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lundi 23 janvier 2023

Le chant des baleines

Aujourd’hui que sont devenus l’homme au ventilateur, la femme aux seins coupés, l’hôtesse de Tokyo ?


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Cette histoire a été publiée pour la première fois en 2005. Cette bande dessinée a été réalisée par Edmond Baudoin pour le scénario, les dessins, et les couleurs et elle compte cinquante-deux pages. Elle a été rééditée dans Trois pas vers la couleur avec Les yeux dans le mur (2003), et Les essuie-glaces (2006).


Combien de marins, combien de capitaines, sous la surface dorment les baleines. Edmond se tient sur le pont d’un navire, un mât avec un drapeau juste à côté de l’endroit où il est accoudé au bastingage. Il fixe la ligne d’horizon au-dessus du bleu de l’océan, alors que le soleil se lève, la nuit cédant place au jour. Il s’interroge. Des bouts de phrase qui se répètent et qui fuient dans l’eau noire. Des idées molles englouties dans le remous des hélices. Le jour se lève à la poupe. La nuit s’en va devant. Un homme, c’est un accord de musique. Des milliards d’hommes, des milliards d’accords, tous différents. Qu’est-ce que lui Edmond cherche ? Quelle est sa note ? Son accord de musique ? Qu’est-ce qu’il espère trouver dans ses départs sans arrivée ? Il n’a rien appris de plus que ce qu’il savait quand il a quitté son village. Mais il ne sait plus comment faire machine arrière. Trop de temps a passé. Personne ne l’attend plus nulle part depuis longtemps. Personne, et ça ne lui paraît même plus étrange. Tout lui semble normal. Il a sans doute dépassé la limite. Quelle limite ? Quelle musique ? Quelle musique ? Comment trouver sa note dans cette cacophonie ? Et surtout pourquoi essayer ?



Le navire en a croisé un autre, puis il est arrivé dans le port de la mégapole. Edmond a débarqué et il quitte les quais du port à pied. Il arrive dans le quartier d’affaires avec ses gratte-ciels, ses hommes en costume noir pendus au téléphone, et les femmes en tailleur noir, elles aussi collées au téléphone. Il marche à contre-courant de cette foule. Sur le bateau, un jeune homme lui avait dit que son projet était de se faire exploser au centre d’un centre commercial. Edmond lui a dit d’attendre qu’il n’y ait personne autour de lui. Se faire exploser ou essayer quelque chose comme écouter le chant des baleines, quelque chose comme ça. Entre ces deux extrêmes, y a-t-il un espace ? Les hommes et femmes d’affaires se sont mis à courir et Edmond court dans l’autre sens, sortant de la foule, sortant du quartier d’affaires, arrivant dans un parc, sans s’arrêter de courir. Il pense à une chose lue dans un journal au Québec : une femme s’était fait faire l’ablation des deux seins, de peur, plus tard, d’avoir un cancer. À Chicago, il a vu, sur une affiche, une femme tenant dans ses bras un bébé. Le texte qui accompagnait cette scène expliquait qu’il est important de toucher ses enfants, que le contact avec les parents leur fait du bien. Un soir d’été, à Paris, à la terrasse du café Le Bonaparte, un homme lui a dit qu’il ne pouvait plus dormir depuis que ses riches beaux-parents lui avaient enlevé l’autorisation de voir sa fille âgée de trois ans.


Ouvrir une bande dessinée d’Edmond Baudoin est une aventure à chaque fois, même si le lecteur est familier de son œuvre, de sa manière de dessiner, de ses thèmes de prédilection. La structure de la présente œuvre se dévoile assez rapidement : un voyage réalisé à pied, après la traversée d’océan en bateau. Le personnage ne porte pas de nom, mais le lecteur y voit un avatar de l’auteur. Il avance : au cours du récit, il déclare qu’il souhaite découvrir ce qui se trouve derrière un col, derrière une colline, une montagne, derrière ce qui barre l’horizon. Son interlocuteur lui répond qu’il est allé de l’autre côté et qu’il n’y a rien de plus qu’ici, ce qui n’entame en rien la détermination d’Edmond. Au cours de ce périple, Edmond ne s’arrête que deux fois : une nuit à passer à dormir dans un champ aux côtés d’une jeune femme, un repas partagé avec un couple âgé dans leur maison isolée dans la montagne. Le lecteur a tôt fait de comprendre qu’il ne doit pas prendre ce déplacement continu à pied, au sens littéral : il s’agit d’une métaphore. Le marcheur avance dans la vie et il traverse différents paysages qui sont autant de phases de sa vie. Les dessins montrent littéralement quelqu’un qui va de l’avant, avec des cases majoritairement de largeur de la page. Comme dans la vie, il n’y a pas de retour en arrière possible, l’écoulement du temps ne se faisant que dans un sens.



Une fois que le lecteur a pris conscience de cette métaphore, le principe d’intrigue disparaît : Edmond met en scène son cheminement dans la vie. Il y a donc cette avancée en marchant, en traversant des paysages, parfois en interagissant avec eux, parfois en rencontrant un ou deux êtres humains., une fois une foule, et parfois la solitude. Pendant les cinq premières pages, il n’y a que des cases de la largeur de la page : cela donne plus d’ampleur au paysage dans des images panoramiques. L’artiste réalise ses dessins au pinceau, avec parfois un contour irrégulier, parfois épais, parfois très fin. La première case comprend deux silhouettes de baleine, noyées dans le bleu de l’océan, un équilibre calculé entre représentation et formes abstraites. Baudoin sait très bien jouer des possibilités entre ces deux extrêmes. En planche deux, la case du milieu présente un dégradé de bleu en fond pour le ciel, une grosse masse noire au milieu dans la moitié supérieure, et une forme écrasée brune avec un trait de contour, dans la moitié inférieure. Le contexte, case d’avant et celle d’après, ne laisse planer aucun doute sur ce qui est représenté : le buste d’Edmond vu de derrière. Mais prise à part du flux narratif, cette case pourrait être interprétée différemment, voire rester abstraite. De temps à autre, le lecteur peut repérer une autre case fonctionnant ainsi, mais elles restent assez rares. D’autant plus que la couleur apporte des éléments d’information supplémentaires, entre naturalisme et expressionnisme, qui diminuent d’autant la latitude d’interprétation.


La troisième planche correspond à l’arrivée dans la mégapole, avec ses constructions qui deviennent de plus en plus porche comme dans un travelling avant. L’artiste représente beaucoup plus de choses : les nombreux buildings chacun avec leur architecture propre, les grues, les cheminées d’usine, le dôme d’un édifice religieux, etc. Dans la cinquième planche, le dessinateur réalise une case d’une demi-page permettant de découvrir un quartier de la ville dans une vue du ciel inclinée. La case du dessous montre Edmond, toujours de dos, marchant à contre-courant de la foule, avec le détail des façades d’immeuble, la signalisation verticale et ces individus au visage fermé et aux tenues vestimentaires austères. Par la suite, Baudoin donne à voir les arbres et les bacs d’un parc, un échangeur autoroutier de grande envergure, les vestiges d’une installation industrielle en périphérie, un pont ferroviaire métallique, de grands espaces naturels ouverts, les bâtiments en ruine d’une ville abandonnée, peut-être détruits par des bombardements et des affrontements armés, une guérilla urbaine, la maison à étage en bois du vieux couple, les formations rocheuses que gravit Edmond. De temps à autre, une case provoque de vagues réminiscences chez le lecteur sans qu’il ne parvienne à mettre un nom dessus. Il peut penser à Vincent van Gogh à un moment. Puis, lorsque le personnage traverse la ville en ruine, l’artiste indique par une petite note dans une graphie plus petite et plus légère le tableau dont il s’est inspiré. Il référence ainsi à six tableaux de Francisco de Goya (1746-1828).



Le lecteur relève d’autres références au fil des pages : à une exposition de Zoran Mušič (1909-2005, peintre et graveur), à P.J. Harvey, à Stina Nordenstam, à Billie Holiday (1915-1959), à Pier Paolo Pasolini (1922-1975) au travers d’une citation. Il sourit en voyant mentionnée la chanson Le chien dans la vitrine (1953), de Lise Renaud (1928-), avec les aboiements de Roger Carel (1927-2020), car l’auteur y faisait déjà référence dans Couma acò (1991). Il mention également un séjour au Liban en 1987, et celui-ci avait donné lieux à une histoire courte dans Chroniques de l’éphémère (2000). Mais ces passages s’avèrent également compréhensibles si le lecteur n’a pas connaissance de ces autres œuvres. Avec cette liberté narrative dont il a le secret, Edmond Baudoin semble sauter du coq-à-l’âne au gré de sa fantaisie, comme une sorte d’état de fugue.


Au gré des pages, le lecteur relève des réflexions personnelles sur des sujets comme le rapport au corps, entre la peur du cancer du sein et le réconfort affectif du bébé en contact avec la peau de sa mère, la perception esthétique du sexe masculin, le hasard des rencontres fortuites entre deux étrangers, le souvenir de ses amours passés, le tumulte déshumanisant des grandes foules urbaines, le questionnement sur l’expression artistique (Comment dire, et, surtout, pourquoi essayer ?), le devoir filial vis-à-vis de sa mère, la beauté de la nature, la peur de l’autre lors de la rencontre avec un homme armé. Ce dernier déclare à Edmond : Vous ne devriez pas marcher sans arme, sur cette route. Personne ne le fait, alors ça fait peur à ceux qui vous croisent. Et quand on a peur, on tue. Ces phrases prennent toute leur ampleur quand le lecteur garde à l’esprit que cette route est une métaphore pour la vie. Si parfois, le flux de pensées de l’auteur semble vagabonder en s’éloignant du récit de voyage, il s’avère que qu’il n’en est rien : ce flux se nourrissant des situations, y répondant.


Qu’il ait lu de nombreuses BD de cet auteur ou que ce soit sa première, le lecteur effectue la même expérience unique. Personne ne dessine comme Edmond Baudoin, même s’il ne s’agit que de dessins au pinceau. Personne ne raconte comme lui, même si chaque page se présente sous la forme de cases sagement rectangulaires avec une bordure. Peu d’artistes savent exprimer leur personnalité et leur état d’esprit au travers leurs œuvres, avec la même sincérité, la même honnêteté, la même simplicité que lui. Le lecteur se sent privilégié de pouvoir ainsi accompagner Edmond, de faire un bout de chemin avec lui, de partager sa vie avec une telle générosité.



2 commentaires:

  1. Es-tu Edmond Baudoin, Jean Présence, ou est-ce Edmond Baudoin qui est Jean Présence ? 😆

    "Zoran Mušič" - Je le ne connaissais pas, cet article me permet donc de réparer une injustice. L'article que Wikipédia consacre à l'artiste est vraiment très intéressant.

    "Ouvrir une bande dessinée d’Edmond Baudoin est une aventure à chaque fois" - Effectivement, l'énumération qui précède en témoigne. Cela étant, ces scènes (la discussion avec l'homme du café "Le Bonaparte, etc.) sont-elles dessinées ? Ou simplement évoquées par les mots ?

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    1. Ha, ha, ha. J'ai écumé amazon pour essayer de récupérer tous les ouvrages de Baudoin que j'ai pu, c'est vrai. Je guette avec impatience la sortie du prochain : Inuit, le 05/05/23, avec Troubs.

      Ces scènes sont juste évoquées en mots, pendant qu'Edmond marche en avançant, traversant la ville.

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