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jeudi 28 novembre 2024

Les disparues d'Orsay

Le poète est semblable au prince des nuées qui hante la tempête et se rit de l’archer.


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, consacrée à une visite atypique du musée d’Orsay. Son édition originale date de 2017. Il a été réalisé par Stéphane Levallois, pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend soixante-neuf pages de bande dessinée. À la fin se trouve une liste des œuvres du musée d’Orsay (et d’ailleurs) citées dans le livre, soit environ soixante-quinze œuvres différentes, et un peu moins d’artistes. Cette liste s’intercale entre cinq portraits en pleine page : Dante Alighieri (d’après William Bouguereau), Heraklès (d’après Émile Antoine Burdelle, Henri de Toulouse-Lautrec), la Petite danseuse de 14 ans (d’après Edgar Degas), Johann Wolfgang Goethe (d’après Pierre-Jean David d’Angers).


Virgile Gautrey, un agent de surveillance, vient de se lever, et il s’habille méthodiquement. Il finit par lacer ses souliers, et passer la lanière qui tient son badge, autour du cou. Il est le gardien du musée d’Orsay. Il se rend tranquillement à son lieu de travail, passe son badge dans la liseuse et pénètre à l’intérieur. Il passe devant le buste de Johann Wolfgang von Goethe, sculpté par Pierre-Jean David d’Angers. Il monte à l’étage. Il prend une chaise et il s’installe devant Naissance de Vénus, de William Bouguereau. En lui-même, il pense au conseil à donner à un visiteur : quand on visite un musée, ne pas faire comme les autres, changer de rythme, traverser les salles d’un pas pressé, n’adresser à chaque œuvre qu’un regard furtif. À coup sûr, cela divertira les gardiens, brisera un instant la monotonie de leur quotidien. Il continue en son for intérieur ; avaler les salles toujours plus vite, jusqu’à ce que peut-être une œuvre arrête le visiteur. Et que pour la première fois de sa vie, il ressente une émotion si forte qu’il lui soit désormais impossible de se passer d’elle.



Totalement absorbé dans sa contemplation du tableau, Virgile Gautrey s’imagine voir Vénus courir nue devant lui, cherchant à atteindre un train sur le départ, le ratant, alors que lui reste de l’autre côté d’une vitre, incapable de la traverser, de rattraper cette femme. Le temps s’écoule à la grande horloge du musée et un autre gardien regarde le même tableau. Virgile Gautrey se réveille en sursaut dans son lit. Peu de temps après, il est le premier à arriver au musée. Il passe devant le buste de Goethe. Il passe devant le tableau La source, de Jean-Auguste Dominique Ingres, et il se fait la réflexion que la muse n’est plus là. Il se rend compte de l’impossibilité de ce qu’il vient de dire. Il continue de progresser dans la galerie et constate avec affolement que les jeunes filles ont disparu des autres tableaux. Il court jusqu’à la salle où se trouve Naissance de Vénus, elle n’est plus dans le tableau, il s’écroule à terre victime d’un malaise. Il gît sur le sol inconscient. Il reprend ses esprits, allongé sur un lit, le buste de Goethe lui parle. Il lui dit que le temps presse, que les muses ont disparu des œuvres, que ce musée pourrait être celui de la mémoire de Gautrey, et qu’il incombe à ce dernier de partir à leur recherche et de les ramener pour la célébration des trente ans.


Le musée d’Orsay a été inauguré en 1986, et cette bande dessinée a été publiée en 2017, un hommage à ses trente ans d’existence. Le texte de présentation indique qu’elle constitue : un Jeu de piste alerte et poétique à Orsay, une nouvelle visite atypique du musée parisien, un conte irrévérencieux et léger pour la collection Futuropolis/Musée d’Orsay. En effet, comme l’indique le titre, plusieurs muses, la plupart dénudées, ont disparu de tableaux célèbres, et la quête du gardien est de les retrouver, et par là-même d’identifier leur ravisseur. Il s’appelle Virgile Gautrey, bien évidemment en référence à Virgile (-70 à -19), le poète latin auteur de l'Énéide, les Bucoliques et les Géorgiques. Durant son voyage, il rencontre Dante Alighieri (1265/67-1321, poète et écrivain) qui va lui servir de guide pendant plusieurs séquences, en hommage à La Divine Comédie (1307-1321), avec une inversion des rôles puisqu’ici Dante guide Virgile. En effet, Gautrey finit par arriver dans un endroit qu’il identifie comme étant l’Enfer. En fonction de sa culture, et de sa familiarité avec les collections du musée d’Orsay, l’illustration de couverture dit peut-être quelque chose au lecteur, plus ou moins vaguement. En arrivant à la fin de l’ouvrage, il découvre donc la liste des œuvres citées visuellement. La couverture est inspirée du tableau Les Oréades (1902) de William Bouguereau (1825-1905). Par la suite, il peut juste reconnaître l’architecture caractéristique du musée, ou bien quelques-uns des tableaux réinterprétés.



Aussi le ressenti de lecture dépend fortement du niveau de familiarité avec les œuvres du musée d’Orsay (et d’ailleurs). L’auteur explicite cette mention d’autres endroits : il s’agit de la galerie internationale d’art moderne à Venise, du musée de l’Orangerie, du musée du Louvre, de la fondation Beyeler à Bâle, du musée Rodin à Paris, même si cela ne concerne que quelques œuvres parmi toutes celles auxquelles il est rendu hommage. Sa lecture peut alors prendre une dimension ludique, en jouant à identifier chaque référence, chaque tableau intégré à la narration visuelle, ou bien rester au niveau de l’intrigue, tout en se disant qu’il ira consulter plus en détail la liste en fin d’ouvrage pour telle ou telle image qui l’a plus frappé. Il n’en est peut-être pas au niveau de Virgile Dautrey qui a vécu l’expérience de ressentir une émotion si forte qu’il lui soit désormais impossible de se passer de telle œuvre, mais il y a fort à parier qu’il éprouvera l’envie d’en voir plusieurs pour de vrai. Au fil des pages, une composition ou une autre le prend par surprise : la perspective des Raboteurs de Parquet (1875) de Gustave Caillebotte (1848-1894), la richesse d’un tableau à la manière de Gustav Klimt (1862-1918), le pointillisme de La voilette (vers 1883) de Georges Seurat (1859-1891), les splendides couleurs de Londres Le parlement trouée de soleil dans le brouillard (1904) de Claude Monet (1840-1926), l’eau calme et visqueuse de Le pauvre pêcheur (1881) de Pierre Puvis de Chavannes (1824-1898), ou encore bien d’autres.


L’artiste accomplit la prouesse de rendre hommage à ces quelques soixante-quinze œuvres d’art différentes en évoquant pour chacune l’exécution particulière de chaque créateur, tout en maintenant une unité graphique à sa narration visuelle, ce qui constitue un défi remarquable en soi. Tout commence avec une technique classique : des formes détourées par un trait de contour, un peu lâche, un peu fin, conservant un soupçon de spontanéité, avec une mise en couleurs de type aquarelle apportant des informations sur les teintes de chaque élément, comme ternies, et rehaussant le relief des surfaces, ainsi que le jeu d’ombres. Les traits de contour se font plus droits et plus secs pour représenter le hall central du musée d’Orsay avec ses murs bien droits, et ses arches bien rondes. Les premiers tableaux sont évoqués dans leur cadre, accrochés au mur, avec des touches de couleurs un peu plus vives, les faisant ressortir du reste de la case, sans pour autant qu’ils ne jurent avec la réalité banale de Virgile Gautrey. La vraie première prise de liberté (après la disparition des muses) survient avec une scène spectaculaire en quatre cases page treize : une transposition de L’accident gare de l’Ouest (aujourd’hui Gare Montparnasse) le 22 octobre 1895, célèbre photographie de Léopold Louis Mercier (1866-1913).



S’il y est sensible, le lecteur peut relever les fluctuations dans les techniques de dessins mises en œuvre par Stéphane Levallois qui lui permettent de s’aventurer vers les chefs d’œuvres picturaux, sans perdre le fil de son propre récit. Il peut jouer avec les lignes de contours en les rendant plus malléables ou plus floues, utiliser des couleurs plus vives pour un élément de la réalité banale de Virgile Gautrey en écho ou en annonce d’un tableau, utiliser le dispositif de l’ouverture d’une porte pour découvrir un autre monde ou une autre réalité derrière, diminuer le ratio de traits encrés au profit d’une plus grande importance accordée à la couleur directe, adapter des caractéristiques picturales telles que le pointillisme ou l’impressionnisme, jouer avec les aplats de noir, etc. Ainsi l’intégration des peintures se fait de manière organique, l’artiste gérant le degré de contraste en fonction de la séquence.


L’intrigue fonctionne sur le principe d’une enquête : quelle est la cause de la disparition des muses ? Quel est le coupable ? L’utilisation d’un voyage en train permet de voir défiler les paysages, et donne également l’impression d’une course-poursuite, une scène ou deux donnant l’impression que le gardien peut peut-être rattraper celui qui les enlevées. Conscient de la nature anniversaire du récit, le lecteur ressent l’impression d’un passage en revue un peu mécanique des œuvres emblématiques du musée d’Orsay, et dans le même temps il éprouve également le fait que ce dispositif fonctionne aussi comme une exploration d’hypothèses, de pistes, comme dans une enquête. Il voit que l’auteur met en scène deux enquêteurs : Virgile Gautrey d’un côté, le buste de Johann Wolfgang von Goethe de l’autre qui cherche avec ses propres moyens (il est muni de six jambes mécaniques) au sein même du musée d’Orsay, y compris dans les réserves. Le lecteur peut y voir un deuxième niveau de lecture : le constat que les disparitions concernent exclusivement des muses, le plus souvent des femmes nues, ce qui induit de manière sous-jacente un questionnement sur la nature du rapport de séduction entre muse et créateur, sur ce qui peut s’avérer séduisant pour la muse chez le créateur, et ce qui peut prendre sa place dans le cœur de sa muse.


Un livre anniversaire et hommage qui l’assume en égrainant les œuvres les plus célèbres du musée d’Orsay, sur la base d’un scénario linéaire. Virgile Gautrey se retrouve face à une toile après l’autre, essayant de comprendre pourquoi les muses ont disparu des œuvres. L’auteur parvient à remplir ce contrat de passage en revue, grâce à une narration visuelle qui sait accommoder chaque toile juste assez pour l’intégrer dans les dessins de l’histoire, sans dénaturer l’œuvre originelle. Accompagnant cette énumération, l’intrigue recèle plus de substance : un regard personnel sur l’importance ou le sens de chaque toile pour l’auteur, une mise en correspondance de la notion de muse et du jeu de séduction réciproque que cette fonction suppose avec le créateur. Ludique et enrichissant.



mercredi 27 novembre 2024

Bruce J. Hawker T07 Le royaume des enfers

Qui est l’écervelé qui commande cette barque… ?!?


Ce tome est le dernier d’une heptalogie. Il fait suite à Bruce J. Hawker tome 6 Les bourreaux de la nuit (1991). Cet album a été réalisé par William Vance (1935-2018) pour le dessin, par Petra Coria (1937-2024) pour les couleurs, avec André-Paul Duchâteau (1925-2020, créateur de la série Ric Hochet) pour le scénario. Il comprend trois récits : Le royaume des enfers (deuxième partie du tome 6) directement publié en album en 1996, L’écervelé (onze planches publiées dans Super Tintin 10 en 1980), et Top secret (deux planches) publié dans Super Tintin 37 en 1987.


La Tamise… un fleuve aux eaux changeantes, soumis à l’influence de la marée avec plus de sept cents flux et reflux par an… la Tamise, appelée souvent l’épine dorsale de Londres. Par un brouillard diffus, un homme avance d’un pas décidé et passe devant une famille dans le dénuement, en train de se réchauffer devant un feu de fortune. Il est légèrement aviné, et il ricane tout seul à voix haute. Il arrive devant un gibet. Un soldat le reconnait et l’indique à son collègue : c’est Mackton le bourreau, il est possible de lui acheter de l’excellente corde de pendu à six pence. Mackton monte sur l’échafaud, et il vérifie la solidité du nœud coulant. Les soldats continuent de commenter : il paraît que le futur pendu est un bourreau de la nuit qui a été livré à la justice, le vrai bourreau, Mackton va copieusement se restaurer à une des tavernes proches où il a ses habitudes. Il pénètre dans l’établissement de Billy et commande un whisky à réveiller les morts. Il se trouve que dans leurs recherches Bruce J. Hawker et George Lund entrent également dans la même taverne peu après. Ils s’intéressent tout de suite à ce bourreau bruyant. Hawker décide de le suivre quand il partira, même s’il a horreur de ces mises à mort. Un des badauds présents sur place a entendu une rumeur disant qu’il y aurait deux pendaisons. La corde est passée autour du cou du premier condamné : un des bourreaux de la nuit qui a attaqué Hawker près du cotre.



Voilà un format inattendu : la conclusion du récit débuté dans le tome précédent, en seulement trente pages, au lieu des quarante-six habituelles. Le lecteur apprécie que le scénariste n’ait pas étiré une intrigue en faisant du remplissage. Il attend avec une impatience certaine la résolution : Bruce J. Hawker parviendra-t-il à sauver son père adoptif ? Parviendra-t-il également à contrer l’organisation clandestine des bourreaux de la nuit et à mettre un terme à leur agissement ? Dans le cadre de cette série, la réponse ne fait pas beaucoup de doute, mais il n’est pas impossible qu’il y ait un prix à payer. En effet, un des personnages succombe à l’appât du gain et trahit les bons. Les bourreaux de la nuit se livrent à une mutilation sur un de leurs prisonniers, et ils fomentent un nouvel enlèvement, visant un des princes de la couronne. De fait, le lecteur ne ressent aucun temps mort, voire il aurait bien vu deux ou trois scènes un peu plus développées, au moins d’une bande de trois cases.


Comme dans les tomes précédents, le scénariste a ménagé de beaux moments d’action à l’artiste. La première pendaison se déroule hors champ de la prise de vue, avec uniquement le visage de Lund et de Hawker qui se crispe. La deuxième pendaison donne lieu à l’intervention vive et musclée de Hawker qui bondit pour estourbir deux bourreaux, pour délivrer la condamnée, et courir vers un fiacre pour une fuite éperdue. Le dessinateur prend visiblement plaisir à représenter la voiture à cheval filant dans des rues voire des chemins, détrempés, en modulant le niveau de rendu en ombre chinoise pour un effet estompé d’éloignement dans la distance. Quelques pages plus loin, Hawker bondit dans le dos d’un bourreau de la nuit, pour lui faire une clé au cou et le menacer d’un poignard effilé : une action rondement menée, des dessins secs et efficaces, une ambiance lumineuse dans le brouillard nocturne propice à une attaque furtive. En planche vingt-sept, le lecteur se retrouve spectateur d’un premier duel à l’épée en neuf cases : le dessinateur séquence cette action de manière à ce que le lecteur puisse voir le positionnement respectif des deux combattants, comprendre leurs déplacements, suivre leurs attaques et leurs ripostes, parfait. Un deuxième duel s’engage dans la page suivante et il est réglé en deux cases, le bourreau de la nuit n’étant pas un bretteur expérimenté. L’artiste ne se complaît ni dans le voyeurisme, ni dans le gore, tout en montrant bien la soudaineté de l’épée qui s’enfonce dans la poitrine de l’assaillant, la violence du geste, la douleur du blessé.



Le lecteur retrouve également l’art d’installer et de développer une ambiance à la fois par un découpage approprié, à la fois grâce à la mise en couleurs réaliste et teinté d’une pointe d’expressionnisme. La page d’ouverture constitue un cas d’école. L’auteur reprend les mêmes mots que pour le tome précédent, concernant la marée et l’épine dorsale. Le lecteur fait immédiatement le lien et va vérifier s’il n’est pas en train de lire la même planche une seconde fois. La première case est de la largeur de la page et en occupe la moitié de la hauteur : une vue de la grève de la Tamise avec des pieux et un canot au premier plan, une cabane en bois au second plan, et un navire avec les voiles repliées sur les mâts en arrière-plan : un usage des traits encrés et des aplats de noir, allant de traits de contour à une ombre chinoise grignotée par la brume pour le dernier plan. Dans la case suivante, également de la largeur de la page, dans le lointain le début de la ville, au premier plan le groupe de vagabonds à contrejour devant le feu. Troisième bande, un sans-abri relève la tête ayant entendu un bruit, puis son visage de face, et enfin avec une caméra au niveau du sol une paire de bottes qui avance de manière décidée. Le lecteur a senti le froid commencer à pénétrer ses vêtements, l’humidité de l’air, la misère et la résignation de ceux qui la subissent, l’irruption d’un élément étranger perturbateur, dans une ambiance entre gris et vert des plus déprimantes. L’artiste s’amuse autant avec la trogne du bourreau Mackton, qu’avec la flamboyance abondante de la chevelure de Red Lady. Les séquences en bord de Tamise sont toutes autant suintantes et humides, froides et sinistres. La coloriste joue à plein sur le contraste entre ces moments et l’éclairage chaud et vif de la taverne Lock’s Club, un régal visuel.


Le scénariste parvient à faire passer l’heureuse coïncidence qui fait que Hawker et Lund se trouvent au même moment que le bourreau dans la taverne, en indiquant qu’ils ont déjà fait le tour de plusieurs établissements similaires, et qu’ils ont fait chou blanc. Il apprécie également que le héros refuse de se soumettre aux conditions des bourreaux de la nuit, qu’il se mette en danger en se rendant seul et sans arme à un de leur rendez-vous, tout en reconnaissant que le temps file et qu’il ne pourra peut-être pas sauver son père adoptif sans payer la rançon. Dans cette dernière aventure de la main de William Vance, Bruce J. Hawker ne prend pas la mer, tout juste un canot, et il se retrouve également à devoir nager dans la Tamise de nuit. Il fait montre de courage physique, en prenant des risques, et tout autant d’intelligence. Il fait un tour systématique des tavernes, il met une potentielle victime à l’abri, il se doute que quelqu’un parle trop dans son entourage, il réalise lui-même une filature. L’intrigue se clôt de manière satisfaisante, et le héros reprend la mer : il s’est montré aussi bon tacticien sur terre que sur mer.



Dans un premier temps, le lecteur se retrouve un peu décontenancé par une seconde partie de seulement trente page. Dans un second temps, il constate que le scénariste a privilégié un récit dense et rapide, à une dilution pour respecter une pagination arbitraire. Dessinateur et coloriste se complètent à merveille pour des pages pleines de tension et d’humidité, avec des dessins aux contours âpres apportant une apparence adulte et dure, très savoureuse pour les lecteurs plus âgés.


L’écervelé, dix pages plus une magnifique illustration peinte en double page qui devait servir de couverture, un navire sur mer déchaînée. Sur la berge de la mer, une jeune femme nommée Kate chemine à dos d’âne, essayant d’échapper à un trio patibulaire menée par un certain Ortiz. Elle doit être rejointe par des marins britanniques. En apercevant leur bâtiment approcher, elle estime qu’il est conduit par un écervelé, au vu des risques qu’il prend. L’auteur s’amuse bien avec une belle blonde en robe longue pleine d’initiative, portant un jugement critique sur les capacités de son sauveteur potentiel, avec de très belles images de plage, de mer, et de mouettes.


Top secret, trois pages : Un soir de brume, comme disait le poète, sur les quais de la Tamise, Bruce J. Hawker se dirige en toute discrétion vers une maison abandonnée pour se livrer à une tâche mystérieuse. Une histoire courte avec une chute gentille, rehaussée par une touche légère d’humour en forme de clin d’œil. L’occasion de retrouver le personnage sur les berges enténébrées du fleuve : sympathique.


Ce tome vient clore les aventures de Bruce J. Hawker réalisées par son créateur William Vance, avec l’apport déterminant de Petra Coria pour la mise en couleurs, et le renfort d’André-Paul Duchâteau pour les scénarios des albums 4 à 7. La narration visuelle se fait acérée et poisseuse pour la fin de l’intrigue des bourreaux de la nuit. Elle retrouve tout son souffle sur la plage et sur mer pour la seconde histoire. Elle replonge dans la nuit pour la dernière. Une bonne série dans la carrière de William Vance.



mardi 26 novembre 2024

Krull

Quel horrible individu, ennuyeux, refoulé et un peu répugnant…


Ce tome est une anthologie regroupant cinq récits indépendants autour du thème des légendes et des contes. Son édition originale française date de 2009. Il a été réalisé par Sergio Toppi (1932-2012) pour le scénario et les dessins. Ce tome comprend quarante pages de bande dessinée, chaque histoire comprenant huit pages.


Krull, publié pour la première fois 1984. Le village est sombre et silencieux, les adultes sont plongés dans un sommeil pesant. Dans la chambre des enfants, la lumière tarde à s’éteindre car la peur rôde à la lueur tremblante des bougies. La nuit est profonde et c’est de nuit que Krull arrive… Rien ne vient rompre cet épais silence. Les ruelles sont désertes. Dans le village, seuls les enfants vaillent… et voici l’ogre ! Krull avec son sac et son coutelas, l’ogre qui vient enlever pour les manger… - Champignons, publié pour la première fois en 1983. Un petit gnome assis sur un champignon se plaint de sa condition : il n’en peut plus d’être assis du matin au soir sur des champignons, quel sens cela a-t-il de vivre sa vie de façon aussi grotesque ? Il a été assis sur toutes sortes de champignons. Rien que du bout des fesses, il arrive à reconnaître les chanterelles, les amanites, les pleurotes et les lépiotes. Il s’est enquiquiné sur des russules, des cèpes… Champignons, champignons jusqu’à la nausée… Le crapaud l’écoute et lui répond gentiment qu’il lui semble que c’est exactement le boulot du gnome. À quoi servent les gnomes dans les forêts si ce n’est à rester assis sur leurs petits champignons ? Son interlocuteur estime que le crapaud a beau jeu quand de temps à autre, il se transforme en beau jeune homme et il embarque de jolies princesses au lit. En son for intérieur, le crapaud se dit qu’il s’agit d’un individu ennuyeux, refoulé et un peu répugnant.



Le roi et le corbeau, publié pour la première fois en 1997. Dans une plaine ondulée, marquée par des rochers, se tient une statue de roi au milieu de nulle part. Lentes s‘écoulent les années, et, comme le lichen, elles recouvrent le grand roi de pierre, héros de batailles oubliées. Les pluies ont creusé de profondes rides de mélancolie sur son visage. Plus que le souvenir de ceux qui l’ont aimé et craint, ce qui le tourmente dans la succession silencieuse des saisons, c’est la nostalgie des territoires qu’il a vaincus et conquis. Il voit voler un corbeau vers lui et il lui demande de venir alléger sa peine. - Hortruge, publié pour la première fois en 1987. De grands yeux profonds, un visage d’albâtre, une splendide chevelure… Cependant jamais un homme n’est venu dans sa maison entre les sombres falaises de rochers. En revanche, viennent lui rendre visite, le grand ours brun, le loup gris sortis des forêts profondes par des sentiers secrets. Hortruge les caresse, ses doigts courent dans la fourrure, légers comme le vent du matin avant le lever du soleil. Mais ni l’ours brun, ni le loup gris ne repasseront par la porte comme ils étaient venus… - Puppenherstellerstr. 89, publié pour la première fois en 1982. Dans son atelier, un marionnettiste s’adresse à sa dernière création, une marionnette de petite fille, en lui indiquant qu’elle n’a qu’un chose à faire : obéir, toujours lui obéir et rien d’autre !


Ce tome fait partie de la vingtaine que l’éditeur Mosquito a consacré à ce bédéiste à la très forte personnalité. Le texte de la quatrième de couverture souhaite la bienvenue dans le monde des contes gothiques de Toppi. […] Le maître milanais distille avec humour sa noire vision de l’humanité, chaque fois l’ironie est grinçante, la pointe finale du récit surprenante et acérée. Le lecteur comprend qu’il va découvrir cinq récits à la structure très cadrée : une histoire de huit pages, un élément fantastique ou un personnage de conte, dans une version avec le point de vue de l’auteur. Comme d’habitude avec ces recueils, le lecteur peut s’interroger sur la nature de ce qu’il lit, entre bande dessinée et texte illustré. D’un côté, il y a de nombreuses pages qui s’assimilent à une illustration en pleine page, ou à une composition agrégeant deux ou trois dessins en une seule image, neuf planches sur quarante, soit près du quart. De l’autre côté, l’auteur fait usage de phylactères, souvent pour un texte d’exposition, de cases, souvent des moments juxtaposés, sans mouvement, ne participant pas d’un même mouvement de caméra, Enfin les dessins sont finement ouvragés, texturés jusqu’à l’obsession, certains personnages donnent l’impression de poser, des éléments peuvent être déformés pour revêtir une qualité expressionniste, et chaque récit comprend une composante fantastique évoquant un conte.



Du fait de la pagination de huit pages, chaque récit repose sur une idée principale, avec un monstre ou une créature issue des contes, et une chute qui prend la conclusion habituelle à rebours. Premier récit : un ogre qui enlève des enfants pour les manger. Il les ramène dans sa maison dans les bois pour les confier à son épouse une femme magnifique, qui les cuisine. Pas de doute, il s’agit bien d’un conte, car il est peu plausible que l’ogre ait pu se construire une maison en pierres d’une telle dimension, sans que les villageois ne parviennent à la localiser. Ou qu’il puisse enlever des enfants très régulièrement pour les manger, et qu’il en trouve encore à proximité de sa demeure après toutes ces années. Le lecteur peut relever ces formes de licences littéraires dans les autres contes : l’existence même d’un kobold (créature légendaire du folklore germanique) et un crapaud qui parle (et paraît-il se transforme occasionnellement en beau prince), une statue de pierre qui parle avec un corbeau, une femme qui vit dans une demeure isolée sans moyen de subsistance, ou encore une marionnette douée de vie.


Le lecteur se rend vite compte que l’auteur sait ce qu’il fait, c’est-à-dire qu’il utilise sciemment le genre du conte pour évoquer des thèmes adultes, soit par sous-entendu, soit de manière explicite. Cet horrible ogre monstrueux ne sait pas dire non à son épouse, et est resté très attaché à sa mère. Le gnome rêve d’être quelqu’un d’autre, avec des envies qui donnent à réfléchir : un maréchal fastueux, cynique et crapuleux, un archiduc Habsbourg qui s’adonnerait aux plus ténébreuses perversions, un chef de police secrète qui s’occuperait de couper en rondelles les opposants au régime. Le gnome évoque nominativement Guenrikh Grigorievitch Iagoda (1891-1938) acteur majeur dans la mise en place des goulags, et Félix Dzerjinski (1877-1926), fondateur de la Tchéka (police politique). Le crapaud pense en lui-même que : Ça ferait le bonheur du plus tordu des disciples de Freud que de connaître les désirs des gnomes de livres pour enfants. Il devient ainsi patent que l’auteur utilise sciemment la dimension psychanalytique des contes pour enfants, en intégrant des thèmes comme l’homme adulte encore sous l’influence de sa mère qui le choie toujours comme un enfant, l’envie de devenir quelqu’un d’autre grâce à un philtre magique, la nostalgie des heures de gloire passées pour un vieil homme, la puissance et l’aveuglement de la passion amoureuse, la prise d’autonomie d’un enfant qui se conduit comme il a vu ses parents se conduire.



Toutefois s’il connaît déjà cet artiste, le lecteur est plutôt venu pour sa narration visuelle si personnelle, et plus précisément pour ses dessins. Il est servi dès la couverture avec cette magnifique teinte verte, rehaussé par la touche violette, les doigts impossiblement longs du crapaud et la mine peu amène du kobold. Puis il découvre une illustration s’étalant sur deux pages, une chaumière dans la nuit, un voyageur qui s’en approche, une très belle utilisation de taches d’encre pour donner l’apparence de la nuit au paysage. Le récit Krull commence avec une illustration en pleine page, une vue de bâtiments du village avec un cadrage déstabilisant : le dernier étage et le toit de la maison en premier plan, et le toit de l’église rehaussé de deux bulbes, une architecture mixte étrange. L’artiste mélange ainsi plusieurs influences, ici avec des touches slaves marquées, et un sens du regard (la maison avec son porche et ses deux lucarnes qui font comme un visage dans la deuxième planche). Par comparaison, la maison de l’ogre et de son épouse apparaît plus grossière, et celle de sa mère plus ancienne, avec de nombreuses poutres extérieures non équarries. Le chalet en bois de Hortruge a bénéficié d’une construction rigoureuse et d’une finition très propre. Les rues de la ville où réside le marionnettiste présentent de solides constructions en pierres de deux ou trois étages et des maisons à un étage en bois ayant dû être consolidées avec des pièces rapportées.


Comme il convient à des contes, certains personnages sortent de l’ordinaire : l’ogre avec sa dentition acérée, son grand couteau bien sûr, et ses chausses pointues, Dzybilyactun, halac Huinic, grand chef des Mayas Totzil, à la parure tellement chargée qu’il semble être à moitié pétrifié, la magnifique Hortruge avec sa mèche de cheveu blanc dans sa chevelure noire, le vieux marionnettiste avec son costume trois pièces, sa mèche rebelle et ses yeux enfoncés. Sans oublier cette mise en page incroyable : une narration graphique qui intègre de véritables illustrations comme gravées avec une minutie inimaginable, et des séquences plus classiques comme le vol du corbeau au-dessus de ce que fut le royaume du héros de batailles oubliées. Le lecteur éprouve la sensation de pouvoir toucher chaque élément, de sentir leur texture. Il constate que régulièrement une case ou un élément le prend par surprise : un hibou en premier plan dans la dernière case de la page 9 avec l’ogre en arrière-plan, un oiseau perché sur un pieu en bois dans une case de la hauteur de la page, un dessin en pleine page consacré aux arabesques d’un champignon, des parures mayas, un abreuvoir en train de se remplir d’une eau s’écoulant d’un tronc d’arbre évidé, une rombière dans une robe noire bouffante du plus bel effet, etc. Chaque page est un délice pour les yeux, un véritable enchantement. C’est d’ailleurs ce qui donne une ampleur peu commune à chacun de ces cinq contes.


Cinq contes avec des figures assez classiques, d’une pagination assez brève, avec une chute plus ou moins originale. Oui, mais c’est raconté par Sergio Toppi, ce qui change tout. La narration visuelle plonge le lecteur dans des endroits donnant une sensation tactile par la richesse de leurs textures, elle montre des endroits plausibles tout en amalgamant des éléments venus de culture différentes. Les personnages participent à la fois du registre du conte et du registre romanesque. L’amalgame entre texte illustré et bande dessinée est parfaitement maîtrisé, l’art de conteur qui n’appartient qu’à ce créateur. Le lecteur n’est pas près d’oublier chacun de ces endroits, et les thèmes adultes mis en scène.



lundi 25 novembre 2024

Dirty Rose

Sache qu’il y a des choses qui se règlent en dehors des dossiers.


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. La première édition date de 2024. Il a été réalisé par Marzena Sowa pour le scénario, et par Benoît Blary pour les dessins et la mise en couleurs. Il comprend quatre-vingt-six pages de bande dessinée.


Dans une zone désertique du Wyoming, une maison très isolée au bout du chemin, avec quelques bêtes en pâturage. Tom Brodowski regarde par la fenêtre, réchauffé par le soleil, avec un mug dans la main. Dans cette petite maison sans étage, un matelas au sol, des cartons non déballés, une valise encore fermée. Le téléphone diffuse une chanson, alors que le jeune homme prend sa douche. Puis la sonnerie retentit et Tom se précipite pour décrocher, et il éprouve un moment de déception. C’est Edith, la cheffe du commissariat qui l’appelle. Elle lui demande poliment comment s’est passée cette première nuit chez lui et elle lui explique sa première mission. Ils vont l’envoyer direct sur le terrain, il ne faut pas qu’il s’attende à débarquer dans un western. Il s’agit d’une femme un peu spéciale, elle habite pas trop loin de chez lui. Il y a une plainte au commissariat : une association qui défend les animaux, des tarés mais dans un autre genre. Apparemment, elle garde des chèvres dans sa caravane. Edith continue : il faudrait que Tom lui dise qu’il y a une plainte, mais qu’on ne veut pas l’accabler avec ça, mais que ce serait bien si elle relâchait les pauvres bêtes dans le pâturage. Il faut qu’il dise que c’est illégal et barbare, et tout le tralala, on ne fait pas ça aux animaux. Pour finir, Edith lui envoie les coordonnées GPS.



Dans le commissariat, Reynold, le mari d’Edith, également policier, rassure un père et son fils, sur le fait qu’avec les photos qu’ils ont collées partout, il est sûr qu’on retrouvera leur chien. William, un autre policier, ironise sur la manière dont Edith a présenté la mission : une femme un peu spéciale, une tarée de première plutôt. Quand il est arrivé, on ne l’a pas envoyé chez elle au premier feu, mais lui est d’ici, aussi c’est différent. Il la connait depuis gamin, elle avait un corbeau apprivoisé sur l’épaule, il avait peur de lui aussi. Il se rappelle qu’un jour elle est venue chercher Jean à l’école, elle était seins nus, elle venait chercher sa fille à poil, même si elle n’est pas sortie de sa voiture. Edith reprend la parole : le jeune arrive de Chicago, s’il ne se débrouille pas ici, il est fait pour nulle part. Bob fait observer qu’ici, ils sont au far-west, pas le même monde, pas les mêmes règles. Edith conclut qu’il faut le laisser faire, ce n’est qu’une femme après tout, cette dernière phrase lui attirant des regards chargés de sous-entendus. Tom Brodowski se présente devant la clôture et il hèle pour attirer l’attention. À l’intérieur de sa caravane, Rose Shaw fume tranquillement sa cigarette et son chien Boo aboie sans discontinuer. Elle finit par le laisser sortir, toujours sans se montrer. Le chien se précipite à la clôture, empli de curiosité, sans plus aboyer. Tom finit par renoncer. Dans une maison distante de trois cents mètres, un couple âgé observe, mécontent qu’Edith ait envoyé le nouveau.


Une vague promesse contenue dans le titre, d’une femme jugée peu recommandable par les autres, vivant visiblement avec un chien dans une caravane ou un mobil-home, laissant les déchets s’accumuler autour. Une histoire qui commence avec un jeune policier, récemment arrivé (arrivé de la veille même) dans un vrai patelin au fin fond du Wyoming, où tout le monde se connaît, et connaît Rose Shaw. Une simple enquête de voisinage ? Un secret honteux, ou peut-être criminel ? Une histoire d’amour improbable entre un jeune homme et une femme âgée ? Des rancœurs accumulées pendant des dizaines d’années ne demandant qu’à alimenter des actes de violence ? Le lecteur ne sait pas trop sur quel pied danser, qu’attendre du récit, ce qui le rend plus attentif à ce qu’il voit. Tout commence par une belle aquarelle mettant en valeur la profondeur de champ de cette plaine s’étendant jusqu’au pied de lointaines montagnes, sous un ciel d’un beau bleu rehaussé par quelques nuages. L’artiste a-t-il séjourné dans le Wyoming ? Quoi qu’il en soit, il donne à voir ce coin d’Amérique rurale. La maison de Tom apparaît toute simple et peu onéreuse, en préfabriquée, de plain-pied, avec une rangée de poteaux électriques pour le long de l’allée qui y mène, pour rejoindre la route. De près, la parcelle de Rose Shaw semble jonchée de carcasses de voitures, de mobilier abandonné, avec assez d’espace entre chaque pour que ce ne soit pas encore un dépotoir ou une décharge.



Un peu plus loin, la parcelle des époux Connie & Boyle apparaît comme un modèle de propreté et de terrain entretenu avec soin. Vues d’un peu plus loin encore, les deux parcelles ne diffèrent quasiment plus. Plus tard, lorsque Tom revient chez lui en marchant le long de la route, l’obscurité semble comme écraser les espaces, à l’exception du ruban de la route qui donne l’impression d’être sans fin. À la lumière du soleil le lendemain au petit matin, le paysage a retrouvé toute son ampleur, son horizon sans fin. Cette sensation de grand espace ouvert se retrouve en page cinquante-sept avec une case de la largeur de la page consacrée à la plaine ondoyante. De manière surprenante, ce même paysage donne l’impression d’avoir repris une dimension un peu plus petite plus en relation avec les deux chevaux qui portent chacun leur cavalier. Enfin la fin du récit emmène le lecteur dans une forêt à proximité d’une mesa de grande hauteur, avec une très belle case de la largeur de la page (en page 78), une vue de dessus, avec des rapaces dans le ciel au premier plan.


Si les grands espaces de ce coin du Wyoming sont bien présents, les personnages évoluent également dans d’autres environnements. Le lecteur commence par avoir droit à une vue globale de l’intérieur de la petite maison de Tom. Puis vient la salle principale du commissariat : un espace de travail accueillant trois ou quatre bureaux avec leurs tiroirs, le poste informatique avec sa souris sans fil, les casiers pour les dossiers, la lampe de bureau, le petit matériel de type stylos, bloc-notes et papillons adhésifs, sans oublier les mugs, et bien sûr un gros photocopieur, un réfrigérateur, une machine à café. Par la suite, le lecteur accompagne Tom chez ses voisins, dans le meilleur bar-restaurant du coin, dans un bar plus lointain où se tient un concert de musique Country, à l’intérieur de la caravane de Rose, dans un supermarché impersonnel, dans une pizzeria à emporter, dans un ranch avec sa douche à l’extérieur, et même dans une cellule du commissariat. L’artiste dépeint une petite ville de l’Amérique profonde, dans la banalité de son quotidien, un environnement où il fait bon vivre, pensé pour faciliter la vie de consommateur tout en présentant des endroits accueillant où il fait bon se retrouver et papoter.


Le lecteur constate rapidement que la distribution de personnages s’articule autour de Tom Brodowski et Rose Shaw, avec une poignée de seconds rôles : quatre policiers dont le couple d’Edith & Reynold, Connie & Boyle le couple voisin de Rose, Jena la fille de Rose, Boo son chien, Chumani une jeune femme et bien sûr Helen la fiancée de Tom. Les dessins montrent des personnages adultes, avec des gestes d’adulte, des comportements en conséquence, et des physiques normaux et banals, tout en étant individualisés. Tom est un beau jeune homme blond, avec une implantation de cheveux qui lui est propre, une forme de visage un peu allongée. Edith, Reynold et Bob portent les marques de l’âge. Le lecteur peut noter que William est plus jeune, que les autres, avec une coiffure plus soignée. Il apprécie l’expressivité plus marquée de Jean, que ce soit quand elle fait des mimiques parce qu’elle trouve que Tom a déjà des goûts de vieux, ou sa colère face à sa mère.


Il apparaît que Rose Shaw s’est vue affublée de cet adjectif péjoratif du fait de son style de vie, qu’une autre femme résume ainsi : Elle n’avait peur de rien ni de personne, elle faisait tout comme elle le sentait, elle aimait l’alcool et les hommes et la fête et les armes, la totale. Il apparaît vite que Rose Shaw ne se conforme pas aux valeurs implicites de la société dans laquelle elle se trouve. Son anticonformisme atteste du fait qu’il est possible de vivre autrement, qu’un individu peut prendre la liberté d’agir différemment. Par voie de conséquence, les règles de vie tacites des uns et des autres se trouvent remises en cause : la fidélité entre époux, l’élimination des objets et des véhicules usagés, l’acceptation des règles de vie en société à commencer par la soumission à l’autorité de la police, le respect de la pudeur, l’acceptation des responsabilités de la parentalité, le respect de l’intimité des autres, etc. Bien évidemment, ce comportement ne peut qu’entrer en conflit avec les valeurs d’un jeune policier, même intelligent. Hé bien non, pas tout à fait. La curiosité de Tom Brodowski s’accompagne d’une empathie, ou d’une absence de préjugé, et aussi d’un sens de la justice. Dans une scène étrange, deux dessins en pleine page, la première avec une case, et le monologue d’un personnage, le lecteur découvre quelqu’un pour qui Rose a représenté bien autre chose, des valeurs différentes et des plaisirs honnêtes. Puis, dans la deuxième page, un événement traumatisant qui permet d’entrevoir ce qui conduit Rose Shaw à arrêter de jouer en respectant des règles dépourvues de sens. La conclusion en deux temps met en scène deux facettes de la liberté, et laisse augurer de l’avenir de Tom Brodowski à moyen ou long terme.


Au vu de la couverture, une histoire courue d’avance, d’une femme vivant une vie de marginale dans sa caravane. À la lecture plutôt l’histoire d’un jeune policier qui effectue son travail, sans pour autant accepter les choses comme elles sont, en particulier le consensus général contre Rose Shaw, une femme qui s’est mise à l’écart de la société, qui n’y a plus sa place, qui en paye le prix. Mais aussi Rose et son mauvais caractère. La narration visuelle qui transporte le lecteur dans un petit patelin tranquille du Wyoming, avec de beaux paysages, des endroits accueillants en ville, des habitants normaux et plutôt sympathiques. Des incidents pas si graves que ça, le temps de vivre, une femme complexe dont l’excentricité empêche la normalité des autres, contraints d’accepter l’existence de choix différents, suscitant des interrogations irrépressibles.




jeudi 21 novembre 2024

Djinn T06 La perle noire

Elle ne tient pas à juger. Mais à comprendre.


Ce tome fait suite à Djinn T05 Africa (2005) qu’il faut avoir lu avant. Il s’agit d’une série qui compte treize tomes et trois hors-série. C’est également le premier tome du cycle Africa, composé de cinq albums. Sa parution originale date de 2006. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario et par Ana Mirallès pour les dessins et les couleurs. Il compte quarante-six pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec une introduction d’une page rédigée par Dufaux, évoquant l’Afrique comme terre des légendes, la notion d’Afrique noire, le racisme, esclavagiste à ses débuts, colonial ensuite, le sida en Afrique, un continent constitué de 52 États et d’une population de 680 millions d’habitants, une forte croissance démographique, une grande pauvreté, une corruption moins habile à se cacher que dans d’autres parties du monde, c’est-à-dire un de ces chaudrons dans lesquels le diable aime touiller.


Kim Nelson se trouve en Afrique noire, dans la maison de Mister Mô, un homme âgé. Elle cherche une femme. Ou plutôt le souvenir qu’a pu laisser cette femme. C’est plus qu’un souvenir. Cette femme est devenue une légende, un mythe. Les Orushi la considéraient comme une déesse. La déesse des fièvres et des anéantis. Elle explique à son interlocuteur que cette femme était son aïeule, connue en d’autres lieux sous le nom de Jade. C’est une djinn. Kim continue son explication : elle ne pouvait aimer, même si la peau était douce, le cœur battait froid. Jusqu’à ce qu’elle rencontre un Lord anglais et son épouse. Elle est un enfant du Lord. Ce qui levait la malédiction, elle pouvait éprouver à nouveau des sentiments. Elle termine en indiquant que cet enfant, c’était sa mère. Son interlocuteur souhaite savoir si la malédiction s’est transmise. La jeune femme répond que oui.



Kim Nelson continue : les djinns sont séduisants et ils aiment le pouvoir, celui de Jade reposait sur une fortune immense le trésor d’un sultan dont elle s’était emparée peu avant le déclenchement des hostilités qui devaient mener à la première guerre mondiale. Elle poursuit son explication un peu compliquée : comment elle en est venue à rechercher la perle noire qui se trouvait à l’oreille droite de Jade, à l’oreille droite d’Anaktu. Elle tient l’emplacement exact du trésor, d’une enfant nommée Saru Rakti, qu’elle a rencontrée en Inde. C’est une princesse qui vit dans le palais du maharadja d’Eschnapur. Kim a l’impression de suivre un jeu de piste. Sa mère tenait un journal qui lui fit croire d’abord que le trésor se trouvait en Turquie. Ce fut une profonde désillusion : elle n’y trouvait qu’un billet qui l’envoya vers les Indes. Un certain monsieur Prim l’introduisit à la cour du maharadja. Là encore, elle dut déchanter. Pas de trésor, rien… Juste une fillette qui la regarda droit dans les yeux et qui lui demanda si elle avait la perle. Bref, elle termine en rappelant qu’elle est à la recherche de la perle, et qu’une djinn n’a rien redouter, sinon elle-même. Kim Nelson regagne sa chambre mais un homme l’y attend : Jagger.


Le lecteur s’est préparé à découvrir la suite des aventures de Jade en Afrique noire, et surprise ! Jade n’apparaît pas dans ce tome, ni Miranda & Harold Nelson, ou Charles Augery & Ebony. Comme le montre la couverture, ce tome revient aux années 1960, et à Kim Nelson, la jeune femme qui est la petite-fille de Jade. Pour autant, le déroulé de l’intrigue reprend bien le principe du premier cycle : Kim retrace le voyage de ses aïeux, essayant de retrouver des informations qui lui permettraient d’accéder un trésor. Ce voyage l’amène à affronter des épreuves similaires à celles dont son aïeul a triomphé, en particulier marcher pied nu sur une allée de braises enflammées, et faire face à la déesse Anaktu. Deuxième surprise de taille : cette aventure n’est pas la suite directe du premier cycle. Alors qu’elle explique à Mister Mô comment elle en est arrivée là, Kim Nelson explique qu’elle a l’impression de suivre un jeu de piste et elle cite le nom de monsieur Prim qui apparaissait à la dernière page du dernier tome du premier cycle. Elle a donc rencontré une fillette à la cour d’un maharadja qui lui a confié cette quête de retrouver la perle noire, et cette rencontre sera l’objet du troisième cycle intitulé India, tomes dix à treize. En repartant vers les années 1960, les auteurs montrent quelles ont été les conséquences des actions des personnages dans les années 1920, ce qu’il en reste, ce qui est compréhensible quarante ans plus tard. Or il apparaît qu’il reste peu de choses du souvenir des individus et beaucoup plus des légendes.



Le scénariste se montre très explicite dans son introduction : il expose ses partis pris. Il commence par parler des légendes, et des clichés, autant les stridulations du criquet dans le jardin que le rugissement du lion. Pour lui, il y a autant d’histoires à raconter sur le premier que sur le second, autant de légendes dans son environnement quotidien, que dans un pays lointain et fantasmé. Il continue : le cliché du rugissement du lion, il faut le vivre comme tous les autres clichés. Le lecteur se souvient que dans le premier cycle, les auteurs avaient mis en œuvre les clichés liés au harem, parce qu’il fallait bien que les personnages, et par voie de conséquence le lecteur, les vivent. Il développe ensuite la notion d’Afrique noire et de racisme. À nouveau, il expose explicitement le positionnement de Kim Nelson : le regard qu’elle porte sur cette Africa est un regard dénué de préjugés, c’est pourquoi elle entend les voix du passé, le murmure des tatouages, le bruissement des corps nus qui se lèvent. Il conclut : Kim Nelson ne tient pas à juger, mais à comprendre. En tant que conteur, le scénariste a conscience de son positionnement de blanc en Belgique, et à travers son personnage principal, il ne tient pas à juger, mais à comprendre. Comprendre les clichés et les vivre, comprendre les légendes en fonction de ce que lui-même perçoit de l’Afrique noire.


Dans le même temps, l’aventure reste toujours aussi accessible et enchanteresse grâce aux dessins exquis. Dans la première page, le lecteur note que l’artiste continue de se départir des traits de contour très propres et très fins, pour d’autres types de rendu. Ainsi la végétation de la jungle mêle plusieurs caractéristiques : des traits de contour plus torturés, moins arrondis, en particulier pour l’écorce du tronc des arbres, des surfaces non fermées plutôt à base de petites taches irrégulières pour rendre compte de l’effet produit par le feuillage, et enfin des surfaces en couleur directe, par exemple pour l’herbe. Cette façon de faire rend bien compte des différences de matière et de la manière dont elles captent la couleur. Dans la deuxième case, le lecteur note que le plan le plus en arrière est réalisé à base d’une aquarelle très lâche, quelques taches qui évoquent la végétation dans le lointain. Cette combinaison de rendus donne des paysages magnifiques : le lever du soleil sur un véhicule tout terrain avançant sur une piste au milieu de la brousse, le village lacustre sur pilotis d’un jaune paille sur belle eau bleu très claire, les larges méandres du fleuve plus ou moins éclairés en fonction de la densité de la végétation, une séquence irréelle dans la forêt de nuit avec le noir des ténèbres qui mangent tout sauf les troncs captant la lumière de la lampe.



Dès la première page, la qualité des dessins offre au lecteur une immersion profonde et plausible. L’artiste a visiblement effectué des recherches pour les caractéristiques des habitations à cette époque, leur aménagement, leur ameublement, leur décoration intérieure, du mode de construction des toits jusqu’aux motifs sur les coussins, à la forme des stores vénitiens pour assurer une ombre confortable. Elle intègre tout naturellement des éléments descriptifs variés : le modèle de voiture tout terrain, les robes des femmes attendant au commissariat, les étals dans la rue, les armes à feu des militaires, etc. En pleine harmonie avec le scénariste, elle représente les clichés, leur insuffle des éléments spécifiques, leur redonne du sens en fonction du contexte et des personnages. Kim boit des verres d’alcool avec régularité chez Mister Mô, de manière très naturelle, au fil de la conversation, et elle finit par se rendre compte de son comportement, jetant le contenu de son verre : une séquence qui se déroule au fil de la conversation de manière organique. Arrivée dans la cité lacustre, Kim se déshabille tout naturellement, tout en conservant son assurance, une vraie démonstration de sa personnalité, sans voyeurisme gratuit. Plus loin, Jagger est amené devant Zymba Motta, le vrai détenteur du pouvoir dans cette région ; Motta abat l’homme qui accompagne Jagger, de sang-froid. Un cliché issu des polars, et aussi une situation plausible et logique, qui en dit long sur le pouvoir de cet homme.


Voilà donc Kim Nelson sur la trace du fameux trésor de Jade, disposant d’indices partiels et fragmentés. Les auteurs racontent bien une aventure au premier degré : rituels traditionnels comme la marche sur le feu, boissons inconnues provoquant des visions, jumeaux aux yeux vairons, exécution sommaire, masque-hibou, expédition en pirogue sur le fleuve, guet-apens pour trancher la main d’un individu ayant enfreint la loi coutumière, etc. En outre, le héros de ces aventures est une femme, Kim Nelson, assez menue, qui en impose à toutes les personnes avec lesquelles elle interagit, et qui sont majoritairement des hommes. Les épreuves qu’elle a volontairement affrontées et dont elle a triomphé l’ont transformée, ces expériences lui donnant une confiance en elle, la preuve qu’elle est capable de faire face à des situations effrayant la plupart des individus. Les hommes ne peuvent pas lui en imposer par la menace implicite de la force physique car cela ne lui fait plus peur. Sa nudité ne peut plus être une humiliation car elle en a fait l’expérience : Une djinn n’est jamais nue, elle donne juste l’illusion d’être nue. En effet, elle ne juge pas, mais elle cherche à comprendre, prenant des risques, acceptant de nouvelles expériences étrangères à sa culture.


Pas facile pour des auteurs occidentaux de raconter une aventure se déroulant en Afrique au milieu du vingtième siècle, sans s’empêtrer dans des clichés colonialistes, sans donner l’impression d’un exotisme en toc qui fait surtout ressortir le manque de culture. Leur implication est indéniable : ils affrontent lesdits clichés de front, et s’ouvrent à la différence comme elle existe, sans l’expliquer d’un point de vue occidental. Le lecteur se retrouve subjugué par l’héroïne, son courage et ses fragilités, sa condition de djinn, une allégorie de la femme libérée en imposant naturellement à son entourage. La narration visuelle dégage un charme fou, une sensibilité extraordinaire en phase parfaite avec le scénario, un véritable enchantement.



mercredi 20 novembre 2024

Saint Rose: À la recherche du dessin ultime

C’est un papou ! Son chef spirituel c’est la reine d’Angleterre !


Ce tome contient un récit complet, indépendant de tout autre, présentant plus de saveurs pour un lecteur familier des récits d’aventure. Sa parution originale date de 2019. Il a été réalisé par Hugues Micol pour le scénario et les dessins, et par Isabelle Merlet pour les couleurs. Il comprend soixante-deux pages de bande dessinée.


Une immense propriété au bord de la mer, avec un magnifique manoir, Hugues Micol pousse la grille de l’enceinte, et mache jusqu’à la porte d’entrée, où il sonne à la porte de l’immense battant. Motte Piquet lui ouvre : le bédéaste se présente, il a rendez-vous avec Santorin Saint Rose, Investigations & Péripéties. Le mousse le fait entrer, lui disant qu’il trouve que la BD c’est sympa, et il lui demande s’il fait les histoires ou les dessins. Tout en traversant un gigantesque hall décoré avec d’immenses plantes exotiques en pot, Hughes répond qu’il peut faire les deux, ou alors il lui arrive de collaborer avec un scénariste, parfois ce n’est ni l’un ni l’autre. Ils passent par un vestibule avec de nombreux objets en exposition et une multitude de tableaux accrochés. Hughes s’arrête devant un squelette exposé sur un cadre : le majordome lui explique qu’il s’agit d’un véritable poisson-chien péché dans le lac Okavongo par Santorin Saint Rose en personne. Puis l’invité remarque une grande botte sur un meuble bas : il comprend qu’il s’agit d’une véritable botte de sept lieues, et demande si elle fonctionne. Le guide répond qu’ils le sauront quand ils auront trouvé la deuxième. Enfin, ils pénètrent dans un salon où le maître de maison est en tenue d’escrimeur en train de s’entraîner contre une machine sophistiquée.



Saint Rose porte la botte décisive, puis il retire son casque et souhaite la bienvenue à son hôte. Il note que Motte Piquet ne porte toujours pas de souliers. Puis il trouve qu’il fait soif, et il crie un grand : Comment ?! Son maître queux, un papou civilisé, apporte deux verres sur un plateau. Saint Rose demande à Hughes ce qu’il peut faire pour lui. Son invité explique : La nuit dernière, il était dans une boîte de nuit pour un extra payé par une marque de champagne. Une soirée privée sur le thème des impressionnistes. Il faisait le Van Gogh au milieu des fêtards. La nuit déjà bien avancée, il décidait de dessiner pour lui, plus personne ne faisant attention à lui. Et là, porté par la fatigue ? Le costume ? Miracle ! Un trait nouveau, une piste graphique pleine de promesses, bref, une épiphanie ! Euphorique, mais épuisé, il s’accordait une petite pause. À son retour, sa planche avait disparu et la boîte s’était vidée de ses derniers noceurs. Restait juste une plume sur son établi. Hughes la sort de la poche intérieure de son veston car il l’a encore avec lui. Il la montre à Motte Piquet, Saint Rose et Comment. Mais soudain il ressent une forte douleur au mollet gauche : il a été mordu par Poule ; Saint Rose intervient pour qu’elle le lâche. Un cochon anthropomorphe intervient pour indiquer qu’il s’agit d’une plume de Cigogne noire. Elle a été teinte avec un vert safran de chez Winsor et Newton. Saint Rose indique que la saison est bien avancée et que le volatile a dû migrer vers le sud. Il ajoute qu’ils doivent lever l’ancre, direction Macao.


En route pour l’aventure… avec une mise en abîme. Le lecteur accompagne un groupe d’aventuriers à la recherche d’un trésor. Un dessinateur vient solliciter un individu chic et valeureux, dont l’occupation se dénomme Investigations & Péripéties. De fait, le lecteur identifie tous les marqueurs de ce genre littéraire Un héros courageux, parfois intrépide, beau et quelque peu ténébreux, sachant toujours comment se sortir de chaque situation, disposant de connaissances visiblement acquises par une longue expérience, inventif et imaginatif pour trouver des solutions quelle que soit la situation, habillé avec goût, inspirant la confiance aux membres de son équipe, sachant raconter des anecdotes pleines de péripéties merveilleuses et exotiques. Lesdits membres valent le déplacement par leur originalité. Motte Piquet, un mousse et majordome à la forte carrure, aux fières rouflaquettes, avec un léger embonpoint, se déplaçant pied nu. Comment, un papou tout à fait civilisé, son chef spirituel c’est la reine d’Angleterre ! Poule, une vraie poule, même pas anthropomorphe et qui ne parle pas, mais qui semble douée de conscience, puisqu’elle tient la barre du navire. Enfin un cochon anthropomorphe, Conchobhar O’Muc, compagnon d’aventure et grand ami de Saint Rose, fin lettré, malin comme un singe et fort comme un bœuf. L’aventure emmène cette troupe à Macao, puis à Los Angeles, et sur une île privée.



La narration visuelle emmène également le lecteur dans l’aventure, en en reprenant les codes traditionnels. Le lecteur jouit du spectacle : le magnifique manoir en surplomb au-dessus de l’océan à la fin d’une large allée bordée de beaux arbres, la collection d’objets exotiques dans les différentes pièces, la traversée en mer, la vision en élévation du port de Macao avec ses casinos à l’architecture et l’ornementation chinoises, la course-poursuite dans le casino jusqu’en montant sur les tables, puis une course-poursuite sur les toits, une fuite dans les rues de Los Angeles en étant poursuivi par la police, jusqu’à l’assaut d’une île privée avec affrontement contre une armée privée. L’artiste impressionne le lecteur avec son sens de la mise en scène et son application pour les détails : les trouvailles sur les étagères d’exposition dans le manoir, l’aménagement de la cuisine à bord du bateau, les différentes espèces d’oiseau dans le casino, la vue du ciel de Los Angeles entre gratte-ciels au centre, quartiers denses à perte de vue, échangeurs labyrinthiques, le magnifique jardin de la résidence luxueuse de l’acteur célèbre, la tenue paramilitaire et l’armement des employés sur l’île privée. La metteuse en couleurs adopte un parti pris tranché avec une palette assombrie, tout en établissant des ambiances bien distinctes pour chaque environnement. Par exemple : une sensation crépusculaire et chaude pour le manoir de Saint Rose, une ambiance bleutée et nocturne pour la première traversée en bateau, des tons jaune, rouge et vert pour Macao entre l’environnement aqueux et les éclairages artificiels, on encore des couleurs plus claires pour la journée à Los Angeles, etc.


Dans le même temps, ce parti pris de couleurs tranche avec les habitudes des bandes dessinée d’aventure, généralement dans des tons plus clairs, plus réalistes tout en étant plus lumineux. Il en va de même pour les dessins : leur registre n’est pas celui de la ligne claire, avec des traits de contour et de texture plus épais et plus denses, une approche plus tactile de la représentation, des expressions de visage moins épurées tout en pouvant aller vers l’exagération des émotions, des variations de registre à dessein (par exemple les vagues de la mer démontée en page onze, ou un dessin plus comics pour représenter Captain America en pages trente et trente-et-un). Globalement le registre graphique évoque plus une bande dessinée réaliste qu’une bande dessinée tout public. Dès la première page, le lecteur comprend d’ailleurs que ce récit comprend plusieurs niveaux de lecture : l’auteur se met en scène créant ainsi une mise en abîme. Il est à la recherche d’un de ses propres dessins qui revêt une importance cruciale pour lui. Devenu un personnage de bande dessinée, il utilise des conventions du récit d’aventure, qu’il enrichit ou qu’il détourne, qu’il rapproche entre elles. En fonction de sa culture et de sa sensibilité, le lecteur peut en identifier certaines sans peine : le héros tourmenté par un traumatisme originel (Saint Rose utilisant l’aventure comme un baume pour apaiser le traumatisme du décès de son épouse), l’intervention de Captain America, la recherche d’un volatile (pouvant faire penser à un volatile d’une autre nature comme le Faucon Maltais), etc.



Le récit constitue une aventure en bonne et due forme, un hommage sincère et respectueux du genre, tout en présentant d’autres facettes. Le lecteur peut relever quelques criques ponctuelles comme le comportement de Basile de Hûre plein aux as qui estime que le monde lui appartient, ou des voleurs déguisés en Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre qui expliquent leur choix (ils cultivent cette ressemblance dans un effort de réappropriation de leur corpus en adéquation avec un substrat synchronique dans un dessin post-moderniste. Ce que Sartre résume en Gloire & Pognon), ou encore un groupe de jeunes femmes prisonnières et blasées dont le premier réflexe est de faire un selfie lors de l’attaque armée de l’île, etc. Arrivé à la fin, le lecteur se rend compte que pour un peu, il en aurait oublié le personnage central du récit, celui qui fournit la dynamique de l’intrigue, à la recherche du dessin ultime, l’auteur lui-même ou son avatar. Celui-ci établit qu’il sait réaliser un récit d’aventure haut en couleurs, et dans le même temps sa vie apparaît bien plus prosaïque que celle de ses personnages, et même terne. Ainsi lors d’un repas à bord du bateau entre lui et l’équipe de Saint Rose, chacun évoque des souvenirs d’aventures et Micol se lance : Angoulême n’est pas une ville très glamour certes, mais un soir pendant le festival Killofer monte sur une tale et… Conchobhar O’Muc l’interrompt évoquer la jungle du Costa Rica où ils avaient partagé le campement des botanistes suédoises, ça c’était glamour. Le quotidien s’avère incapable de se mesurer à la séduction et au charme de l’imaginaire. La conclusion de l’aventure s’avère encore plus critique quand Hughes porte un jugement sur la qualité de son dessin retrouvé. Dans le même temps, Hughes se livre à une profession de foi quant à son métier en deux phrases concises et éclairantes.


Une couverture qui promet une aventure exotique et haute en couleurs : un récit qui tient ces promesses, emmenant le lecteur dans des endroits spectaculaires, avec des péripéties classiques et surprenantes. L’investissement de l’artiste de la metteuse en couleurs donnent à voir ces tribulations au premier degré. En arrière-plan, l’histoire charrie également des réflexions sociales, et une mise en scène de la tâche sans cesse renouvelée de créer de nouveaux dessins, un métier dont le plaisir se trouve dans le fait de continuer à chercher à réaliser le dessin ultime.



mardi 19 novembre 2024

Le Monde de Sophie T02 La Philo, de Descartes à nos jours

Nous voyons toujours le monde à travers les lunettes de notre perception.


Ce tome est la deuxième moitié d’un diptyque constituant l’adaptation du roman du même nom, écrit par Jostein Gaarder, publié en 1991. Il vaut mieux avoir lu le premier tome car il y a une construction narrative chronologique et progressive : Le Monde de Sophie, tome 1 La Philo de Socrate à Galilée (2022). Il a été réalisé par Vincent Zabus pour l’adaptation en scénario, par Nicoby pour les dessins, et Philippe Ory pour les dessins. Son édition originale date de 2023. Il comprend deux-cent-cinquante pages de bande dessinée.


Hilde s’est approchée du la berge du lac. Elle prend place dans la barque attachée à un pieu. Elle utilise les rames pour se diriger vers la maison et son ponton situés sur l’autre rive du lac. Sans hésitation, elle pénètre à l’intérieur et se dirige vers un meuble. Elle ouvre le grand tiroir et y prend le carton à dessin qui s’y trouve. Elle le met dans la barque et elle rame pour revenir à son point de départ. De son côté, Sophie se trouve dans un appartement en haut d’un petit immeuble. En face d’elle, Alberto Knox est trempé. Il lui demande si elle sûre de l’avoir vue, et elle lui répond par l’affirmative, ce qui le laisse pantois, et il se laisse tomber dans le fauteuil derrière lui. Puis l’énervement le reprend et il arrache ses vêtements trempés pour les jeter par terre et rester en sous-vêtement. Il reste debout et il récapitule pour être sûr : Dans la cabane près du lac, dans un petit meuble qui était fermé à clé et dont Sophie a violemment fracassé le tiroir, elle a trouvé un carton à dessin, et dedans elle a découvert qu’ils ne sont, lui et elle, que des personnages de BD. Se rend-elle compte ? Il n’existe pas, il n’est qu’un influx nerveux dans la tête de leur auteur… de BD, en plus ! En ce moment, est-ce lui Alberto qui parle, ? Ou est-ce l’auteur à travers lui ? Il met à gesticuler vivement en disant qu’il n’est qu’une marionnette. Il décide de se mettre nu, comme ça sa BD sera censurée pour les jeunes et il n’en vendra aucune.



Sophie fait observer à Alberto que c’est inutile de s’énerver, ce qu’il fait, c’est également l’auteur qui l’a décidé. Elle cite Marc-Aurèle : Si tu t’affliges d’une cause extérieure, ce n’est pas elle qui t’importune, c’est le jugement que tu portes sur elle. Alberto lui crie dessus de ne pas jouer à la philosophie avec lui. Elle répond du tac au tac que c’est ce qu’il lui a appris. Sophie récapitule à son tour : ils sont là pour philosopher et ils n’ont pas vraiment le choix. Mais quand elle en aura compris un peu plus, elle n’hésitera pas à tester les limites de sa nature. Elle énonce les questions : ils ne savent toujours pas qui est cette fameuse Hilde, ni pourquoi les pages de leur histoire se trouvaient dans cette cabane, ni qui est leur auteur. Alberto reste prostré dans le fauteuil, accablé par la connaissance de sa nature, par le fait d’être littéralement enfermé dans des cases. Sophie emploie les grands moyens pour le sortir de sa torpeur : elle lui jette un nouvel habit, et elle lui hurle dessus, en très grosses lettres qui forment ainsi le titre du chapitre : 12. DESCARTES. Dans un réflexe pavlovien, Alberto se met debout et commence à présenter ce philosophe : René Descartes est né en 1596 et mort en 1650. Il continue : Il y a une filiation qui part de Socrate et Platon pour arriver à Descartes en passant par Saint Augustin. Ils étaient tous des rationalistes invétérés.


Quelles promesses ! Les auteurs fixent l’horizon d’attente du lecteur à la fois à la présentation des grands courants de pensée philosophique de Descartes à nos jours, et à la fois au devenir de deux personnages ayant conscience d’être dans une bande dessinée, animés par un auteur. Pour autant, il leur fait pleinement confiance pour tenir leurs promesses, car le premier tome est une réussite, ils bénéficient d’une histoire en béton (un bestseller mondial) et ils ont prouvé qu’ils savent en faire une vraie bande dessinée, avec mêmes quelques éléments plus récents. En particulier, le lecteur retrouve la préoccupation très contemporaine de Sophie pour la préservation de la planète Terre, l’étonnement quant à la quasi absence de femmes philosophes, l’utilisation d’un ordinateur, l’impossibilité d’une croissance infinie alors que les ressources naturelles sont finies, le constat sur le fonctionnement de dictatures contemporaines. Il est vrai que de temps à autre le lecteur ressent que les auteurs peinent à trouver des solutions visuelles pour certains systèmes de pensée. Par exemple, le contrat de social de Jean-Jacques Rousseau prend la forme de feuilles lues par Sophie, avec du texte et la tête du philosophe dessinée à côté. De temps à autre, un philosophe expose ses idées dans de copieux phylactères, tout en marchant.



Pour autant, le lecteur se trouve emporté par la narration visuelle. Le dispositif d’avoir une jeune fille faisant la découverte de la philosophie fonctionne à plein : il s’y identifie complétement. Au point que lorsque Sophie fait un effort de concentration, il le fait également, à la fois par mimétisme, à la fois pour l’accompagner dans son effort dans un élan d’empathie spontanée. Elle incarne à la fois la curiosité de l’adolescence, les découvertes pour la première fois, le plaisir de jouer le jeu, de s’interroger sur ce qui est exposé, l’envie d’apprendre et la capacité de réagir pour prendre du recul, penser par elle-même. Quel que soit son âge et son identité, la projection du lecteur se produit spontanément : son entrain, sa volonté d’aller de l’avant, la façon dont elle s’adapte à la découverte de sa véritable nature, etc. Ni le scénariste, ni le dessinateur ne la sexualise dans son comportement ou sa représentation, sans pour autant qu’elle ne devienne un garçon manqué. Au fil de ses tribulations et de ses découvertes, aussi bien intellectuelles que physiques, Sophie marche, se détend près d’un petit cours d’eau, croise les bras avec un petit sourire satisfait, s’étire, rampe, escalade, évite un lion bondissant et rugissant, s’adosse à un pommier, plonge sa main dans le cœur d’Alberto, rajeunit jusqu’à redevenir une jeune enfant, devient une très vieille femme ridée, se fait très mal à la main en tapant de toutes ses forces sur une poutre, tape dans la bordure d’une case, soulève le coin d’une case pour voir ce qu’il y a en-dessous, s’introduit dans un dessin accroché au mur, effectue un voyage sur un navire à voiles, dans un sous-marin, etc. Les interactions avec Alberto Knox fonctionnent sur la dynamique du clown blanc et de l’Auguste, sans verser dans un registre circassien caricatural.


Pour représenter les philosophes, l’artiste s’inspire des images les plus iconiques, tout en recourant parfois à des versions plus jeunes correspondant à l’âge auquel ils ont conçu ou écrit leurs ouvrages les plus significatifs, sans exagération anatomique. Pour autant, ils conservent leur statut d’individus passés à la postérité, d’icônes dispensant leur savoir, exposant leurs théories ou leurs principes. En fonction de sa familiarité avec les uns et les autres, le lecteur les voit comme de doctes enseignants, ou conformes à leur image figée par l’inconscient collectif (pour Karl Marx et Sigmund Freud par exemple). Plus que dans le premier tome, le choix des philosophes donne une idée au lecteur, de l’orientation de l’écrivain qui ne pouvait pas évoquer tout le foisonnement du vingtième siècle. Simone de Beauvoir le dit à Sophie : Il n’est pas évident de lui présenter la philosophie au XXe siècle, ça part beaucoup de directions. Ce à quoi Jean-Paul Sarter ajoute : Et comme ils vont parler de l’Histoire récente, il est plus difficile d’avoir du recul. Il conclut qu’il y a quand même un courant déterminant : l’existentialisme. Dans cette seconde partie, Sophie et son guide Alberto Knox rencontrent successivement René Descartes (1596-1650), Baruch Spinoza (1632-1677, déterminisme), John Locke (1632-1704), David Hume (1711-1776), George Berkeley (1685-1753), Thomas Hobbes (1558-1679), Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), une synthèse de Montesquieu (1689-1755), Voltaire (1694-1778) et Rousseau, Olympe de Gouges (1748-1793), Emmanuel Kant (1724-1804), Friedrich Wilhelm Joseph von Schelling (1775-1854), Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831), Søren Kierkegaard (1813-1855), Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832) et Les souffrances du jeune Werther (1774), Karl Marx (1818-1883), Charles Darwin (1809-1882), Sigmund Freud (1856-1939) et son lien avec les surréalistes (dont André Breton, 1896-1966), Friedrich Nietzsche (1844-1900), Jean-Paul Sartre (1905-1980), Simone de Beauvoir (1908-1986), et pour finir Albert Camus (1913-1960). Comme dans le premier tome, l’accent est mis sur les philosophes européens.



En entamant ce diptyque, le lecteur s’attend à disposer d’un passage en revue des philosophes majeurs dans un ordre chronologique : les auteurs comblent cette attente et vont au-delà en faisant apparaitre les liens logiques qui peuvent exister entre certaines philosophies. Ils parviennent à relever le défi de présenter la pensée de ces philosophes de manière intelligible, pour chacun d’entre eux. Le lecteur sait bien qu’il s’agit d’une démarche de vulgarisation, donc réductrice, et pas d’une synthèse exhaustive. D’ailleurs, pour certains philosophes, ils choisissent un développement au sein de leur œuvre, de préférence à une vision globale. Ils expliquent également les raisons qui les ont poussés à retenir des penseurs pas forcément identifiés comme des philosophes ou moins connus : Goethe pour la mise en avant l’oisiveté comme idéal du génie et la paresse comme vertu du romantisme, Marx pour avoir lié la philosophie à l’Histoire, Darwin pour avoir modifié la place de l’être humain dans la création, Freud pour avoir mis en avant la part d’inconscient chez l’homme. En fonction de ses connaissances, le lecteur découvre plus ou moins ces philosophes, leur pensée, en voyant peut-être certains sous un autre jour. Il ressent à plusieurs reprises la qualité de la vulgarisation lorsque des concepts complexes font sens, par exemple l’Éternel Retour ou la phrase de Camus (Il faut imaginer Sisyphe heureux). Il se trouve capable de situer des idées ou des concepts qu’il a pu déjà croiser et leur réattribuer leur origine, par exemple la subjectivité de chaque être humain conceptualisée par Emmanuel Kant, puis par Georg Wilhelm Friedrich Hegel. Dans le même temps, il suit l’évolution de Sophie et d’Alberto Knox, ayant conscience d’être des personnages de bande dessinée, s’interrogeant sur l’éventualité d’une forme de liberté pour eux, cherchant comment gagner en autonomie, utilisant ce qu’ils apprennent pour considérer leur propre monde autrement, en acquérir une nouvelle compréhension. Ils sont littéralement une allégorie de la propre démarche du lecteur, acquérant de nouvelles connaissances philosophiques qui lui permettent de comprendre la réalité autrement.


Une attente démesurée et peut-être déraisonnable du lecteur : avoir une idée globale et chronologique du développement de la philosophie à travers siècles. Les auteurs comblent son horizon d’attente avec une narration visuelle vivante et pleine de trouvailles pour mettre en scène cette entreprise ambitieuse de vulgarisation. Ainsi le lecteur peut replacer toutes ces théories de philosophes dans leur contexte (et dans l’ordre), bénéficier d’une introduction intelligible à leur pensée. Cet ouvrage va même beaucoup plus loin encore en montrant comment Sophie Admunsen est transformée par son apprentissage, comment elle acquiert une compréhension nouvelle de sa condition, et comment cela transforme sa manière d’interagir avec le monde, la mise en pratique de ce savoir. Magistral.