Celui-là, je me demande vraiment ce qu’il fait de ses journées…
Ce tome est un recueil d’histoires courtes. Le personnage a donné lieu à sept albums et deux hors-série : celui-ci (1991), Les nuits les plus blanches (1992), Les Femmes et les enfants d'abord (1994), Vivons heureux sans en avoir l'air (1997), Comme s'il en pleuvait (2001), Inventaire avant travaux (2003), Un certain équilibre (2005), et deux hors-série Journal d'un album (1994), La Théorie des gens seuls (2000). Ils ont été réalisés à quatre mains par Philippe Dupuy et Charles Berberian, chacun étant scénariste et dessinateur. Ils avaient précédemment réalisé la série Le journal d’Henriette (3 albums de 1988 à 1991), avec une continuation sous le nom Henriette (4 albums de 1998 à 2003).
Ce tome regroupe onze histoires courtes. Monsieur Jean, 2 pages : il descend l’escalier de son petit immeuble parisien, en sifflotant. Au rez-de-chaussée, il salue Mme Poulbot la concierge, et madame Colin. Après son passage, celles-ci commencent à cancaner : Celui-là, la concierge se demande vraiment ce qu’il fait de ses journées… Jamais levé avant midi… Et sitôt debout, la musique à fond !!! De toute façon, elle ne l’a jamais vu partir travailler. À se demander de quoi il vit ! Et puis à n’importe quelle heure, c’est les copains qui débarquent. Et faut voir les copains ! Et puis, c’est pas pour dire, mais c’est pas les lames de rasoir qui doivent lui coûter cher ! Mais, c’est que ça plaît apparemment… Et pas toujours aux mêmes ! Madame Rose lui a même dit que parfois elle entendait des cris… Le soir, madame Poulbot regarde la télévision et elle voit monsieur Jean qui est interviewé et présenté comme romancier. Chantal, sept pages : monsieur Jean retrouve son ami Félix devant l’entrée du Palais de Tokyo pour une exposition sur Henri Matisse (1869-1954). Ils font le poireau pendant trois quarts d’heure et Félix conclut qu’elle ne viendra pas. Il laisse son ami visiter l’exposition tout seul. À l’intérieur, Jean croise Chantal, une ex. ils évoquent leur relation passée.
Une bonne surprise, cinq pages : monsieur Jean prend son téléphone et appelle un copain mais celui-ci lui répond que Dominique est malade, Jean-Claude n’a pas envie, Philippe et Charles ont trop de travail, du coup il propose de remettre ça à un autre jour. Jean va chercher son carnet d’adresse et il appelle un autre ami qui lui répond qu’il n’a pas de fête en vue, peut-être la semaine prochaine. Ma concierge bien aimée, une demi-page : madame Poulbot est en train de laver les marches de l’escalier et que monsieur Jean descend et glisse. Monsieur Jean fait ses courses, six pages : Jean ouvre son réfrigérateur et constate qu’il n’y a pas grand-chose. Il commence à mentalement établir une liste de courses. Il croise madame Colin dans l’escalier. Au supermarché, il commence à remplir son caddy et repère une très belle femme blonde en tailleur rouge, en train de réaliser un sondage, un client après l’autre.
Lors de sa parution initiale, cette série a marqué les esprits en présentant la vie d’un parisien, romancier, dans ce qu’elle a de plus banale et quotidienne, un bobo, bourgeois-bohème, à l’opposé d’un héros musclé bravant les dangers et sauvant les demoiselles en détresse. De fait, la première histoire se pose là : monsieur Jean descend l’escalier et s’en va : le lecteur fait sa connaissance au travers des commérages de la concierge et d’une autre habitante de son immeuble. Glamour à mort, surtout qu’il s’agit de ménagères de plus de cinquante ans, bien empâtées. Les dessins jouent sur la caricature des visages, les expressions exagérées, pour une forme d’humour saturé de dérision. Dans un visage ou deux, le lecteur peut retrouver l’influence d’Yves Chaland (1957-1990). La mise en couleurs est de type naturaliste, avec des couleurs un peu plus vives par endroit. Il y a juste un dessin un peu coquin quand les deux rombières un peu aigries s’imaginent ce qui se passe dans la chambre de monsieur Jean, avec lui représenté en démon avec une fourche, et trois splendides jeunes femmes nues à ses pieds dans des poses lascives.
De fait, au travers de ces onze histoires courtes, le lecteur rencontre à quatre reprises la concierge qui lance des regards peu amènes à Monsieur Jean quand il emprunte l’escalier. Dans la deuxième, il rencontre une ancienne compagne et ils évoquent leur relation avec à l’esprit ce qui aurait pu être, dans une conversation douce, légèrement nostalgique. Dans la suivante, monsieur Jean essaye d’organiser une soirée entre amis pour finir par aller manger avec ses parents. Dans la cinquième, il va faire ses courses, s’imagine en train de draguer la jolie femme effectuant un sondage, pour finir par se rendre compte qu’il ne peut plus rentrer chez lui car il a oublié ses clefs sur la petite table à côté de la porte d’entrée. Par la suite, il doit garder le chat d’un copain avec la crainte qu’il ne saccage son appartement ou qu’il ne s’enfuit, aider un pote tire-au-flanc à bosser sur un slogan publicitaire. L’histoire la plus riche en suspense l’emmène dans la villa d’un producteur de ville dans le sud de la France pour améliorer un scénario de film, et il se retrouve face à deux gros bras souhaitant faire la peau du producteur magouilleur. On se rassure : pas de violence, pas de bagarre, pas de coup porté.
Le plaisir de lecture se trouve donc ailleurs : accompagner Monsieur Jean dans ses petits instants, dans sa vie ordinaire. Ordinaire à ceci près qu’il exerce un métier créatif lui donnant une liberté peu commune et qu’il ne semble pas avoir à se soucier de problématiques financières ou économiques. Les auteurs semblent prendre un malin plaisir à mettre en scène le personnage en faisant exprès de ne pas respecter l’horizon d’attente implicite. Il n’y a pas de flux de pensée du personnage qui permettrait de comprendre son processus mental ou d’avoir accès à ses opinions sans filtre, à ses valeurs implicites. Plus encore, Monsieur Jean apparaît comme un individu réservé, peu expansif, très posé, sans attachement affectif ou émotionnel. Il ne pontifie pas, il n’impose pas son point de vue, il se montre d’une politesse tranquille et peu engageante. Il ne cherche pas particulièrement à séduire, même si certaines femmes le trouvent séduisant. Il s’habille en pantalon avec un polo, un teeshirt, une fois avec une chemise et une cravate, de manière pragmatique sans recherche particulière. Il lui arrive régulièrement d’être mal rasé. Seul véritable signe particulier : il fume des cigarettes, avec une certaine nonchalance.
La première histoire montre une cage d’escalier peut-être un peu large pour un immeuble parisien. La seconde place le lecteur au pied de l’entrée du Palais de Tokyo, immédiatement identifiable. Puis elle l’emmène déambuler dans les salles de l’exposition. Dans le même temps les souvenirs évoqués entre Chantal et Jean les montrent sur les quais de la scène, dans une représentation simplifiée, tout en permettant de reconnaitre l’endroit. Dans la dernière page, les deux jeunes gens se trouvent sur un pont routier au-dessus d’un faisceau de voies ferroviaires facilement identifiable. L’histoire suivante montre Monsieur Jean dans son appartement parisien, décoré au goût de l’époque. La supérette où Monsieur Jean fait ses courses n’a rien de typiquement parisienne, en revanche l’appartement dans lequel il finit avec ses fenêtres et son toit en zinc ressort comme emblématique de l’urbanisme parisien. Le séjour dans une belle villa aux alentours d’Avignon baigne dans une belle lumière ensoleillée, sans oublier la piscine. La dernière séquence de Ma concierge bien-aimée comprend une promenade dans le jardin du Luxembourg, avec le dôme du Panthéon en arrière-plan.
Monsieur Jean passe d’un environnement parisien à un autre, sans pénétrer dans les quartiers luxueux, mais sans non plus se trouver confronté à des personnes sans abri, à la pauvreté dans ce qu’elle a de plus dramatique. Sa condition de vie correspond bien à une image de bobo : aisance financière, parisien et parisianiste. Monsieur Jean ne semble pas avoir d’autre responsabilité dans la vie que de s’occuper de lui-même. Il entretient des amitiés qui semblent un peu distantes, à l’exception de celle qui la lie à Félix, et des amours avec une implication toute relative. Il apparaît comme un individu cultivé, pas forcément très doué de ses mains, mais assez intelligent pour manipuler deux gros durs. Par petites touches, il parvient à gagner la sympathie du lecteur : ses cauchemars mettant en scène sa concierge comme persécutrice, sa prévenance avec son ex-compagne, l’aide réelle qu’il apporte à son ami dans le besoin. Les auteurs mettent en œuvre une forme d’humour froid et quelque peu distant qui fait mouche, générant un sourire chez le lecteur, quant aux infortunes de ce jeune homme blanc, économiquement indépendant, encore un peu gêné de d’assumer un repas chez papa et maman, de temps en temps.
Cette bande dessinée incarne le reflet d’une époque, le reflet d’une frange de la société parisienne. Le tandem de dessinateurs a commencé à acquérir une personnalité graphique personnelle, mais elle va évoluer et s’affiner au cours des albums pour devenir très élégante. Le quotidien de Monsieur Jean est fait de petits riens, pour autant ils ne sont interchangeables avec aucun autre, et ils présentent une saveur à nulle autre pareille.
J'aime beaucoup cette série. Je ne suis pas certains d'avoir tous les tomes, les quatre premiers pour sûr. J'aime bien le dessin qui me rappelle un certain genre des années 80, une sorte de dessin pop hérité de Chaland. C'est toujours une bonne lecture positive.
RépondreSupprimerJ'ai les 6 premiers en fait.
SupprimerUn autre exemple de série dont je n'avais lu qu'une partie et de manière désordonnée. J'en gardais un excellent souvenir et j'ai maintenant l'opportunité de la relire dans l'ordre, y compris les deux hors série.
SupprimerJ'ai acheté un intégrale qui ne contient en fait que les tomes 1 à 5 et le 2ème hors série. J'ai pu commander les tomes 6 & 7, et réussir à mettre la main sur le Journal d'un album (1er hors-série), paru à L'Association, dans la collection Ciboulette.
Il me manque les deux hors série et le tome 7. Le premier hors série est pourtant un classique mais je ne l'ai jamais lu. Voici mes éditions :
Supprimerhttps://www.bdnet.com/img/couvpage/74/9782731622744_cg.jpg
https://images.epagine.fr/751/9782731622751_1_75.jpg
https://www.bedetheque.com/media/Couvertures/monsieurjean05.jpg
https://www.bedetheque.com/media/Couvertures/monsieurjean06couv.jpg
Et oui, le personnage n'est pas attachant mais clairement touchant. Et souvent lucide.
Nouvelle série humoristique. Je n'en avais jamais entendu parler. Je ne connais pas non plus les auteurs. Quel a été le déclencheur, pour celle-là ?
RépondreSupprimer"Ce tome regroupe onze histoires courtes." - Courtes, mais pas non plus limitées à une ou deux planches. Je vois d'ailleurs que tu indiques la longueur de quelques histoires plus bas. Jusqu'à sept planches.
"Glamour à mort" - Ah la la, mais quelle planche ! J'adore !
"Cette bande dessinée incarne le reflet d’une époque, le reflet d’une frange de la société parisienne." - En connais-tu beaucoup qui répondent à cette description ou qui incarnent cette tendance ? En même temps, le fait "d'assumer un repas chez Papa et Maman" me semble tellement... "provincial" ! (et sans péjoration, puisque j'en suis un).
"elle va évoluer et s’affiner au cours des albums pour devenir très élégante" - Faut-il comprendre que tu as lu plusieurs albums d'un coup plutôt que le premier avant de le chroniquer ?
Un autre exemple de série dont je n'avais lu qu'une partie et de manière désordonnée. J'en gardais un excellent souvenir et j'ai maintenant l'opportunité de la relire dans l'ordre, y compris les deux hors série.
SupprimerD'autres bandes dessinées qui incarne cette époque : il ne m'en vient pas beaucoup en tête spontanément. Je pense aux Frustrés de Claire Bretécher. Je suis né en banlieue parisienne et je suis régulièrement retourné manger chez Papa & Maman pendant quelques années, et maintenant encore plusieurs fois par an, alors que j'habite dans une autre banlieue parisienne.
J'ai acheté l'intégrale de la série (à laquelle il manque trois tomes, cette notion flottante d'intégrale m'échappera toujours). J'ai donc pu la feuilleter pour voir si mes souvenirs de dessins élégants se vérifiaient par la suite, et c'est le cas.