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lundi 11 août 2025

Inuit

L’art inuit explore la magie originelle. Les limites. La transcendance.


Ce tome contient un récit complet, indépendant de tout autre, dont la lecture peut être complétée par Nunavut (2024) des mêmes auteurs. Son édition originale date de 2023. Il a été réalisé par Edmond Baudoin et Troubs (Jean-Marc Troubet), pour le scénario et les dessins. Il compte cent-soixante-douze pages de bande dessinée en noir & blanc. Ces deux auteurs ont précédemment réalisé ensemble : Viva la vida (2011), Le goût de la terre (2013), Humains - La Roya est un fleuve (2018).


Entre 2001 et 2003, Edmond Baudoin est professeur à l’université de Hull, devenue Gatineau, au Québec. Ottawa est de l’autre côté de la rivière Outaouais. Dans son musée, il découvre l’art inuit. C’est pour lui une révélation. Il se promet de travailler un jour avec des artistes inuits. C’est Vincent Marie qui lui en donne la possibilité la première fois. Avec Andrew Qappik, il illustre un conte inuit sur la naissance du narval, pour son film : Les harmonies invisibles. En illustrant ce conte il réalise ce désir né dans un musée en 2002, il travaille avec un artiste inuit. Mais avec Jean-Marc Troubs, ils veulent maintenant aller dans son pays. Voici le conte du Narval. Il y a bien longtemps, Taqqiq, un jeune garçon aveugle, vivait en compagnie de sa petite sœur Siqiniq chez leur grand-mère, une femme colérique et méchante. Aux yeux de cette grand-mère, Taqqiq était une bouche inutile à nourrir. C’était difficile pour les deux enfants, mais ils étaient orphelins de leurs parents. Une nuit, ils furent réveillés par un ours approchant leur habitation. La grand-mère prit l’arc et la flèches et les donna à Taqqiq, jeune mais robuste. Elle dirigea le tir. La flèche atteignit l’ours qui tomba raide mort. Mais la grand-mère mentit, en le traitant d’idiot et lui faisant croire qu’il avait tué leur meilleur chien. La nuit suivante, Siqiniq mit en cachette de la viande d’ours dans l’assiette de Taqqiq qui compris le mensonge et décida de se venger. […]



Le plongeon arctique se joue des frontières. Il nage comme il vole dans la mer ou dans le ciel. Pour de nombreux groupes inuits, il symbolise la recherche de la vérité dans les profondeurs. Voilà deux ans que Troubs devait se rendre au Nunavut avec Edmond… Mais il y a eu la pandémie. Alors il a commencé le voyage dans les livres et la recherche d’images. Il s’est plongé dans les mythes, les récits et la vérité historique, qui souvent dans l’Arctique s’entremêlent magnifiquement. Cet été 2022, ils allaient voir, voir ce qui s’y raconte aujourd’hui. L’art ancien des peuples polaires est peuplé de petites statuettes. Elles ont souvent une fonction magique. Et une présence telle qu’on les dirait vivantes. Qu’elles soient de magie noire ou blanche, les statuettes sont longtemps restées petites. Parce que les matériaux étaient rares. Et qu’il fallait les transporter. Les Inuits avaient encore la liberté d’être nomades. Mais aujourd’hui, les temps ont changé, les statuettes ont pris du poids, et sont parfois devenues géantes. Elles ont toujours cette présence fascinante. Elles pratiquent maintenant la magie moderne du marché de l’art.


S’il s’agit de sa première œuvre de ces artistes, le lecteur peut se trouver un temps déconcerté, à la fois par la liberté des formes, à la fois par l’importance donnée à la parole. En toute simplicité, le tome s’ouvre avec une carte sommaire réalisée par Troubs permettant de situer le Groenland, le Labrador, le Nunavut, le cercle arctique, la ville de North West River, et d’autres repères géographiques. Puis la première planche comprend deux cases de la largeur de la page : la première une photographie d’une rue de Gatineau avec la silhouette de Baudoin sur le toit d’un immeuble à étage unique, la seconde une chimère intégrant le visage de l’artiste à des éléments animaux et une représentation inuite dans un amalgame harmonieux. Dès la troisième planche, il s’agit d’illustrations évoquant l’art inuit, dans une diversité d’approches graphiques, et un texte qui court au-dessus ou au-dessous. Puis sans aucune indication, Troubs réalise les planches suivantes : à nouveau des illustrations de conte, mêlant les représentations d’un oiseau à l’encre, au bleu peint de la mer ou du ciel. Puis des représentations naïves d’Inuits, avec un glissement progressif vers des personnages et des animaux mythologiques à l’apparence naïve. Le récit du voyage commence alors avec les cases aux dessins réalisés au pinceau de Troubs, puis les images plus libres de Baudoin, également au pinceau, puis des portraits, des reproductions d’autres artistes. Parfois des pages en couleurs. Parfois un paysage sur une double page. Parfois des cases à l’encre. Une alternance toute naturelle entre des cases disposées en bande, des dessins accolées, des portraits d’habitants interrogés, d’autres paysages, des scènes urbaines, des hommages à des œuvres d’artistes inuits ou innus, etc.



S’il en éprouve la curiosité, le lecteur peut aisément identifier les pages réalisées par l’un ou l’autre des deux artistes : Troubs effectue un lettrage en minuscules, et Baudoin en majuscules. Dans un passage, ils se représentent en train de travailler à leur bande dessinée : ils sont tous les deux assis à la même table, et ils composent et réalisent leurs pages ensemble. Le lecteur le ressent à la lecture car il n’éprouve aucune sensation de solution de continuité : les pages forment un tout harmonieux comme si une unique intelligence créative avait présidé tout du long. La bande dessinée suit l’ordre chronologique du voyage, à commencer par les prémices évoquées par Baudoin, puis le voyage en avion, l’arrivée à Montréal, le trajet vers North West River, et encore plus au Nord. La narration visuelle est conçue en fonction de chaque séquence pour mettre en valeur un lieu, des personnes, une longue route en vue du ciel dans une case de la hauteur de la page, des cases sans bordure pour laisser de l’espace à un Inuit en train de manier le harpon, un dessin à l’encre effectué dans l’inspiration du moment, une autre carte simplifiée, des illustrations en couleurs… un petit visage avec un long discours en texte…


Les deux auteurs ont repris le dispositif qu’ils avaient utilisé dans leurs précédents ouvrages en commun : proposer de réaliser le portrait de leur interlocuteur et lui offrir en échange d’une réponse à une question, sur l’avenir des Inuits et Innus ou sur l’avenir de la culture inuite. Il est possible de voir cet ouvrage comme la suite de ces entretiens, entrecoupés de réflexion sur la culture inuite, sur son art, sur l’histoire de ce peuple premier. Le lecteur se rend compte qu’il éprouve une forte curiosité pour ces déclarations, totalement oublieux de leur forme de texte, ce qui pourtant constitue souvent un repoussoir dans les bandes dessinées traditionnelles. Son attention est tout entière consacrée à ces témoignages fort variés. Estelle évoque la dépendance de la communauté de North West River aux services publics et au gouvernement. Billy dit sa crainte que leur culture disparaisse. Mitzi, la mère de Billy, évoque le temps où le gouvernement avait interdit la langue inuktitut. Mina, conservatrice au Labrador Heritage Museum, parle de la disparition des attelages de chiens, et des croyances spirituelles qui font le chamanisme. La grand-mère Ataomie estime que la culture se renforce depuis qu’ils ont leur propre gouvernement et qu’il est possible d’apprendre la langue. Elisabeth constate que la chasse va en décroissant. Ernie, ancien maire de North West River pendant des décennies voit que l’électronique rendra le monde complètement dépendant des machines et qu’il sera complètement impossible de vivre dans la nature d’ici cinquante ans du fait de l’évolution du climat. Au fil de ces rencontres, d’autres facettes de la vie locale sont abordées : l’art bien sûr, le rôle des jeunes et leurs aspirations, la pêche et son industrialisation, les services publics, l’histoire de chaque groupe qui a habité la région et la difficulté de l’établir du fait de leur nomadisme, la nécessité d’une représentation pour éviter de se faire piller, pour résister aux prédateurs capitalistes, etc.



En creux se dessine également l’histoire des Innus, celle des Inuits, et la manière dont le gouvernement a traité les peuples autochtones, a mis en œuvre des actions visant à détruire leur culture. Par exemple le placement de petites filles dans des pensionnats dans le Sud, et les sévices fréquents. Les discussions entraînent des réflexions chez les auteurs. Il apparaît qu’ils sont fascinés par la forme de pureté de l’art inuit, sa qualité primordiale, sa charge mythologique et la part de vérité qu’elle contient quant au rapport entre l’être humain et son environnement, par le rôle de l’art comme outil de préservation et transmission d’une culture. Par la sauvegarde d’une langue et ce qu’elle porte en elle de culture à nouveau, mais aussi de rapport à la réalité. Un habitant leur indique que : En inuktitut il y a environ cinquante mots pour dire Neige, pas un seul pour dire police. Par l’évolution du climat, ainsi que par le paradoxe à leurs yeux d’être à la fois chasseurs et agents de préservation de la nature. Par un autre paradoxe : celui de vouloir préserver sa culture et ses traditions, alors que la pureté d’un groupe est une chimère, ce que les auteurs expriment par : Tout le monde est métissé, les races pures c’est un fantasme de totalitaire. Et aussi par : Rien, et tout, plus la complexité, la pureté n’existe pas, sa recherche est vaine et dangereuse, la vie se tient dans le chaos. D’une manière aussi organique que habile, ils brossent progressivement un portrait d’une communauté, à la fois dans le temps long de l’histoire, dans l’existence et l’évolution d’une culture, dans les aspects pragmatiques de la vie de tous les jours, dans les traumatismes qui se transmettent de génération en génération, dans sa dimension mythologique.


Quel voyage, quelles rencontres, quelle expérience d’une autre culture. Les deux auteurs effectuent un séjour au Labrador. Comme à leur habitude, ils proposent de réaliser un portrait à leur interlocuteur en l’échange de la réponse à une question. Dans une forme graphique aussi libre qu’intelligente et sensible, ils racontent leur voyage et leurs rencontres, abordant aussi bien la vie quotidienne, la culture, l’histoire, l’évolution des valeurs d’un peuple et sa résilience. Un récit d’une richesse inépuisable et d’une humanité peu commune. Merveilleux.



mercredi 21 août 2024

Nous vivrons - Enquête sur l'avenir des juifs

Par ce matériau viscéral, un seul but : saisir le réel.


Ce tome contient un état des lieux de la vie de plusieurs Juifs, tel que perçues par l’auteur, après l’attaque du Hamas contre Israël du 7 octobre 2023. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Joann Sfar pour l’enquête, la construction narrative, les dessins, et la mise en couleur par teintes de gris à l’aquarelle. Il comprend 442 pages de bande dessinée. Il se termine avec une postface de deux pages, écrite par l’auteur, et une page remerciements.


Incipit. L’ennemi, ce n’est pas le Palestinien ou l’Israélien, ou le Musulman juif. L’ennemi, c’est celui qui décide que les enfants ou les civils sont sont des cibles. On reste assis et on subit les massacres. Les assassins de tous les camps sont des alliés objectifs. - Sfar se rappelle où il était lors de l’attentat contre les tours jumelles : il venait d’acheter une télé tellement grosse que le vendeur lui avait dit qu’il n’y a que des Juifs et des Noirs qui lui achètent de si gros écrans. La télé était dans son bureau depuis quelques jours. Il se souvient d’être debout devant l’écran, téléphone filaire à la main, après l’impact sur la première tour. Ce moment où on ne savait pas qu’un second appareil allait s’écraser sur l’autre tour. Pendant les tueries de Charlie Hebdo, il était avec une amie. Ils ne parvenaient pas à se déshabiller car à chaque vêtement qu’ils dégrafaient, le téléphone sonnait pour annoncer la mort d’un autre artiste. Ils se sont rhabillés et ce fut une triste journée. Quand Mohamed Merah a tiré dans le crâne des enfants de l’école Ozar Hatorah, il était par hasard à Toulouse, il pensait trouver le calme. Mœbius venait de mourir. Il était à l’atelier le jour des tueries du Bataclan, dans la rue du Petit Cambodge. Par hasard, il a quitté le travail trente minutes avant le carnage. Sa voisine de palier n’a pas eu cette chance qui a trouvé un cadavre dans une mare de sang devant les parties communes, après quoi elle est restée prostrée soixante-douze heures. Et il était où le 7 octobre 2023 ? Il préparait son anniversaire. La vraie date est le 28 août mais personne n’est jamais à Paris à ce moment-là.



À l’occasion de son anniversaire, la compagne de Sfar lui demande s’il veut un bijou. Il lui répond que ça va finir par faire Mister T si elle continue à le couvrir de breloques. Il réfléchit, il repense à son père lui refusant d’avoir une étoile de David ou un Haï pour sa Bar Mitsva. Puis ils évoquent le film Exodus, avec Paul Newman disant Lehaïm, ou Tévié le laitier dans Le violon sur le toit. Sfar se met à chantonner Lehaïm et la chanson du film. Il ajoute qu’il veut bien un Haï. Pour lui, c’est aussi un symbole de vieux niçois, les darons le portaient quand il était gamin, bien gros. Il se dit qu’il peut choisir entre se comporter en séfarade ou en ashkénaze, car sa mère vient d’Ukraine et son père d’Algérie. Il a droit aux breloques. Ses amis se sont cotisés pour lui offrir ce porte-bonheur, pour ses 52 ans. En or, avec des diamants noirs. Louise l’a commandé à leur ami Yoguer. Il est arrivé un mois après la fête. Le 7 octobre, il était en train de le dessiner.


Après le 7 octobre 2023.


Le texte en quatrième de couverture annonce que l’auteur mène l’enquête, qu’il discute avec ses amis, convoque son père et son grand-père, cherche des réponses dans les livres et dans l’humour, qu’il se rend en Israël à la rencontre des Juifs et des Arabes, avec toujours la même question, obsédante : quel avenir pour les Juifs ? Il commence son récit par la sidération qui vient avec des actes terroristes relevant d’une barbarie inconcevable, et ses réactions à ce moment-là. Il évoque sa propre situation lors de la perpétration de ces horreurs défiant l’entendement. Puis il passe à sa soirée d’anniversaire différée du vingt-huit août au sept octobre, une centaine d’invités avec Enrico Macias et ses musiciens, Kamel Labbaci et ses amis. Vient ensuite une explication sur les mots Lehaïm, et le Haï, une réaction sur le déroulement de la marche du neuf octobre contre le terrorisme et pour la libération des otages, sur les précautions que prennent les familles juives en France en 2023. Etc. La narration visuelle évolue entre des cases sans bordure, et des illustrations accompagnées d’un texte plus ou moins copieux, un dessin en pleine page, une liste pour les précautions avec un petit dessin en en-tête. Etc.



En fonction de sa familiarité avec cet auteur dans ses œuvres de nature autobiographique, la série intitulée Les carnets de Joann Sfar, le lecteur est plus ou moins préparé à cette grande liberté de forme. Cela peut lui donner l’impression d’un flux de pensées jeté sur le papier au fil de l’eau. Dans la postface, l’auteur explique qu’il est obsédé par le journalisme et le travail d’histoire. Depuis 2002, il publie ses carnets autobiographiques en bandes dessinées et parfois l’un de ces livres prend des allures de reportage et dépasse l’intime. Il explique qu’il constitue un véhicule d’observation valide, qu’il relate des rencontres. Parfois il agrège les témoignages de plusieurs personnes dans un unique personnage. Il détaille que même s’il en a l’air, son ouvrage n’est pas un premier jet. Il a fait l’objet d’autant de relectures et de montage qu’un vrai roman. Pour lui, par sa partition exceptionnelle et le rapport qu’elle donne aux visages et aux lieux, la bande dessinée constitue le véhicule idéal pour cette matière. Celle-ci présente une unité de temps rigoureuse : il n’a rien fait d’autre depuis le 7 octobre. Ses dessins peuvent paraître amateur par endroit : des traits de contour mal assurés, des formes simplifiées ou naïves, des dessins qui semblent être mis les uns à la suite des autres comme ils viennent, un rapport fluctuant entre la dimension des images et la quantité de texte. Certes.


Dans le même temps, le lecteur fait l’expérience de l’absence de redite dans ce long ouvrage de plus de quatre cents pages, et de la puissance des émotions qui le submergent régulièrement, l’impossibilité de rester impassible, ou pire indifférent, dans un mode purement analytique. L’auteur a atteint l’objectif qu’il s’est fixé et qu’il cite dans la postface : Par ce matériau viscéral, un seul but, saisir le réel. Après tout, le lecteur peut venir à cet ouvrage avec ses propres a priori, ou plutôt ses propres connaissances et sa compréhension de la situation des Juifs en France, en Israël, dans le monde. Il s’attend à ce que l’auteur aborde un certain nombre de points de passage obligés : la montée de l’antisémitisme, l’histoire de l’état d’Israël, la condition de Palestinien, les morts des deux camps, la cohabitation entre Arabes et Juifs, la shoah, le nazisme, et pourquoi pas les conditions de la fin du conflit entre la Palestine et Israël. Toutefois, comme Sfar l’indique, ces thèmes sont abordés par le biais de rencontres, avec des personnalités, ou lors de discussion avec feu son père et feu son grand-père en reprenant ce qu’ils lui ont appris. Sfar échange aussi bien avec des personnalités comme Delphine Horvilleur (écrivaine et femme rabbin française), Frédéric Encel (essayiste et géopolitologue français), Hisham Suleiman (acteur arabo-israélien, par exemple dans la série Fauda), qu’avec des personnes croisées dans la rue (une femme manifestant le neuf octobre), ou encore lors de son voyage en Israël. Il évoque également les réactions de médias, leur point de vue dans le traitement des sujets, ce qu’ils rapportent des faits antisémites (par exemple le harcèlement dans les écoles ou les universités), y compris la comparaison entre ce qui concerne les attaques sur Israël et celles sur la Palestine.



Le lecteur ne s’attend pas à une telle richesse dans les témoignages et les échanges. L’auteur indique clairement qu’il s’exprime avec un point de vue juif, et qu’il laisse les musulmans exprimer leur propre point de vue, qu’il ne souhaite en aucun parler en leur nom. Les rencontres se font avec des personnes de tout horizon : un jeune gosse de riches parents parlant sans savoir, sa vieille tante Saby, Hadar une enseignante en philosophie, un musulman qui prend un café au comptoir à côté de lui, Ingrid qui enseigne le journalisme en Israël, une goye qui l’aborde dans la rue, une amie juive qui travaille dans le cinéma, un chauffeur de taxi juif turc, des réfugiés dans un hôte à Tel-Aviv, Motty Reif un créateur de mode, un responsable de salle de spectacles, des acteurs, etc. Il évoque également les réactions et les commentaires de quelques personnalités en France ou à l’international (parfois ahurissantes comme celles d’Isabelle Adjani, de Dominique de Villepin, de Greta Thunberg), les silences assourdissants, ainsi que les témoignages des sauveteurs de tout horizon intervenant après l’attaque du Hamas. Même aguerri ou bien informé, le lecteur ne peut pas être préparé à ces témoignages : la description des atrocités sans nom commises, ce que les sauveteurs ont découvert, la communication qu’ont pu faire les terroristes auprès des familles de victimes. Une lecture aussi dure que nécessaire qui dit la haine contre les Juifs. Il a le cœur serré en découvrant le protocole qui préside à l’accueil des enfants libérés par les terroristes.


L’auteur s’attache également à remettre l’attaque du Hamas dans une perspective historique, en évoquant des personnalités de divers horizons comme Israel Yaakov Kligler (1888-1944, éradication de la malaria en Palestine), Romain Gary, Arthur Koestler, Mohammed Amin al-Husseini, Yasser Arafat, Zuheir Mohsen, Bat Ye'or, Albert Cohen, Stefan Zweig, Frank Zappa. Il revient sur l’origine et l’évolution du sens du mot Palestinien au fil des décennies. Lors de son voyage en Israël, les personnes qu’il rencontre témoignent de la réalité de la coexistence entre juifs et arabes dans le pays. Il est également question des soldats israéliens, du quotidien Haaretz, de ce qui fait un peuple, de la question de qui prend soin des aidants, de la nécessité d’exprimer l’indicible (par exemple par la danse), de la mémoire familiale de chaque Israéliens dons laquelle se trouvent des morts, des sens à donner à l’affreuse phrase de Sartre disant que l’antisémitisme qui fait le Juif, de l’instrumentalisation de chaque déclaration. Les discussions avec son père et son grand-père sur la base de ses souvenirs apportent un témoignage de première main de ces deux générations précédentes. Au vu du constat dressé, une autre question revient régulièrement : où les Juifs peuvent-ils se sentir en sécurité de par le monde ?


Une bande dessinée pour parler de la place des Juifs dans le monde, en France, après les actes terroristes du sept octobre 2023 ? Joann Sfar le dit en cours de récit : il n’a pas d’autres armes que les livres et il sait leur impact dérisoire. Mais il n’a rien d’autre. Il raconte sa perception de la situation, au travers de sa culture, de ses connaissances sur le sujet, de ses rencontres avec ses amis avec des inconnus. La bande dessinée permet d’insuffler de la vie dans chaque individu, de rendre compte des émotions, tout en nourrissant son enquête avec des faits historiques vérifiés et quelques chiffres corroborés. Quelles que soient ses convictions, le lecteur voit sa compréhension du sujet enrichie, étoffée, ayant ressenti de l’intérieur l’état d’esprit des nombreuses personnes rencontrées. L’auteur a atteint son objectif. Par ce matériau viscéral, un seul but : saisir le réel.



jeudi 8 août 2024

Yves Klein - Immersion

L’événement deviendra célèbre en tant qu’exposition du vide.


Ce tome contient une biographie d’Yves Klein (1928-1962), artiste plasticien, qui ne nécessite pas de connaissance préalable de son œuvre. L’édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Julian Voloj pour le scénario, par Wagner Willian pour les dessins et les couleurs, la traduction étant de Laure Picard-Philippon. Il comprend cent-vingt-cinq pages de bande dessinées, en noir & blanc, avec des touches de couleur, essentiellement de bleu. Il se termine par un dossier de dix pages, une chronologie consacrée à l’artiste.


Un homme en costume noir marche résolument à travers la double page blanche. Il traverse la page de gauche, puis celle de droite. Arrivé au bord extrême droit, il le saisit à deux mains et déchire la feuille. Derrière apparaît du bleu. Il continue de déchirer la page en s’y prenant à deux mains. Il déchire entièrement la page et se tient devant ainsi devant le bleu mis à nu en s’exclamant qu’il doit libérer la prison de la ligne. Nice, France. Yves Klein naît le 28 avril 1928. Ses parents, Fred et Marie, sont tous deux peintres. Sa mère, Marie Raymond, est une figure de proue du mouvement de l’Art Informel. Elle crée des œuvres abstraites et est célèbre pour sa méthode d’improvisation et sa technique hautement gestuelle. Son père, Fred Klein, peint des personnages et des paysages caractéristiques du postimpressionnisme. Bien qu’Yves grandisse au sein d’une famille très créative, il ne reçoit pas vraiment d’enseignement artistique. Le petit Yves plonge les mains dans la peinture et barbouille le mur, sous le regard amusé de ses parents. Ils déménagent à Paris alors qu’Yves est encore très jeune. Ils y vivent une vie de bohème, en esprits libres. La famille passe les mois d’été avec des amis artistes à Cagnes-sur-Mer, où Yves est laissé à la garde de sa tante Rose, la sœur de Marie. Tante Rose, divorcée et sans enfant, est une fervente catholique. Elle l’inscrit dans une école privée pour essayer de lui apporter un cadre.


Paradoxalement, la seconde guerre mondiale apporte un semblant d’équilibre dans l’existence d’Yves. Ses parents s’installent dans le sud de la France, où ils vivent une vraie vie de famille pendant la plus grande partie de la guerre. Ils jouent aux pirates avec ses copains. À l’adolescence, Yves se découvre une passion pour le Judo. Au club de judo, il rencontre Claude Pascal, un poète, et Armand Fernandez, qui deviendra plus tard le célèbre peintre Arman. Après une séance d’entraînement, les trois jeunes hommes discutent entre eux : ils décident d’aller à la plage. Assis sur le sable, regardant la mer, ils décident de se partager le monde : l’un prend l’air qu’on respire, l’autre régnera sur la Terre et ses richesses. Yves décide que le ciel et son infini lui reviennent. Ils s’allongent sur le sable : Yves contemple le ciel et il s’imagine écrire son prénom sur le bleu du ciel, avec le blanc des nuages. Mais voilà qu’un vol de mouettes vient tout déchirer et mélanger. Yves se lamente à haute voix que les oiseaux détruisent son chef d’œuvre, et il agite les bras pour les faire fuir, sous les rires de ses deux amis.


Le lecteur apprécie de suite le mode narratif choisi par les auteurs : des dessins avec un degré de simplification qui les rend immédiatement lisibles pour l’œil. Des formes discrètement arrondies, une densité d’informations visuelles très mesurée par case, régulièrement des pages avec deux ou trois cases, des dessins en pleine page ou en double page, beaucoup place laissée au blanc de la feuille : une lecture aérée et aisée, jolie et agréable. Le narrateur omniscient égraine un à un les faits marquants de la vie de l’artiste, en toute simplicité et avec toute l’évidence de l’effet rétroactif généré par la connaissance de ce qu’il est advenu de Klein, jusqu’à sa mort. Les auteurs conservent une forme de distance par rapport à leur sujet : peu de moments d’intimité, peu de dialogues, pas de monologue explicatif, pas de flux de pensées. Les dessins respectent également cette forme de distance : une belle silhouette sans forme de romantisme, une expressivité de type naturaliste avec une petite poignée d’exagération pour un effet discrètement comique. Entre les nuances de gris, il y a l’usage ponctuel de la couleur. Le lecteur se focalise sur les nuances de bleu, leur apparition, leur fonction dans la narration, figurative pour la mer ou le ciel ou conceptuelle pour une œuvre d’art. L’effet de surprise est ainsi maximalisé quand une autre couleur surgit au détour d’une page tournée, soit pour une autre expérience de l’artiste, soit pour un effet comme celui d’un baiser entre Yves et son épouse Rotraut Uecker.



Une entrée en la matière qui brise le quatrième mur et une convention majeure de la bande dessinée : Yves Klein se retourne vers le lecteur pour expliciter son intention (Libérer la couleur de la ligne) et le personnage déchire la page pour montrer ce qu’il y a derrière. Puis tout rentre en ordre : des cases rectangulaires alignées, un commentaire explicatif, des phylactères, des personnages, la représentation des lieux. Dès la page suivante, la notion de case a disparu au profit de deux dessins juxtaposés en décalage, chacun agrémenté d’une reproduction de l’artiste correspondant, la mère, puis le père. Le lecteur se retrouve en alerte, enclin à relever l’usage de dispositifs bédéiques qui sortent d’une mise en forme académique. En effet, page vingt-huit, la tête d’Yves dépasse de la case pour déborder sur celle du dessus, et il en va de même pour son corps en pleine prise de judo qui déborde sur la rangée supérieure. La mise en page est pensée sur les planches en vis-à-vis, trente-quatre & trente-cinq, avec deux cases de la hauteur de la page, et le doigt d’Yves qui dessine directement avec le blanc des nuages sur le bleu du ciel. Page trente-huit et trente-neuf, c’est une portée qui se déploie en arabesque d’une page à l’autre en vis-à-vis, et Yves qui intervient directement pour en resserrer les lignes en un endroit, y écrire une note (mais en lettres) à un autre. D’ailleurs en page quarante, il tient à bout de bras les mots Ré majeur, entre ses mains. Page quarante-trois, il applique des taches de peinture, et c’est la planche elle-même qui est tachée, par-dessus les dessins dans les cases. Page quarante-sept, des lettres flottent entre les invités d’un vernissage, formant l’expression : Le fils de Marie, comme une rumeur circulant d’un invité à l’autre. Page quatre-vingt-cinq, une petite silhouette d’Yves marche à la surface d’une mappemonde, bleue forcément. Le dessinateur joue également avec la couleur bleue qui s’invite dans des formes significatives ou révélatrices, qui remplit progressivement une silhouette au fil des cases, etc.


Les auteurs savent donc utiliser les possibilités graphiques de la bande dessinée pour montrer des concepts ou des émotions, plutôt que de les expliciter par les mots en commentaire ou dans des dialogues. En cela, ils adoptent une démarche similaire à celle de l’artiste : conceptuelle. Pour autant, ils exposent bien les principaux événements de sa vie, en respectant scrupuleusement un ordre chronologique. 1928 : naissance d’Yves Klein, puis son enfance avec ses parents, et les séjours au bord de la mer chez sa tante Rose. Jeux sur la plage avec ses amis. Apprentissage du judo. 1948 : création de sa symphonie monotone silence. Apprentissage du métier chez l’encadreur Robert Savage. 22 août 1952 : départ pour la Japon. Retour en France, et choix d’un métier. Invention du bleu plus bleu avec l’aide des laboratoires Rhône-Poulenc, et dépôt de sa marque IKB. Avril 1958 : exposition à la galerie Iris Clert, et inauguration avec l’illumination en bleu de l’obélisque de la place de la Concorde, surnommée l’Exposition du vide. Rencontre avec Rotraut Uecker. Etc. La forme de l’autobiographie est respectée à la lettre.



Quant à l’esprit, il appartient aux auteurs de choisir un point de vue : il peut être factuel avec un degré de précision plus ou moins maniaque en fonction du niveau de détail et de la pagination, ou il peut être orienté, c’est-à-dire à partir d’un point de vue politique, social ou artistique. Les auteurs adoptent une narration très C’est comme ça : Yves Klein suit sa trajectoire de vie, implacable, sans surprise, sans écart, sans doute. Il ne s’agit pas tant d’une destinée à accomplir ou prophétisée, que plutôt d’une vie toute tracée. Le lecteur remarque que l’artiste bénéficie d’une aisance matérielle tout du long de sa vie, grâce à ses parents, puis par l’argent de sa tante, puis par les revenus générés par ses productions artistiques. Ce qui intéresse les auteurs et ce qu’ils mettent en scène s’apparentent à une recherche et une explication de la démarche d’artiste d’Yves Klein et de ce qui l’a nourrie. En fonction du doigté des auteurs, cela peut apparaître très mécanique, faisant fi des complexités de l’être humain, et de l’intrication de la ramure de l’arbre des causes, ou plus élégant avec uniquement des pistes plutôt que des certitudes. La démarche de Voloj & Willian correspond à la deuxième manière de faire. Ils rapprochent des similitudes, laissant le lecteur se faire sa propre opinion quant au degré de force dans la relation de cause à effet. Par exemple, ils évoquent le fait que Klein est un judoka ceinture noire 2e dan. L’atteinte de ce niveau induit une pratique régulière et rigoureuse des katas, un mouvement chorégraphié qui doit être mémorisé et parfaitement réalisé par le judoka. Cette pratique fait partie de la vie d’Yves Klein : elle a donc eu une incidence sur sa façon de penser, sur ses habitudes physiques et intellectuelles. Le lecteur reste libre de choisir ce qu’il estime être raisonnable comme conséquence sur la conception et la pratique de l’art développée par Yves Klein.


Qu’est-ce que c’est que cette histoire d’IKB ? les auteurs réalisent une bande dessinée très accessible, à la lecture facile et simple. L’artiste combine une lecture évidente avec des effets de bande dessinée travaillés, lui offrant toute la liberté nécessaire à mettre en scène la démarche artistique conceptuelle d’Yves Klein. Le scénariste déroule linéairement la vie de l’artiste, notant en passant des influences culturelles propices à sa démarche. Une fois la dernière page tournée, le lecteur en ressort avec une idée claire des œuvres de l’artiste et de leur caractère innovant, ainsi qu’avec des pistes de réflexion sur ce qui a nourri sa démarche si singulière. Mission accomplie.