Ici, même les morts sont bavards.
Ce tome fait suite à Barracuda - Tome 2 - Cicatrices (2011) qu’il faut avoir lu avant car il s’agit d’une histoire complète en six tomes. Il compte 56 planches, et la première parution date de 2012. La série est scénarisée par Jean Dufaux, dessinée et mise en couleurs par Jérémy Petiqueux. Cette série a fait l’objet d’une intégrale dans laquelle le scénariste raconte sa fascination pour les récits de piraterie, en particulier les films, et bien sûr L’île au trésor (1883) de Robert Louis Stevenson (1850-1894).
Les Caraïbes, par une nuit pluvieuse, et une mer agitée. Les deux galions commandés par le capitaine De La Loya se préparent à jeter l’ancre. Sur la route de Puerto Blanco, un point n’est indiqué sur aucun carte. Ce point, c’est une île. Pas même une île. Juste une tour jetée sur un morceau de terre. Terre maudite frappée de la malédiction car c’est ici, sur ces quelques hectares où l’humidité pourrit toute énergie, tout espoir, que s’est réfugiée une petite communauté rejetée de tous car rongée par la lèpre. C’est néanmoins sur ces rivages que De La Loya va aborder. Non pas qu’il veuille s’y éterniser, même si ses renseignements sont exacts… Même si Ogudo le gardien de la tour est prêt à monnayer ses services. Le capitaine et les soldats débarquent, et un lépreux avec une lanterne les accueille : il les amène devant deux autres lépreux montant la garde devant une échelle de fortune en bois érigée le long de la falaise. La discussion commence et maître Porter, un des lépreux, s’arrache un doigt, sans paraître souffrir : il l’offre au capitaine. Il indique que seul frère Esteban est autorisé à monter. Les deux hommes grimpent le long de la falaise à la verticale et ils arrivent dans une grotte où un matelot du Barracuda est alité. Il commence à raconter son périple.
Sur le Barracuda, il s’en était passé des choses depuis leur départ ! Un vent de folie avait traversé la quille et l’équipage. Ce n’était plus leur capitaine qui se trouvait aux commandes du navire, mais une femme… Une sorcière, celle que l’on appelait Si-Non. Le mal des eaux profondes s’était emparé de son âme, une force nouvelle indomptable avait aguerri son corps, et elle avait pris la tête de la mutinerie qui avait précipité leur navire dans la pire des catastrophes. Son rire glaçait jusqu’aux os les plus endurcis de leurs marins, mais tous la suivaient car, dans la cabine du capitaine, il y avait le diamant. Le diamant du Kashar. Le plus gros diamant du monde ! De quoi affoler les esprits les mieux aguerris, les constitutions les plus robustes. Et Blackdog s’était enfermé. Il veillait sur son trésor, ne dormant ni de jour, ni de nuit, prêt à tirer sur le premier qui oserait se montrer à lui. Alors, ils attendaient la tête alourdie par le mauvais vin, se remémorant ce qui s’était passé, englués dans un piège auquel plus personne ne pouvait échapper. Enfin, lui, il avait essayé en se jetant à l’eau, agrippé à une poutre car ils ne disposaient plus d’aucune barque, madame Si-Non les avait toutes éventrées. Et sur l’océan retentit encore son rire dément. Tandis qu’elle essaie de ramener le Barracuda à bon port.
Après un album se déroulant entièrement à terre à l’exception d’une page, le scénariste donne au lecteur ce qu’il attend : le récit de ce qui est arrivé aux pirates à bord du navire Barracuda, c’est quand même le titre de la série. Pas beaucoup de surprises : en fait, si une seule, le capitaine Blackdog a déjà mis la main sur le diamant maudit Kashar et le navire est sur le chemin du retour. Le dessinateur s’en donne à cœur joie dans ces planches, avec un entrain qui fait plaisir à voir. Cela commence avec l’ambiance lumineuse des souvenirs du marin qui s’est échappé : toute en teintes de jaune plutôt vif, pour donner une sensation de chaleur agressive, de souvenirs embrasés par la fièvre. Il ne manque pas une seule veine dans les lattes du pont, pas un seul cordage pour maintenir les voiles. La vieille femme semble être la proie de la folie, contrastant avec l’immobilité de Blackdog, avec un regard tout aussi dément. Puis le récit revient à terre, sur l’île de Puerto Blanco.
Après une superbe case montrant dans le détail les bâtiments de la ville implantés à flanc de colline, avec le port au premier plan, avec quelques navires y mouillant, le lecteur observe le notaire maître Brickam lire les dernières volontés du personnage passé au fil de l’épée dans le tome précédent, à Emilia et à la gouverneure Jean Coupe-Droit. Le lecteur prend le temps de détailler les aspérités des pierres constituant l’escalier menant à la porte du notaire, le plancher et les meubles en bois de son étude, le mobilier, les documents sur les étagères, le coffre, et même la plante verte. L’artiste s’est fortement investi pour donner à voir ce lieu. Puis l’action se déplace sur une plage de sable blanc avec palmiers : le lecteur ferait volontiers trempette dans cette eau si bleue qui doit être à une température très accueillante. Emilia se rend alors à la cabane de maître Donadieu pour s’entraîner, et le lecteur retrouve avec plaisir sa cabane dans la jungle, ainsi que les pontons sur la rivière, et les racines massives des arbres. Après il a droit à un petit tour dans une rue du quartier populaire de l’île avec des maisons à étage unique. Retour en mer avec Blackdog délirant, une couleur d’eau magnifique, qu’elle soit très claire en surface, ou tirant vers le noir sous la surface, avec des effets de luminosité jouant sur les nuages. À chaque séquence, le lecteur ressent le plaisir que l’artiste prend à donner de la consistance aux lieux : la superbe terrasse de la demeure de Ferrango, la vue de la ville depuis le balcon de la gouverneure, la tour dans laquelle sont enfermés les prisonniers de l’île avec sa mise en scène macabre, la maison modeste du capitaine Morkam, et à nouveau la plage, mais cette fois-ci sous une tempête soutenue dans des tons gris-noir inquiétants pour le duel promis dans le titre.
Jérémy Petiqueux apporte le même soin, avec le même niveau d’investissement pour représenter les personnages et leur donner vie. Dans cette bande dessinée de genre, il peut et il se doit même de leur apporter une petite touche d’exagération. Frère Esteban a conservé ses bandages sur la tête qui lui couvre les yeux, et sa tenue un peu chargée. Le corps du représentant de la communauté des lépreux est emmailloté dans de nombreux bandages d’une propreté douteuse. Le corps des personnages féminins est toujours filiforme avec une prestance à la fois séductrice et intimidante. L’artiste joue très bien avec l’apparence androgyne de Emilia / Emilio rendant son travestissement très troublant. Il en rajoute pour les éléments sinistres du capitaine Morkam : son teint blafard, son visage marqué de cicatrices, ses vêtements noirs et quelque peu informes. Le lecteur sourit chaque fois que le marchand d’esclaves Ferrango est présent dans une scène : attifé avec des habits ne correspondant pas à sa personnalité aboutissant à un ridicule accablant. Chaque personnage dispose de caractéristiques spécifiques pour son langage corporel : la présence menaçante de Morkam, l’assurance froide de Blackdog, la rage difficilement contenue de Raffy, l’exaltation de madame Si-Non, les postures aguichantes de Fine Flamme, etc.
L’intrigue progresse régulièrement : le capitaine De La Roya trouve des informations sur la localisation de l’île Puerto Blanco. Le Barracuda est sur le chemin du retour avec le diamant maudit. Sur l’île, le trio de jeunes adultes se retrouve et continue d’avancer vers leur objectif propre. Les générations précédentes poursuivent leurs manigances. Le scénariste n’oublie pas les conventions du genre qu’il met au service de son récit : les représentants de l’autorité légitime à la poursuite des brigands, un phénomène peut-être surnaturel en pleine mer, des vengeances en cours de développement, des séductrices, et le duel promis par le titre. Il n’en rajoute pas tant et plus : il se concentre sur ses personnages principaux : Raffy attendant le retour de son père, Maria surprise de se retrouver dans une relation amoureuse satisfaisante, Emilia toujours aussi troublante car assumant parfaitement son identité sexuelle profonde, Morkam agissant comme un adulte conscient de ce qu’il veut et focalisé sur son objectif assumant totalement que sa fin justifie les moyens qu’il emploie, et ce pauvre Ferrango pas si benêt que ça. Dufaux sait doser ses ingrédients pour que le lecteur soit accroché par l’intrigue et se demande ce qu’il adviendra de Blackdog et quels peuvent être les pouvoir du diamant Kashar. Il apprécie la mise en œuvre au premier degré, des conventions propres au genre Pirate, sans moquerie ou dérision. Il s’est attaché aux trois jeunes gens à la fois pleins de vie, à la fois déjà marqués par la violence et les maltraitances, les drames. Il ressent de l’empathie pour Blackdog tout à son objectif de ramener le Kashar, et même pour le capitaine Morkam très pragmatique dans sa façon d’éliminer les obstacles sur sa route, en particulier les gêneurs.
Les auteurs tiennent les promesses implicites dans un récit de genre : de l’aventure, les éléments attendus de récit de pirate, les scènes spectaculaires, les intrigues, les amours. L’artiste réalise des planches soignées, détaillées, avec une mise en couleur sophistiquée : une narration visuelle descriptive qui assure un processus d’immersion de très haute qualité. Il tarde au lecteur de savoir comment l’arrivée des Espagnols sur Puerto Blanco va tourner, et ce qu’il va arriver aux personnages.
Couverture exceptionnelle. L'androgynie du personnage ressort à la perfection.
RépondreSupprimer"maître Porter, un des lépreux, s’arrache un doigt, sans paraître souffrir : il l’offre au capitaine." - Pouah. Mais quelle horreur !
"Dans cette bande dessinée de genre, il peut et il se doit même de leur apporter une petite touche d’exagération." - Je n'ai pas le même avis sur cette obligation. Je crois bien que c'est le type de choix artistique qui m'éloignerait de l'œuvre. Après, il faut voir l'ampleur de cette "petite touche".
Toujours concernant Petiqueux, j'ai lu qu'il avait officié en tant que coloriste sur des séries de premier plan, dans "Murena", qui se trouve sur ma liste.
Je trouve également que Petiqueux est parvenu à rendre plausible l'androgynie de Emilio/Emilia tout au long de la série, qu'il apparaisse en robe ou en culottes, pas si facile que ça à réaliser dans un registre réaliste.
SupprimerQuelle horreur : Jean Dufaux est un scénariste qui s'est avancé loin dans les récits d'horreur psychologique et souvent physique dans la série Jessica Blandy. Il en a visiblement gardé le savoir-faire, avec cet acte particulièrement répugnant.
La petite touche d'exagération : je pensais aux conventions de genre, ces figures de style imposées qui fait qu'un récit relève de tel ou tel genre, et dont le lecteur remarque immédiatement qu'elles appellent une suspension d'incrédulité consentie. Par exemple, dans un roman policier, le personnage principal se retrouve de facto impliqué dans l'enquête, il dispose de facto d'une intuition, d'un indice, d'une information qui va faire qu'il sera plus efficace que la police.
Jérémy Petiqueux : sa fiche wikipedia indique qu'il a été l'élève de Philippe Delaby, qu'il a terminé le tome 8 de La complainte des landes perdus en en dessinant les 21 dernières planches, à la suite de Delaby. Je ne suis pas sûr de résister encore longtemps à la tentation de lire la série Les chevaliers d'Héliopolis, avec un scénario d'Alejandro Jodorowsky. Je n'ai décidément pas ta force de caractère pour résister à la tentation. Et puis, il y a aussi sa série Vesper en cours, qu'il a réalisé tout seul...
Ma force de caractère pour résister à la tentation ? Euh, tu as quel exemple en tête, là ? Parce que je suis loin de me considérer comme un exemple en la matière.
SupprimerTu avais évoqué dans un autre échange que tu es dans une phase de maîtrise de tes achats : je ne parviens pas à faire preuve d'une telle maîtrise.
SupprimerMais moi non plus, cher ami, car maintenant je peux te l'avouer : cette phase s'est avérée un échec à retardement doublé d'un effet indésirable, celui d'acheter pour compenser ce qui ne l'a pas été ces derniers temps.
SupprimerChouette ! Potentiellement, ça fait plus d'articles à venir.
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