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mardi 24 janvier 2023

Even

Nous sommes programmés pour jouir, pas pour souffrir.


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Il s’agit d’une bande dessinée en couleurs, de quatre-vingts pages. Elle a été réalisée par Zidrou (Benoît Drousie) pour le scénario, et Alexeï Kispredilov pour les dessins et les couleurs. La parution initiale date de 2021.


Un long spot publicitaire : Ceci est un communiqué du ministère de la santé et de la communauté européenne. Bienvenue à l’érospital de Montpellier 2 ! Centre thérapeutique agréé par le ministère de la santé de la communauté européenne. – Nos services sont uniquement accessibles aux Swiiits - Élargir le champe de la santé publique à l’intimité sexuelle a toujours visé à améliorer le bien-être socio-affectif de chaque citoyen, et, par là-même, celui de la société tout entière. – Ils sont formellement interdits aux ugs. – Dans le cadre du programme euro-communautaire de réhabilitation émotivo-sexuelle, l’érospital de Montpellier 2 est heureux de vous proposer un choix de traitements individuels, de couple, voire de groupe, et quelles que soient vos préférences sexuelles. - * Pour la liste des pratiques sexuelles légales, veuillez consulter le site du ministère de la Santé de la Communauté européenne. – L’érospital de Montpellier 2 est particulièrement fier de proposer le premier traitement émotivo-sexuel au monde par réplico-thérapie : Even. Even est une entité virtuelle neutre, malléable et auto-ajustable selon ses désirs, capable de prendre le sexe et l’apparence humaine uniquement du choix du patient. La sienne s’il le souhaite, ou celle d’un défunt qui lui était cher, sur présentation de son codigA.D.N. Le bonheur sexuel est un droit. Contribuer à celui du client est le devoir de l’érospital. Érospital Montpellier 2, esplanade Romano Prodi, Montpellier 2, cedex II.



Dans une salle de traitement de l’érospital de Montpellier II, Enzo Calahorro se tient nu en attendant l’entrée d’un Even. Celle-ci apparaît, nue également avec une apparence de vielle femme. Il la trouve aussi belle que Serena. Elle lui demande pourquoi après toutes ces années, il a fallu qu’il… Elle s’interrompt : est-ce qu’il se souvient de la dernière chose qu’il lui a dite avant de prendre ce maudit avion. Il lui avait demandé de rester telle qu’elle était, telle qu’il l’aimait. Elle ajoute qu’elle n’a pas pu, et elle lui demande pardon. La séance se poursuite. Dehors il fait nuit et les lettres formant le mot Even s’affiche sur le ciel au-dessus de l’établissement. Le jour se fait : quelques employés et quelques malades arrivent sous un beau soleil. Meghan, une femme de ménage, rentre dans la salle où se trouvait Enzo qui la croise en en sortant. Elle passe un aspirateur, enlevant les traces de fluide corporel. Enzo s’est rendu dans le bureau du docteur Sidibe pour son rendez-vous. Ce dernier lui reproche d’avoir raté deux séances cette semaine. Enzo tente de s’excuser : se taper deux fois par jour tout ce chemin pour venir s’astiquer la banane dans cet érospital… Est-ce qu’il ne pourrait pas plutôt faire ça chez lui avec sa fiancée ? Sidibe est inflexible : Enzo peut baiser sa fiancée autant qu’il veut, mais en dehors de ses deux séances quotidiennes de thérapie.


Une couverture assez mystérieuse avec une touche d’érotisme un brin menaçant ou macabre. Une séquence d’ouverture en forme de communication officielle du ministère de la santé, un site basé à Montpellier, des mots de vocabulaires sibyllins (Swiits, ugs), et une forme de malaise avec une image d’homme enchaîné, avec un slogan aux relents totalitaires : Le bonheur sexuel est un droit, contribuer à celui de l’individu est le devoir des établissements de type érospital. L’histoire proprement dite commence donc après la page de titre qui suit ladite communication. Le scénariste entretient le mystère : une séance à but thérapeutique sur un individu qui est vraisemblablement accusé de meurtre, ou de complicité de meurtre, deux pages ne comprenant qu’un seul phylactère montrant les installations dans un long travelling arrière. Une scène de striptease où le corps de la femme n’est que partiellement visible, mangé par les aplats de noir de fond de case, et un homme qui ne parvient pas à se faire jouir en se masturbant à ce spectacle. Puis l’arrivée d’une journaliste, Ann Seymour du New Scientist, pour un rendez-vous avec le docteur Sidibe, vraisemblablement le directeur de cet érospital. L’attention du lecteur a été captée, à la fois par la promesse de parvenir à deviner les schémas qui lient ces éléments, à la fois par certains contours de forme arrondis, par les caractéristiques visuelles du genre Anticipation, et par la mise en couleurs jouant sur les aplats de noir et une teinte majeure par séquence, déclinée en nuances.



La scène d’introduction établit que la composante sexuelle est au centre du récit. Pour autant, il n’y a pas de rapport sexuel à toutes les pages, et il ne s’agit pas d’un ouvrage érotique. La nudité est représentée de manière frontale, sans gros plan, ni très gros plan. La première image dénudée correspond à cet homme enchaîné avec le dos arqué et une érection bien visible, sur fond noir. Les modèles Eden sont également dénudés, apparaissant également sur fond noir. Lors des séances thérapeutiques, les individus se trouvent dans une pièce noire, avec un fond noir. L’activité sexuelle ne se fait jamais au grand jour : elle n’est jamais joyeuse, ni épanouie. Cela se comprend puisque les personnages concernés sont dans un processus thérapeutique, mais en même temps la représentation de cette activité montre de la souffrance psychique, de l’insatisfaction, la concrétisation d’un mal être profond. Les situations ne sont pas obscènes, n’impliquent pas des actes contre nature, mais les paroles prononcées révèlent des conflits intérieurs, des obstacles insurmontables pour espérer tout épanouissement dans l’activité sexuelle, pour même envisager un rapport normal.


Les dessins de la première séance de thérapie montrent un homme avec une expression de visage trahissant un état d’esprit pervers, et une vielle femme s’excusant de ne pas être capable de répondre à ses attentes. Le rendez-vous qui suit entre Enzo et son médecin montrent un homme avec des postures agressives pour le premier, et un individu froid et rationnel pour le second avec une ambiance lumineuse verdâtre soulignant le malaise ambiant. L’arrivée de la journaliste se fait dans des couleurs orangées plus chaudes, mais aussi un peu brunes comme l’annonce ou le signe d’un pourrissement. Par le langage corporel de la journaliste, du patient Frederico Belinsky, le lecteur comprend qu’il y a des suspicions de malversation, de maltraitance, de manipulation, et peut-être de crime. La dynamique du récit devient donc celle d’une enquête. Le scénariste laisse planer un doute sur le personnage principal : la journaliste ? Le patient Frederico ? La femme de ménage ? La forme reste celle d’un récit choral entre ces trois personnages, pour dresser le portrait par petites touches de la défunte : Jahida Belinsky, une des scientifiques de l’érospital.



Aguiché par la charge sexuelle, le lecteur se rend compte qu’il se prête au jeu, par automatisme, à l’enquête. Que s’est-il passé ? Quel fut le mobile ? Y a-t-il eu meurtre ? Quelle part de responsabilité porte tel ou tel personnage ? Sous réserve qu’il ne soit pas allergique à cette façon fragmentée de découvrir les pièces du puzzle, d’accepter de ne pas tout comprendre d‘entrée de jeu, le lecteur plonge dans un vrai polar d’anticipation : une enquête qui amène les personnages à fouiller dans des recoins peu reluisants, qui met à jour des rouages de la société. Il y a donc cette forme insidieuse de totalitarisme à culpabiliser les individus qui ne font pas tout pour atteindre le bonheur sexuel, mais aussi cette scission de fait de la société entre les beaux et les laids. Scénariste et dessinateur savent donner de l’épaisseur à chaque personnage par petites touches, une remarque en passant, un regard, une tristesse sous-jacente dans ses propos, une posture de victime ou de résignation. En outre, Zidrou connaît son affaire en matière d’anticipation : quelques éléments bien dosés entre concret et sous-entendu sur ces érospitaux. Rehaussés par une anecdote plausible sur les pratiques sexuelles de Mao Zedong (1893-1973). Anecdote qui donne à la fois très envie d’aller vérifier ce qu’il en est, si le conseiller Kang Sheng a bien existé (oui, il a vécu de 1898 à 1975) et s’il s’est adonné à ce genre de collection (ça reste à prouver). Petit à petit, le lecteur ressent que son investissement a payé, et qu’il a eu raison de faire confiance au scénariste. Il fait progressivement connaissance avec la défunte, et il voit les effets de sa mort sur les personnes de son entourage, c’est-à-dire un autre thème, celui de l’impact du comportement d’un individu sur les personnes qu’il côtoie.


La couverture annonce un récit de genre : effectivement il s’agit d’une histoire d’anticipation, avec une composante sexuelle, fonctionnant sur la dynamique d’une enquête un peu diffuse. La narration visuelle s’avère très agréable à l’œil, inventive sans être déstabilisante, avec une maîtrise de la couleur pour installer des ambiances inquiétantes, un savoir-faire remarquable pour intégrer des éléments visuels d’anticipation, et des personnages bien incarnés visiblement tourmentés par traumatismes plus ou moins profonds. Sous réserve d’accepter de s’investir un peu au démarrage, le lecteur prend vite plaisir à connecter les pièces du puzzle, à se confronter à la rancœur, à l’injustice, à l’identité corporelle parfois en inadéquation avec l’identité psychologique.



3 commentaires:

  1. "Zidrou (Benoît Drousie)" - Encore un Zidrou. J'en arrive à croire qu'il fait désormais partie de tes scénaristes de prédilection. À moins qu'il ne s'agisse que d'une coïncidence et que ce soit le thème qui t'ait attiré.

    "Alexeï Kispredilov" - Je ne connais pas cet artiste. Un Russe ? Sa mise en page me semble très classique - et cela n'est pas un jugement de valeur. Joli sens du détail (de ce que j'en perçois).

    "Rehaussés par une anecdote plausible sur les pratiques sexuelles de Mao Zedong" - Celle-à, je serais bien curieux de la connaître...

    "Sous réserve d’accepter de s’investir un peu au démarrage" - Vu le vocabulaire un peu abscons qui est utilisé dans ton second paragraphe (je sais bien que ce n'est que de la surface), je sais très bien que cela n'aurait pas pris sur moi.

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    1. Je suis découvert : Zidrou fait partie de mes scénaristes de prédilection. Je résiste encore à me lancer dans sa série Shi avec Homs, mais je crains de céder à la tentation cette année.

      Alexeï Kispredilov a droit à sa fiche sur bédéthèque : il naît le 13 juillet 1987. Sa passion pour le dessin naît très tôt, de ces heures passées à noircir des cahiers de San Goku et autres Simpson. Le bac en poche, il enchaîne un an en école prépa et… un mois et demi en école d’art, peu convaincu de pouvoir y assouvir sa passion naissante pour la bande dessinée. Quelques errances et remises en question plus tard, il rejoint la Maison des auteurs. Il a publié à plusieurs reprises dans le magazine Fluide Glacial. The Tatane’s hospital, sa première histoire éditée en album, figure dans le recueil collectif Joyeuses Nouvelles (éditions Dupuis) dont Zidrou a écrit l’ensemble des scénarios. Il travaille actuellement -toujours avec Zidrou au scénario- sur Even, une bande dessinée d’anticipation qui se déroule dans une société cherchant à contrôler la sexualité des individus et où règne un eugénisme basé sur l’apparence physique.

      L'anecdote sur Mao, telle qu'elle est racontée par un personnage :

      Pour l’anecdote, Mao Tsé-Toung était, entre autres choses, un grand adepte du fist-fucking. On prétend même que, le jour de la poignée de main historique avec Nixon, Mao avait veillé à ne pas laver la sienne après avoir rendu les hommages à son épouse. Le Jardin des Bambous à Pékin était un hôtel très chic conservé à l’ancienne. C’était aussi le quartier général et la résidence personnelle de Kang Sheng. Dans les bunkers du Jardin des Bambous, se trouvait le principal centre d’écoute des services secrets chinois. On y a retrouvé de nombreuses œuvres d’art que Sheng lui-même avait récupéré pour qu’elles échappent aux destructions massives de la révolution culturelle. Parmi elles, beaucoup de livres et de gravures érotiques. Le grand timonier en était très friand, le saviez-vous ? Le meilleur reste à venir ! Car Kang Shen possédait une collection plus exceptionnelle encore. Des milliers d’enregistrements sonores de gémissements d’orgasmes féminins. D’orgasmes authentiques, dois-je le préciser ?

      Invérifiable, je présume.

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    2. Merci pour le complément d'informations et pour cette anecdote énorme.

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