gros plans pour ne pas tomber dans un voyeurisme abject. Première explosion dans la casbah : des maisons éventrées, des murs détruits, deux cadavres sous les décombres dont un nourrisson, et des victimes mortes emportées sur des civières sous un drap. La ratonnade : des matraques qui s’abattent avec force. La deuxième bombe : l’éditeur de Camus qui se retrouve moucheté du sang d’une victime. La séance de torture : un homme ligoté et tuméfié. Ce n’est pas insoutenable, mais ça arrive à des individus dont les dessins savent mettre en évidence l’humanité. Le lecteur sent les larmes lui monter aux yeux en voyant Momo ainsi entravé et frappé. Il bout d’indignation en voyant le commandant Loizeau abuser de son ascendant psychologique sur Samia, ou encore Bouzid l’accuser de manière ignoble.



Arrivé à la fin de ce tome, le lecteur en ressort fort impressionné de tout ce que l’auteur a su raconter, avec une fluidité remarquable. Il est possible de séparer les différentes composantes : l’Histoire de l’Algérie, l’histoire des personnages, la narration visuelle. La première est effectuée de manière chorale afin de rendre compte de la complexité de la situation. La seconde commence à s’éloigner d’un récit romanesque un peu gentil pour mettre en scène des adultes complexes. Les pages sont toujours aussi agréables à l’œil, même pour un lecteur qui ne fait pas l’effort conscient de s’y attarder, de regarder d’un peu plus près. Outre les éléments évidents comme les membres du FLN et les militaires professionnels de l’armée française, Ferrandez sait montrer les composantes sociales qui façonnent un individu. Le jeune magrébin Saïd se retrouve pris en charge par l’armée française, subissant l’entraînement, côtoyant des soldats de métier avec leur cynisme, le racisme insécure de certains, la droiture d’autres. Comme dans le tome précédent, le lecteur voit un jeune adolescent à la fois curieux et confiant, à la fois un être humain qui apprend par mimétisme, et il ne peut s’empêcher de se demander ce que peut devenir un garçon subissant autant d’exemples contradictoires dans ses années cruciales de développement. Il est tout autant touché par la situation de Samia, maghrébine étudiante en médecine, attachée à sa famille, intimidée par un cousin, mais déchirée par le fait d’être utilisée pour poser des bombes. La situation du capitaine Octave Alban est tout aussi complexe : un vrai professionnel qui aime son métier, qui l’exerce avec rigueur, mais aussi un combattant cherchant du sens à son métier à la suite d’une défaite, un homme avec des convictions et une histoire personnelle qui ne peut pas lui faire accepter tous les ordres. Il n’y a pas de manichéisme dans ces personnages.


Toujours aussi impressionnant, cette histoire est avant tout une bonne bande dessinée. Elle s’ouvre avec une séquence nocturne, une belle vision d’Alger vue du ciel, avec un rendu à la peinture. Des formes détourées par un trait de crayon fin et élégant, une mise en couleurs chaude, sachant nourrir les formes détourées. Des bandes de cases rectangulaires, mais aussi une poignée de photographies (des unes de journaux) intégrées sur une page, quatre images de télévision sur une autre. Le lecteur voit avec plaisir le retour à sept reprises de cette disposition si particulière : à l’échelle de deux pages en vis-à-vis, un dessin à l’aquarelle au milieu de la double page, et une série de cases sur la partie gauche de la page de gauche, et sur la partie droite de la page de droite. Cette structure particulière donne à voir l’environnement par cette image réalisée au milieu, souvent à l’aquarelle, tout en poursuivant la narration en bandes et en cases. Le bédéaste sait raconter son histoire et l’Histoire sous la forme d’une vraie bande dessinée, et non pas d’images statiques illustrant un exposé qui les écraserait.


Ce deuxième tome du deuxième cycle constitue une lecture aussi extraordinaire que le précédent. Jacques Ferrandez fait vivre des personnages complexes et touchants, leur histoire personnelle façonnée par l’Histoire, avec une narration visuelle de haute volée, tout en exposant la rhétorique des différents combattants, sans jamais tomber dans l’angélisme, la diabolisation, ou la simplification.



2 commentaires:

  1. Albert Camus, Jean-Paul Sartre, Henri Alleg, Bruno Étienne... Je ne vois pas beaucoup d'Algériens, là-dedans.

    Un attentat à la bombe, un assassinat, une ratonnade, encore un autre attentat à la bombe avec des morts et des blessés, une séance de torture, une séance d’intimidation psychologique, des explosions : Pfiou, quel programme. En cinquante-deux pages (je ne sais pas si tu parles de pages ou de planches), quelle densité de drames et de violence !

    "Le bédéaste sait raconter son histoire et l’Histoire sous la forme d’une vraie bande dessinée, et non pas d’images statiques illustrant un exposé qui les écraserait." - Malheureusement, la bande dessinée historique, c'est trop souvent le second. Enfin, en tout cas, c'est la perception que j'en ai, même si je suis conscient que le genre s'est amélioré depuis quelques années.

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    1. Pas beaucoup d'Algériens : c'était encore plus flagrant dans la 1ère partie (tomes 1 à 5) avec des points de vue essentiellement côté colonisateurs. Il me semble que Ferrandez se heurte au fait que les penseurs algériens de l'époque sont soit membres du gouvernement en exil, soit membres du FLN. Dans els tomes suivants, ils citent plus d'auteurs et de penseurs algériens contemporains des années où il réalise sa bande dessinée.

      52 pages de BD = 52 planches

      J'ai apprécié que Ferrandezse montre explicite quant à la réalité des violences, des deux bords. Il atteste du fait qu'il s'agit d'une guerre avec les atrocités correspondantes.

      La BD historique : ce n'est pas un genre que j'affectionne en partie parce qu'ingurgiter des monceaux d'information me rebute, aggravé par le fait que je vais devoir aller me renseigner en complément pour comprendre ce que je viens de lire. D'un autre côté, c'est une des caractéristiques du genre : exposer le contexte, présenter les enjeux, les principaux personnages historiques, etc. Pour l'instant, j'ai plutôt eu de bonnes surprises. Je place Carnets d'Orient très haut dans les réussites. Je trouve que France Richemond sait y faire également, avec Jeanne la mâle reine, ou les deux tomes consacrés un pape. Pour autant, c'est un exercice vraiment ardu, en termes de dosage des informations (Jusqu'où aller ?), et de parvenir à avoir des personnages historiques vivants et plausibles.

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