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mardi 8 août 2023

Déréglée

Il ne me reste qu’une chose à faire : me mettre en jachère.


Cette bande dessinée correspond à un journal réalisé sur le thème de la ménopause de l’autrice. La première édition date de 2017 dans les Pays-Bas, et de 2023 pour la version française. Il a été réalisé par Francine Oomen, autrice complète et, scénario & dessins, également autrice de nombreux ouvrages pour jeunes enfants et pour adolescents. Cet ouvrage compte deux-cent-quarante pages.


Elle se présente : Francine Oomen. Jusqu’à l’âge de cinquante-deux ans, elle était une mère, une fille, une amoureuse, une auteure à succès de livres pour enfants et une jongleuse émérite. Elle pouvait garder toutes ses quilles en l’air les doigts dans le nez… Mais un jour, une par une, elles se sont écrasées sur le sol. Il ne lui restait qu’une seule chose à faire : se mettre en jachère. Ce livre est le récit de cette aventure. À 52 ans, elle en avait ras-le-bol d’être elle. Cerveau en compote. Pas de doute, soit elle avait fait un AVC, soit elle était atteinte de démence précoce. Peut-être les deux. Ses neurones étaient à peu près dans le même état que ceux de sa mère, 87 ans, qui était en maison de retraite et tout à fait dingo. Quelques exemples. Un jour, Francine avait retrouvé son téléphone dans le congélo (il fonctionnait encore). Une autre fois, ses clés avaient atterri dans une chaussure (Logique non ? On rentre chez soi, on retire ses chaussures et on balance ses clés dedans). Sa carte de crédit ? Elle l’avait fait bloquée, paniquée, avant de s’apercevoir qu’elle était dans la machine à laver. Elle était foutue. Chez elle, au bout de trois pas, elle oubliait ce qu’elle voulait faire. Pas moyen de se souvenir du nom des gens et des mots les plus ordinaires.



En pleine tirade enflammée, il arrivait même à Francine d’oublier ce qu’elle voulait dire. Trou de mémoire ! Son sens d’orientation (enfin, le peu qu’elle en avait) s’était volatilisé. Flippant… Surtout que ça a faisait forcément penser à sa mère. Tout ça ne l’angoissait pas qu’un peu. Mais il y avait pire. Parfois, assise à sa table de travail, elle ne se souvenait plus de quoi parle son bouquin. Impossible de réfléchir. Son cerveau, son terrain de jeu favori, pédalait dans la choucroute. Avant, écrire un chapitre lui prenait une heure. À présent, une semaine ! Tout ça pour un piètre résultat. Ça empirait chaque jour ! Mais elle n’osait en parler à personne. En face de son éditrice qui lui propose de jeter un œil au planning de l’année suivante, Francine fait le décompte : trois livres, magazine, promo, site web, merchandising, signature du contrat, oui, oui. Parfait, pas de problème. Parfait ? Pas de problème ? Pendant des mois, elle réussit tant bien que mal à donner le change. Du moins, elle l’espérait. Elle fournit des excuses de plus en plus minces, tout en s’inquiétant régulièrement de ne pas savoir où elle a rangé son téléphone portable. Sans parler des doutes à n’en plus finir à propos des choses les plus insignifiantes. Faire les courses ? Et une fois au magasin impossible de retrouver son porte-monnaie. Ou le code de sa carte.


Le titre s’avère très explicite, et l’autrice commence par se présenter avec une note d’humour dépréciateur sur le premier rabat intérieur. Puis elle se met en scène en train de chercher un titre, quelque chose avec le mot ménopause. Elle se lance alors dans la description de son état à cinquante-deux ans : un cerveau en compote et la grosse inquiétude d’être atteinte de sénilité précoce, ce dont souffre sa mère à cette époque. Le lecteur constate qu’il ne s’agit pas vraiment d’une bande dessinée, plutôt d’un texte illustré, ou de courtes phrases par groupe de deux ou trois avec un dessin en correspondance en vis-à-vis, à raison de trois par page en moyenne. L’autrice a choisi de conserver un facsimilé de pages de cahier avec des lignes horizontales en fond de chaque page, et ce tout du long de l’ouvrage, avec quelques exceptions. Sur ce fond qui fait penser à un cahier de notes avec un vague relent scolaire ou appliqué, elle se dessine dans un registre simplifié, avec un trait de contour assez fin, un peu irrégulier, et une mise en couleurs de type aquarelle, généralement des personnages comme collés sur la page, sans arrière-plan. Elle utilise une écriture de type manuscrite, sans être cursive, des phrases courtes, un style plutôt oral et vivant, que très écrit. Son avatar et les autres personnes représentés présentent des caractéristiques faisant parfois penser à des adultes avec des mimiques d’enfant : émotion se lisant sur le visage, posture ou mouvement pas tout à fait maîtrisé, réaction infantile, ce qui rend la lecture très agréable, amenant souvent un sourire sur le visage du lecteur, avec un effet irrépressible d’empathie.



Étrangement ce parfum d’enfance véhiculé par la forme narrative correspond parfaitement à la sensation de désemparement éprouvée par l’autrice confrontée aux symptômes et aux effets de la ménopause. Voilà que sa vie bien ordonnée, sa rigueur professionnelle, ses capacités mentales, sa physiologie sont remises en question, la plongeant dans l’incompréhension, la confusion et la détresse de ne plus rien contrôler, d’être à nouveau soumise à des impondérables arbitraires qui lui donnent la sensation d’être diminuée, d’être le jouet d’un corps déréglé dont elle ne peut que subir le comportement erratique. En fonction de la phase qu’elle traverse, qu’elle soit en train de subir, ou qu’elle soit en train de passer par l’un ou l’autre état du processus de changement en cherchant comment s’y adapter, l’artiste peut changer de registre visuel de manière très libre. Ainsi le lecteur peut découvrir des pages avec des dessins en noir & blanc, une petite illustration en bas de page, en dessous d’une liste de mot écrits en gros caractère pour insister sur leur intensité (un jeu sur la forme d’écriture), un collage d’une image sur la page de carnet, des mots tapés à la machine et comme découpé dans de petits rectangle pour être collés sur la page, juste trois silhouettes (mère Tapedur et ses deux factotums Marteau & Enclume) en ombre chinoise, une vingtaine de petites silhouettes disposées sur quatre lignes en train de faire des exercices de yoga (de type ashtanga), un dessin en surimpression sur une page de texte de type livre, une peinture en pleine page, des paysages peints en double page ne laissant pas apparaître les lignes du cahier, une photographie de l’autrice jeune enfant, une photographie de la main droite de l’autrice, un facsimilé de la carte de la Grande Prêtresse dans un jeu de tarot pour illustrer un texte de Rachel Pollack (1945-2023), des dessins de type botanique représentant une fleur à différents stades de développement, la photographie d’un seau rouge, des facsimilés de l’application Tinder sur téléphone, une photographie de la boîte de peinture à l’eau utilisée par l’artiste, des pages de recettes de confiture, un labyrinthe, un mots croisés, quelques visuels récurrents comme un cachalot ou une éruption volcanique, etc.


Le lecteur ne risque pas de s’embêter à la lecture, avec l’inventivité visuelle de l’artiste, et le ton gentiment auto-dépréciateur. Francine Oomen n’est ni dans le défaitisme, ni dans la colère, en fait son développement n’est pas construit sur le principe du changement en cinq étapes (déni, colère, marchandage, dépression, acceptation), il suit une autre structure. Elle expose son expérience de la ménopause, au travers de son cas personnel, sans rien généraliser. À l’occasion d’une étape ou d’un thème identifié, elle peut évoquer les connaissances médicales sur le sujet. Par exemple, un des premiers chapitres pose la question : Quand est-ce que ça commence ? Elle indique que pour son cas personnel, ça a commencé avant l’arrêt des menstruations, et que ces règles se sont manifestées à quelques reprises de manière erratique, avec une force imprévisible (par exemple, un soir au restau, où elle en avait jusqu’au milieu du dos). Elle évoque ces manifestations physiologiques de manière factuelle, les dessins simplifiés, avec leur touche humoristique, dédramatisant tout, et évitant toute impression désagréable ou vulgaire pour le lecteur. Dans le fil de la narration, elle évoque également une facette de sa vie psychique, plus particulièrement la forme et la personnalité que prend la petite voix intérieure qui la pousse à agir, personnifiée par une vieille dame, surnommée Mère Tapedur, et flanquée de deux factotums Marteau & Enclume.



Cette manière de raconter sa propre ménopause la rend très personnelle et indissociable du caractère de l’autrice, de son histoire personnelle, de sa construction, de son fonctionnement psychologique. Les changements générés par la ménopause s’apparentent parfois à des bouleversements, ayant des conséquences à court terme (la mémoire, les bouffées de chaleur qui la rendent incapable de faire quoi que ce soit sur l’instant), et à long terme. C’est ainsi qu’elle doit lutter contre une propension irrépressible à la procrastination, alors qu’elle était un véritable bourreau de travail, que sa compagne la quitte du fait de son changement de caractère. D’autres événements de la vie continuent de se produire pendant ce temps-là, comme le décès de sa mère, ou le départ des enfants qui prennent leur autonomie pleine et entière. L’humour de Francine fait des merveilles. Que ce soit une boutade en forme de devinette. Qu’y a-t-il de pire qu’une femme en pleine ménopause ? Bingo ! Deux femmes en pleine ménopause… (sans oublier son écho deux cents pages plus loin, avec une réponse alternative : Bingo ! Une femme ménopausée avec un ou plusieurs ados.). Ou que ce soit son analyse des catégories Tinder homme : Exhibant un poisson. Exhibant ses tatouages. Levant le pouce. Buvant l’apéro, souvent en levant le pouce. Prenant un selfie dans l’ascenseur ou dans la salle de bain. Posant devant un intérieur hideux. Faisant l’idiot devant une statue. Faisant l’idiot sans statue. Avec un chapeau dernier cri et une guitare. En voiture, ceinture attachée. Pas intéressé par les coups d’un soir. Replet, affalé sur un transat, le bidon rond comme un ballon (+ pouce levé, apéro, chapeau dernier cri). À bord d’une grosse cylindrée, d’un bateau, d’un avion qui ne lui appartient pas. Se décrivant comme : une belle prise, mieux que ton ex, 1,85m sans talonnettes. À chaque pot son couvercle.


Le récit relate également les actions entreprises par l’autrice pour s’adapter à ces changements physiologiques drastiques. Elle évoque ainsi le redoublement d’effort pour tenir le rythme professionnel sans rien lâcher, les solutions alternatives (le yoga, faire des confitures, le tarot, se mettre en jachère), évoquer la question avec des copines. En particulier l’une d’elles a opté pour l’hormonothérapie, ce qui conduit à Oomen à constater que la femme en pleine ménopause représente une véritable poule aux œufs d’or pour l’industrie pharmaceutique. Sa ménopause occasionne ainsi une remise en question de ses habitudes de vie, de son mode de vie même, l’amenant à se poser des questions difficiles, à entreprendre une thérapie (la mère Tapedur étant invitée à se reposer pour laisser Cinette s’exprimer), à se poser des questions sur quels sont ses engrais verts pour elle, quelles sont les pensées qui la nourrissent. Et elle expose ses réponses, toujours avec une forme visuelle inventive. Toujours avec cet humour chaleureux et plein d’humilité, elle répond à la question : Comment se comporter avec une femme en pleine ménopause ? Elle évoque même rapidement, en une page, le climactère masculin et ses effets.


Un ouvrage sur la ménopause : pas très folichon a priori. En fait, la lectrice tout comme le lecteur se trouve séduit dès les premières pages par le ton enjoué, par les petites piques gentiment moqueuses que l’autrice s’adresse. Francine Oomen parle de sa ménopause, visiblement assez intense, à la fois sur le plan des bouleversements personnels occasionnés dans sa chair et dans sa vie, en prenant du recul sur chaque facette évoquée. Elle raconte cette phase de sa vie intime avec une verve visuelle d’une variété et d’une gentillesse peu communes. Un ouvrage revigorant animé par un entrain chaleureux.



2 commentaires:

  1. "Quelques exemples." - Effectivement, cela peut prêter à sourire, mais il n'empêche que je ne savais pas que la ménopause pouvait aller jusque-là.

    "Elle utilise une écriture de type manuscrite, sans être cursive" - Cela donne un rendu que j'aime beaucoup, d'ailleurs. Je suppose que ça participe au côté agréable de la lecture que tu soulignes peu après.

    "Le lecteur ne risque pas de s’embêter à la lecture, avec l’inventivité visuelle de l’artiste" - Je dois avouer que j'adore ce type de travail en général, cette inventivité visuelle dont tu parles. Je trouve ça extrêmement rafraîchissant.

    "Tinder homme" - Excellent ! C'est tellement drôle !

    "la femme en pleine ménopause représente une véritable poule aux œufs d’or pour l’industrie pharmaceutique" - Et pour les maisons d'édition ?...

    Chouette article sur un ouvrage dont le sujet n'est pas très folichon, comme tu le dis. Mais ce que j'en vois et en comprends me semble plaisant.

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    1. Quelques exemples : celui du soir au restau, où elle en avait jusqu’au milieu du dos est incroyable de candeur, d'honnêteté et d'ampleur que le dérèglement peut prendre.

      La graphie de l'écriture et le cahier d'écolier m'ont un peu déconcerté c'est étrange de voir une femme mature utiliser une forme d'expression avec des caractéristiques associées à l'enfance.

      Tinder homme : très bien vu et une vision 100% féminine, sans méchanceté, mais sans complaisance.

      Pour les maisons d'édition : je ne sais pas, mais j'ai une autre BD sur la ménopause dans ma pile à lire, Moi, je veux être une sorcière, de Joséphine Onteniente & Marie Pavlenko.

      Sujet pas très folichon : j'ai été guidé par ma curiosité, pour cette phase de la vie dont je ne ferai jamais l'expérience.

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