Tout ce qui le rendait si impressionnant a disparu en un instant.
Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Sa première édition date de 2021. Il a été réalisé par Thomas Campi pour les dessins et les couleurs, Vincent Zabus pour le scénario et Maïté Verjux pour le lettrage. Il comporte soixante-seize pages de bande dessinée. Les auteurs avaient déjà collaboré ensemble pour L’éveil (2020).
Prologue : en début d’automne 1957, un jeune homme à la belle allure se promène dans les rues de Bruxelles. Le narrateur omniscient commente. Voici Louis Dansart, le personnage central de ce récit. Un étudiant en dernière année de droit dont les pas résonnent sur le pavé bruxellois en cette chaude journée d’été. Il ne sait pas pourquoi il s’intéresse à ce type, ni pourquoi il prend la peine de raconter son histoire aux lecteurs. Il n’en vaut pas la peine. Regardez-le… Comme tous les jours, il rêve de l’exposition universelle qui s’annonce. Un moment où il en est convaincu, l’histoire basculera et donnera sa chance à des gars comme lui. Comme tous les jours, il passe par les rues chics de la capitale pour observer les bourgeois. Avec attention, il les regarde dépenser leur argent, traque leurs tics langagiers, scrute leur façon de marcher. S’il osait, il se laisserait même aller à les imiter. Eux. Les riches. Toutes les nuits, dans sa mansarde puante, Louis Dansart ne rêve que d’une chose : devenir comme eux, devenir l’un d’eux. Toutes les nuits, il rêve de moment où il en sera fini des repas frugaux et des nuits froides. Louis se retourne dans son lit et demande au narrateur de se taire, car il aimerait dormir. Le narrateur en profite pour lui demander pourquoi : il veut être en forme, demain, pour commencer son ascension sociale, c’est ça ? Réponse : exactement, alors il faut le laisser pioncer.
Le lendemain matin, le narrateur reprend ses questionnements et demande à Luis Dansart ce qu’il fait au petit marin, devant la vitrine de Chez Degand. Il sait pourtant qu’il n’a pas les moyens, alors que l’homme qui pénètre dans la boutique les a. Il conseille au jeune homme de ne pas y entrer, car ce n’est pas une bonne idée, il devrait lui faire confiance. Le jeune homme n’en a cure et il pousse à son tour la porte. Bon… Tant pis pour lui. Odette, une vendeuse s’approche et lui demande s’il veut essayer le costume qu’il est en train de regarder. La réponse est positive, Louis l’essaye et il sourit béatement à son reflet dans le miroir en pied. Le patron sort de l’arrière-boutique et pénètre dans l’espace de vente. Il jette un coup d’œil rapide à Louis, il prend la veste avec laquelle il est entré et il effectue des commentaires pour l’édification d’Odette : le col élimé, les coudières mal assorties, et la coupe ! Il ne porterait pas ça même pour sortir ses poubelles. Et en plus ça sent. Il a bien jugé Louis : un blanc-bec sans le sou qui veut se donner des grands airs pour séduire les belles vendeuses. Louis reprend sa veste et sort, humilié et rageur. La voix du narrateur reprend : il l’avait prévenu, et il reprend le terme d’odeur employé par le patron. C’est dingue, Louis a beau se laver, mettre du parfum, il a toujours l’impression qu’elle est là, qu’elle transpire de lui. Peut-être parce que c’est l’odeur de son enfance ? L’odeur de la pauvreté, l’odeur de la honte. Et toujours cette impression que les passants la sentent, eux aussi, non ?
Quel étrange début : un narrateur omniscient (ou presque car il n’a pas connaissance de tout le déroulement du récit) commence par dire qu’il ne sait pas pourquoi il s’intéresse à ce type, ni pourquoi il prend la peine de raconter son histoire aux lecteurs. Il n’en vaut pas la peine. Puis, Louis Dansart, le personnage principal, répond au commentaire du narrateur omniscient, comme s’il entendait ses commentaires dans son esprit. Effectivement, par la suite, le narrateur fait preuve d’un mépris certain pour le manque de rectitude morale de Louis. Puis, apparaît Monsieur Albert, le responsable d’un réseau de prostitution aussi huppé que secret, qui semble facilement anticiper certains choix de Louis, qui semble parfois se déplacer avec une rapidité surnaturelle, qui conçoit Louis comme son personnage, et qui, en donnant une forme de théâtralité à son quotidien, concède un certain prix à la vie. Sans cela, il préfèrerait mourir. Pour cet écrivain frustré, il est plaisant de jouer avec ceux qui l’approchent comme s’ils étaient ses personnages. Lors de sa dernière apparition, il se conduit comme s’il jouait devant des spectateurs. Le scénariste semble s’amuser avec une mise en abîme à tiroir : il est ce narrateur omniscient persifleur, Monsieur Albert cite régulièrement William Shakespeare (1564-1616) laissant à penser que le scénariste a relu ses pièces récemment, Monsieur Albert voit Louis Dansart comme un personnage ce qu’il est pour les auteurs.
Avec une telle entrée en la matière, le lecteur se dit que Louis Dansart doit être un arriviste, prêt à profiter des autres pour sortir de sa condition sociale et s’élever sur l’échelle en marchant sur les autres. La couverture montre un beau jeune homme pris à parti par des individus portant un masque d’animal : il attire la sympathie du lecteur en se trouvant en position d’infériorité. La première page du prologue se présente sous la forme d’un dessin en pleine page. Le lecteur commence par remarquer l’importance donnée au décor : les façades de bâtiments se trouvant en arrière-plan. L’artiste a pris le temps de soigner leur représentation : les fenêtres, les rambardes des balcons, l’auvent de l’hôtel. Sur la seconde page, le nom de l’hôtel apparaît : Hôtel Métropole, et si l’envie lui en prend le lecteur peut effectuer une rechercher et constater que l’artiste en reproduit fidèlement la façade. Par la suite, le regard du lecteur s’attarde sur l’aménagement du petit appartement de Louis, les cinq étages de son immeuble qui s’élèvent au-dessus des constructions à deux étages qui l’entourent, la magnifique salle de réception du club dans lequel Camille s’acoquine avec des clients, la brasserie dans laquelle Louis fait le service, le très bel escalier d’un immeuble bourgeois, les magnifiques pelouses de l’université, la modeste cabane au fond des bois, d’autres rues de Bruxelles avec un tramway, et bien sûr l’Atomium pour l’exposition universelle de 1958.
La reconstitution de la période historique se voit plus encore dans les tenues vestimentaires, à commencer par la chemise blanche et la veste, peut-être plus de toute première jeunesse de Louis. En passant, le lecteur peut faire le constat que le trio pantalon + chemise + veste n’a pas beaucoup évolué pour ces messieurs, et que les robes de ces dames présentent plus de variété et font effectivement un peu datées vues du début du troisième millénaire. L’artiste représente les individus avec des morphologies normales : une belle silhouette affinée et élégante pour Louis, un corps jeune pour Camille avec des gestes naturels dépourvus de toute pudibonderie ou de pudeur (avec même un geste très nature pour s’essuyer le sexe après l’amour), un corps portant les outrages de l’âge pour des bourgeoises ayant atteint la cinquantaine. Seul Monsieur Albert présente une caractéristique physique exagérée : un nez pointu et allongé, ce qui renforce encore sa nature métaphorique. La narration visuelle s’avère très facile d’accès, avec des cases alignées en bande, présentant la caractéristique d’être sans bordure encrée. Elle se situe dans une veine réaliste, avec de ci de là une petite exagération pour souligner un mouvement (Louis en train de courir avec ses pieds qui ne touchent pas terre), une ambiance lumineuse (parfois des scènes plus sombres), et uniquement les expressions de visage de Monsieur Albert qui sont un peu appuyées, en cohérence avec le fait qu’il donne une forme de théâtralité à son quotidien, qu’il agit parfois comme s’il était sur scène.
Le scénariste souligne ce positionnement de Monsieur Albert en lui faisant citer régulièrement William Shakespeare, dont certaines des plus célèbres, comme Le temps est le souverain des hommes, car il est leur créateur comme il est leur tombeau, et il octroie ce qu’il veut, et non ce qu’ils demandent. Il est précisé à la fin qu’il a eu recours aux textes traduits par François-Victor Hugo (1828-1873). À l’occasion du refuge dans une modeste cabane en bois, le narrateur effectue une comparaison avec le célèbre conte de Blanche-Neige. Plus loin, il compare Louis Dansart à Rastignac, personnage récurrent de La comédie humaine d’Honoré de Balzac (1799-1850). Le lecteur se rend compte que ses références littéraires trouvent leur place dans un ouvrage qui s’apparente à un roman littéraire. Au fil des séquences, les dialogues entre le personnage principal et le narrateur, ainsi que les remarques de Monsieur Albert jettent un éclairage sur différentes facettes de la vie de Louis Dansart, sur son comportement, et sa manière d’envisager son ascension sociale. Ainsi sa personnalité se dévoile : sa certitude que l’Exposition universelle sera l’occasion d’un événement favorable pour sa personne, sa conscience de classe qui s’accompagne d’un sentiment d’infériorité vis-à-vis de la classe bourgeoise et d’une forme de jalousie vindicative, la confrontation de ses idéaux particuliers au principe de réalité, le sentiment insupportable de devoir tout le temps compter en dépensant, la culpabilité de faire commerce de son corps, la monotonie implacable du quotidien, le retour au milieu de son enfance comme environnement protecteur, le sentiment de n’exister que par le regard des autres, etc.
De façon organique et discrète, les auteurs abordent de nombreuses facettes de la vie intérieure de leur personnage, de sa frustration, de ses conflits moraux entre ses aspirations et les moyens auxquels il recourt. Il souhaite à tout prix renier ses origines campagnardes et modestes, nier cette partie de son histoire personnelle, donc nier une partie de lui-même. En devenant un gigolo, il se retrouve dans un paradoxe à rendre fou. D’un côté, il vit de ses charmes, une source de revenus confortable lui permettant de s’offrir ses études et de côtoyer cette société qui lui fait tant envie ; de l’autre côté, il est convaincu que tout le monde connaît son activité, ce qui lui barre l’accès à cette même société, lui coupe son désir, et l’émascule d’une certaine manière. Dans le même temps, Monsieur Albert incarne également ce paradoxe. Louis le considère comme un individu vivant de proxénétisme, pervers, mais ce même individu lui cite Shakespeare ! Shakespeare : Il n’y a de bien et de mal que selon l’opinion qu’on a. Louis a l’impression en acceptant de travailler pour lui, de passer un pacte avec le Diable, avec un individu qui s’est affranchit du bien et du mal, qui se place au-dessus, et donc qui fait le mal pour le jeune homme. Lors de sa dernière apparition, il effectue une autre citation : La vie n’est qu’un fantôme errant, un pauvre comédien qui se pavane et s’agite durant son heure durant sur la scène et qu’ensuite on n’entend plus ; c’est une histoire dite par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien… Voilà qui ôte tout sens et toute valeur aux actions de Louis, proposant une autre perspective sur sa vie.
Le titre suggère une histoire qui va analyser comment un individu s’est fait passer pour ce qu’il n’était pas. La narration visuelle s’avère séduisante et évocatrice, parfois doucement vénéneuse. Louis Dansart finit par se résoudre à compromettre ses beaux idéaux, la fin justifiant les moyens, mais aussi une forme de passage à l’âge adulte en faisant l’expérience que les idéaux ne font pas le poids face au principe de réalité. L’imposture dévoile alors une autre nature que celle de s’imposer dans une classe sociale, celle d’un être humain qui se trompe lui-même dans ses mœurs, dans sa conduite, afin de se croire plus fort qu’il n’est de se faire passer à ses propres yeux pour une autre personne. Une bande dessinée littéraire à la lecture facile, à la profondeur étonnante.
"Dansart" - Il y a un quartier Dansaert, à Bruxelles. Je suppose que cela n'a rien à voir, mais que les auteurs en ont peut-être utilisé le nom (francisé) pour leur personnage.
RépondreSupprimer"devant la vitrine de Chez Degand" - Toujours pour l'anecdote, il y a bien un tailleur qui porte ce nom à Bruxelles. Je suppose que c'est le même ou que les auteurs s'en sont inspirés, bien que la boutique ne soit pas à son avantage ici.
"et sa manière d’envisager son ascension sociale" - Intéressant, cette remarque sur l'ascension sociale. Va savoir pourquoi, mais ça me fait tout de suite penser à "Au bonheur des dames".
"Le titre suggère une histoire qui va analyser comment un individu s’est passer pour ce qu’il n’était pas." - Oui, je me demande aussi si s'échiner à se faire passer pour ce que l'on est ou éviter n'est pas contradictoire avec la notion d'ascension sociale dans la mesure où une telle attitude empêche toute posture. Si oui, les auteurs impliquent-ils qu'il faut y renoncer ? Il faut alors tout parier sur la méritocratie.
Dansaer & Degand : intéressant comme rapprochement, car Vicent Zabus est belge, né à Namur.
SupprimerAu bonheur des Dames je l'ai lu mais je ne m'en souviens pas assez pour pouvoir comparer. L'article wikipedia consacré à Eugène de Rastignac semble aller comme un gant à Louis Dansart :
Il s'installe à Paris pour suivre des études de droit. C'est un jeune homme ambitieux, qui regarde la bonne société avec des yeux à la fois surpris et envieux et qui va se montrer prêt à tout pour parvenir à ses fins. Élégant, bien éduqué, brun aux yeux bleus, il fait chavirer les femmes du monde ce qui va faciliter son ascension sociale.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Eug%C3%A8ne_de_Rastignac
Pour l'efficacité de la méritocratie, impossible de savoir puisque le personnage principal néglige ses études. Ceux qui apparaissent comme avoir réussi sont surtout les femmes qui loue les services de Louis comme Gigolo, ce qu'il est difficile de qualifier de méritocratie quand elles doivent leur réussite à un bon mariage.