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jeudi 29 mai 2025

Django Main de feu

Django a peut-être été l’homme le plus libre de tous les temps.


Ce tome contient une biographie des jeunes années de Django Reinhardt (1910-1953) qui ne nécessite pas de connaissance préalable sur ce musicien. Son édition originale date 2020. Il a été réalisé par Salva Rubio pour le scénario et par Ricard Efa pour les dessins et les couleurs. Il comprend soixante-deux pages de bande dessinée. Il débute par un texte introductif d’une page, rédigé par Thomas Dutronc qui déclare que Django était un dieu de la guitare, et qui développe son admiration pour ce musicien. Il se termine avec un copieux cahier thématique de seize pages avec de nombreuses photographies abordant la réalité historique de la vie de Django Reinhardt, entre ce qui est connu des circonstances de sa naissance, l’environnement dans lequel il a grandi (la Zone), le choix des morceaux interprétés par Django au cours de la bande dessinée (Les yeux noirs, La Madelon, La Montmartroise, et bien sûr Nuages, Everybody loves my baby, Ma régulière, Dinah, The sheik, Hard hearted Hannah), ses débuts un peu décalés dans le monde du bal musette, ses premiers contacts avec le jazz, ses premiers enregistrements et son nom mal orthographié, ainsi que son séjour à l’hôpital. Vient enfin une bibliographie sélective.


Par une rude journée d’hiver, dans une épaisse robe, avec un châle et un fichu, Laurence Reinhart marche d’un bon pas dans le chemin enneigé. Elle se hâte de gagner le village, tout en tenant fermement son ventre rebondi de femme enceinte. Soudain, elle sent qu’elle perd les eaux, et elle peut voir la flaque fumante dans la neige. Le vingt-trois janvier 1910, sur la grand-place du village de Liberchies, près de Charleroi, en Belgique, un groupe de musiciens est en train de monter sur l’estrade. Jean-Baptiste Reinhardt s’agace que sa femme ne soit pas encore arrivée, qu’elle n’en fasse qu’à sa tête. Une dame lui dit que le bébé est arrivé. Dans une roulotte, la jeune mère est allongée, le nouveau-né dans ses bras. Le père finit par arriver et il lui donne un nom : Django. Oui, Django était arrivé parmi eux. Mais Django Reinhardt a eu deux naissances. Celle-ci ne fut que la première. Et chacun sait, c’est de la souffrance que l’on naît.



En 1922, la Zone, près de la porte à Choisy, Django a gagné en confiance et il est en train de déclarer à son petit frère et à sa petite sœur que c’est lui le maître de la Zone, le chef de la bande des Foulards Rouges, il est le gangster Django Reinhardt. Et il leur proclame que maintenant ce territoire leur appartient. Et d’ici, ils vont conquérir l’Amérique. Il se tourne vers eux pour les enjoindre d’aller de l’avant, et il se rend compte qu’ils sont restés cachés derrière un talus. Son petit frère Nin-Nin lui rappelle qu’ils sont sur le territoire des Foulards bleus, que ces derniers vont les attraper et leur fichent une raclée. En effet, cinq autres enfants arrivent et les tapent. De retour au camp tzigane, la mère soigne Django et lui déclare qu’elle est bien contente que les autres leur aient flanqué une raclée. Elle ajoute : tant qu’à se bagarrer, ils auraient pu se débrouiller au moins pour gagner. Un ancien intervient pour les réprimander et rappeler que Django pourrait au moins aller à l’école pour apprendre à lire.


Le lecteur peut être alléché à l’idée de découvrir un récit de la jeunesse de ce grand guitariste, couvrant majoritairement la période allant de ses douze ans en 1922, à ses vingt ans en 1930. Il peut aussi avoir déjà lu d’autres ouvrages de ce duo de créateurs et être tombé sous le charme de leur narration : Monet, Nomade de la lumière (2017) ou Degas, La danse de la solitude (2021). Après avoir lu la bande dessinée, il se plonge dans le copieux dossier et il découvre la postface, dans laquelle le scénariste explicite sa démarche. Il rappelle que : Personne, bien sûr, ne rassemble de la documentation sur les premières années de vie d’une personne ordinaire dont on ne s’attend aucunement à ce qu’elle devienne un jour l’un des plus grands génies musicaux du siècle. Il ajoute que : dans l’univers manouche, c’était seulement par la tradition que l’histoire était transmise, volontairement embellie d’anecdotes, d’exagérations et de contes rarement fiables. Enfin il indique qu’un scénariste historien comme lui accomplit une triple tâche. Un : se mettre en quête de témoignages, sources et récits qui fourniront des faits, des scènes et des rencontres dont la bande dessinée rendra compte. Deux : les transformer en un récit fluide, logique et efficace. Trois : atteindre un équilibre entre les deux précédents pour transmettre au lecteur ce qui est su et ce qu’il est impossible de savoir, de la façon la plus fiable possible, mais aussi la plus passionnante.



En commentant une illustration en double page, le scénariste a ce mot : Il restait si peu d’espace libre, dans une vie si pleine… Effectivement, la lecture peut donner une impression de narration dense, à commencer par la taille des lettres plus petite que d’habitude, ainsi régulièrement que la densité d’informations visuelles. Dans le même temps, chaque case s’assimile au premier coup d’œil et se lit facilement. L’artiste utilise un mode amalgamant des traits de contour relativement fins et souples avec de discrets arrondis convenant parfaitement à la jeunesse du musicien, et la technique de la couleur directe pour apporter d’autres informations visuelles, des textures et des ambiances lumineuses. Ainsi il réalise une reconstitution historique étoffée aussi remarquable que naturelle. Le lecteur peut très bien ne pas y prêter attention plus que ça au début. Bien vite, il prend conscience qu’il trouve les éléments qu’il attendait : les roulottes, les tenues manouches, les costumes de gadjé musiciens de Paris avec leur feutre mou, les scènes communautaires des gens du voyage, etc. À l’occasion d’une scène ou d’une autre, la curiosité ou un détail l’intrigue et il prête plus d’attention à une case ou un élément visuel. Il se rend alors compte de l’investissement du dessinateur dans ses représentations.


Efa va au-delà de la simple impression globale ou de l’apparence au premier coup d’œil. Il soigne chaque aspect historique : les tenues vestimentaires en différenciant celles plus traditionnelles des Manouches, entre femmes et hommes, ou encore les enfants. Il évoque aussi bien les terrains vagues de la Zone, que les rues pavées de Paris, les rails du tramway, la cour intérieure de l’hôpital Lariboisière. Il soigne également les intérieurs, tant dans leur aménagement que leur décoration, ou encore les accessoires : les roulottes, les bistrots accueillant un orchestre, la chambre d’hôpital, les couloirs de Lariboisière. Dans la première partie, le lecteur se régale avec les quatre cents coups de Django : bagarre de bande, attaque de voiture automobile pour provoquer un accident, tentative de faire dérailler un tramway, et puis l’apprentissage obsessionnel du banjo-guitare avec l’intensité propre à cet âge. Alors que Django devient majeur, sa confiance en lui et son arrogance en impose, avec toujours cette implication dans son art qui le rend sympathique (et puis le lecteur sait qu’il va devenir un dieu de la guitare, mondialement reconnu). Après l’accident, le lecteur regarde le jeune homme à la fois abattu par la perte de son talent, à la fois accablé à la perspective d’une vie de mendiant. La direction d’acteurs insuffle une vie et une plausibilité dans les comportements, au point que le lecteur ressent comme une vérité ce qu’il voit. La mise en scène apporte également une grande clarté dans chaque scène, ainsi qu’une évidence narrative : l’apaisement procuré par la concentration de la pratique du banjo, le contentement ineffable de pouvoir jouer dans un ensemble d’adultes, l’attraction amoureuse magnétique entre Django et Florine Mayer, la communauté manouche unie pour récupérer Django et l’extraire de l’hôpital, les magnifiques deux pages de réapprentissage avec la position de la main gauche sur le manche, etc.



Le scénariste a fourni un travail tout aussi remarquable de reconstitution historique que ce soit pour les lieux comme la Zone (espace résultant de l’enceinte de Thiers, surnommé aussi les fortifications ou les fortif’) ou l’hôpital Lariboisière, pour l’évocation de la première carrière de Django avec ses différents chefs de formation musicale : Pierre Vettese dit Guérino (1895-1952), accordéoniste français d'origine sinti piémontaise, Jean Vaissade (1911-1979), accordéoniste et un compositeur français, Jack Hylton (1892-1965), chef d'ensemble à vent, chef d'orchestre, impresario, Émile Audiffred (1894-1948), chanteur, librettiste, parolier et producteur français. S’il connaît le répertoire de l’époque, le lecteur relève les références aux airs populaires, sinon il les découvre dans le dossier en fin d’ouvrage, à commencer par Nuages. Bientôt le lecteur suit Django, en pleine empathie, sans plus se préoccuper de faire preuve de distanciation ou d’esprit critique. Il poursuit sa lecture avec le dossier dans lequel l’auteur expose ce qui relève de faits établis, et ce qui relève d’une interprétation, assimilant par là-même les informations historiques et leur contexte dont il ne disposait pas forcément. Il prend connaissance de l’état d’esprit du scénariste ou de sa ligne directrice : Quand l’historien et le scénariste se mettent finalement d’accord, ils en arrivent à une conclusion claire, il n’existe pas de héros réel qui n’ait sa part de légende.


Qu’il ait déjà succombé au charme de Nuages ou non, le lecteur peut éprouver de la curiosité pour les jeunes années de Django Reinhardt, avant la célébrité, ou vouloir retrouver ce duo d’auteurs. Il apprécie immédiatement la narration visuelle colorée et agréable, tout autant que rigoureuse, documentée, à la mise en scène fluide et sophistiquée. Il suit un jeune délinquant sur une mauvaise pente, trouvant sa raison de vivre dans le banjo qui lui permet d’intégrer le monde des adultes en avance, puis le terrible accident et la force de caractère permettant de construire une seconde vie, avec l’aide de sa communauté. Singulier.



mercredi 28 mai 2025

Les yeux du chat

Jouer à voir


Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Son édition originale date de 1978. Il s’agit de la première collaboration entre Alejandro Jodorowsky (scénario) et Jean Giraud (1938-2012), sous le pseudonyme de Mœbius. Cet ouvrage compte cinquante pages de bande dessinée. L’édition de 2013 présente la particularité d’avoir été imprimée sur des pages jaunes. Elle comprend également une préface écrite par le scénariste le vingt-neuf juillet 2011. Il explique comment il avait commencé à travailler sur le projet de film d’adaptation du roman Dune (1970) de Frank Herbert (1920-1986). Lors d’un plein d’essence, il découvre sur les rayonnages de la station-service de splendides dessins de vaisseaux spatiaux signés Mœbius, et sur une série western dessinée par Jean Giraud, et il comprend qu’il a trouvé l’artiste pour les costumes et celui pour le storyboard. Arrivé à Paris, il rend visite à son attaché de presse qui est en conversation avec Jean Giraud, et le scénariste découvre qu’il a devant lui les deux personnes qu’il recherche, et qui ne sont qu’un seul homme. Puis il explique dans sa préface les circonstances de la réalisation de la présente histoire, réalisée à titre gracieux, et offerte aux lecteurs du mensuel Métal Hurlant, publié par les Humanoïdes Associés.


Un enfant se tient dans l’encadrement d’une très haute fenêtre, ou sur une terrasse. Il est revêtu d’un vêtement ample, il a le crâne rasé. Il regarde au loin. Haut dans le ciel un aigle s’éloigne pour une destination inconnue. Une mégalopole indéterminée : de très hauts gratte-ciels qui surplombent les autres constructions, certaines se trouvant dans leur ombre. Des antennes au sommet de ces constructions fines et élancées. Le ciel est totalement masqué par des nuages d’une nature indiscernable.



L’enfant n’a pas bougé de place. Il se tient parfaitement immobile, tourné vers le lointain, dans la même posture. À une distance indéterminée dans la ville, les nuages ont pris une forme étale, constituant une sorte de plafond opaque. Il se produit une trouée à la forme régulière qui laisse passer comme une colonne inclinée de lumière atteignant le sol d’une sorte de placette. Dans ce quartier, l’architecture de la ville combine plusieurs caractéristiques. Comme un rappel d’une fortification, ou peut-être une large parcelle piétonne desservant les étages les plus élevés des maisons. Il se trouve aussi un mélange d’immeubles parisiens et de constructions plus baroques surmontées de dômes. Au pied de l’une d’elle sur le pont piétons se trouvent des débris de maçonnerie. L’enfant respecte une immobilité parfaite devant sa très haute fenêtre : il a perçu le rayon de soleil qui a percé la couche nuageuse. Il s’agit en fait d’un rayon de lumière d’un ou deux mètres de diamètre qui atteint le sol de la placette. Les façades d’immeubles sont délabrées : les fenêtres éclatées, des impacts sur les murs, le revêtement dégradé. Des détritus au sol de nature technologique. Au travers d’une fenêtre brisée, apparaissent des objets abandonnés en tas. Le secteur semble désert, dépourvu de toute présence humaine.


En lisant la préface, le lecteur prend connaissance des circonstances dans lesquelles cette bande dessinée a vu le jour : une belle campagne de publicité de l’éditeur qui a pris la forme d’une nouvelle collection de petits volumes, en tirage limité, baptisée Mistral. Chacun de ces volumes portaient la mention : Cette édition ne saurait être vendue, elle est donnée gratuitement à tout fidèle des Humanoïdes Associés. Jodorowsky explicite en détails les conditions de réalisation de ces petits volumes. Il commence par rappeler que : La bande dessinée est un art industriel, les artistes sont des artisans, ils font leur travail et ils sont payés à la page, c’est leur modus vivendi. Pour ces ouvrages, l’éditeur leur proposait de travailler gratuitement, c’est-à-dire sans toucher de droits d’auteurs, ce que les présents créateurs ont accepté pour être sûr sur que leur autre projet puisse bien aller jusqu’à la publication, en l’occurrence L’Incal. Afin de répondre à la demande, le scénariste a intégré les spécifications et les exigences éditoriales, pour les transformer en un exercice de style. Il a indiqué à l’artiste que : Plutôt que de réaliser des planches découpées en vignettes, ils vont présenter l’histoire comme une suite d’illustrations aussi solitaires que l’enfant et le chat, et chaque vignette occupera une page entière. En face de chaque tableau, l’artiste pourra mettre comme un motif qui se répète, l’ombre de l’enfant en train de regarder par la fenêtre.



Ainsi les contraintes éditoriales deviennent une structure formelle conceptuelle. Les créateurs partent sur le principe que la planche de gauche, celle avec l’enfant qui tourne le dos au lecteur, est multipliée dix-huit fois. Dans la première, Mœbius a simplement ajouté l’aigle au loin qui part en chasse. Puis lorsque l’aigle revient après une longue attente, il a commencé à animer l’enfant, et à modifier les ombres qui fonctionnent alors comme un contrechamp de l’image à droite. En outre, le personnage prononce en tout et pour tout douze phrases, très courtes, moins de dix mots à chaque fois, saupoudrées sur douze pages différentes. Du coup, au premier contact, la lecture s’avère très rapide : dix minutes en prenant le temps de vérifier si le personnage a bougé d’une page de gauche à une autre, et en absorbant les informations visuelles de la page de droite. L’intrigue s’avère linéaire et simple : page de gauche le personnage a vu partir l’aigle et il attend son retour sans bouger, page de droite l’aigle finit par arriver sur la placette où il fait face au chat que mentionne le titre du récit. La promesse implicite de la couverture est tenue : il y a bien un affrontement entre les deux animaux. Le récit se clôt en bonne et due forme, inscrivant le récit dans le genre horrifique, dans un environnement de science-fiction. Et voilà.


Le récit s’avère plus intéressant pour un amateur de bande dessinée en tant que médium. Il constitue la première collaboration entre deux auteurs majeurs, qui travailleront ensuite sur la série L’Incal (1980-1988), la trilogie du Cœur couronné (La folle du Sacré Cœur, Le piège de l’irrationnel, Le fou de la Sorbonne), Griffes d’ange, ainsi que sur le projet de film avorté Dune. Il permet également d’admirer les planches de l’artiste, dans un récit complet, avec une structure rigoureuse et accessible. Tout commence avec une page de gauche, et la silhouette immobile du personnage de dos, dans un grand cadre étroit vertical. Le lecteur en déduit qu’il s’agit du personnage principal, qu’il se tient dans l’embrasure d’une fenêtre monumentale, démesurée par rapport à la taille d’un être humain, relativisant l’importance de ce dernier dans un décor gigantesque. Il découvre la répétition de cette image à l’identique, dix-sept fois la même, et avec un élément supplémentaire (l’aigle au loin dans le ciel) pour la première. Ce dispositif visuel produit un effet de stabilité, d’impassibilité, laissant le doute dans l’esprit du lecteur si le personnage est perdu dans ses pensées, ou au contraire focalisé sur la survenance d’un événement à venir. Le déroulement du récit lui permet de comprendre qu’il s’agit de la deuxième hypothèse.



Les pages de droite s’avèrent plus fournies en information, constituant une narration visuelle plus classique, racontant des événements dans un ordre chronologique. Du fait de la composition de l’ouvrage, une case par page, celle de gauche identique de l’une à l’autre, l’attention du lecteur se trouve focalisée sur les informations contenues dans l’illustration en pleine page à droite. Il commence par s’intéresser à l’environnement : une mégalopole dans un futur indéterminé, peut-être pas sur Terre, peut-être que oui, cela n’a finalement pas d’importance dans le récit. Une influence de l’urbanisme parisien visible dans certaines formes d’immeubles et de toitures. Et comme une ville construite pour partie par-dessus, avec une architecture futuriste, un avenir plus ou moins lointain, pas très rieur, une forme de résignation à un environnement inhospitalier commençant à se délabrer. Le lecteur relève un ou deux détails supplémentaires : les appareillages technologiques abscons dont il n’est pas possible de devenir les fonctions, les déchets présents sur le sol, et la forme caractéristique d’une plante à cinq feuilles sur le frontispice au-dessus de la fenêtre à l’extérieur.


Les pages de droites révèlent également que le personnage se tient bien devant l’encadrement d’une haute fenêtre, et qu’il s’agit peut-être d’un adolescent ou d’un jeune adulte. Le lecteur découvre donc progressivement l’intrigue : l’apparition d’un chat sur la placette et l’arrivée de l’aigle pour un affrontement, comme le montre l’illustration retenue pour la couverture de l’édition de 2013. Jodorowsky utilise le mot tableau pour parler de chacune de ces illustrations. Le lecteur fait l’expérience qu’elles forment bien d’une narration séquentielle : chacune raconte quelque chose en elle-même, et en relation avec la précédente et la suivante elle constitue un moment. Sur la première planche de droite, le lecteur ne voit pas juste la représentation d’une ville d’un point de vue au-dessus des toits, il voit ce que voit le personnage, il voit une cité d’anticipation, et il voit un ciel bouché, peut-être du fait de la pollution atmosphérique, une préoccupation très prégnante à l’époque de la réalisation du récit. Dans la deuxième, il comprend que la trouée dans les nuages laissant passer la lumière du soleil constitue un événement, rendant l’image dynamique, au lieu d’une simple représentation statique. Dans la troisième, la lumière du soleil atteint le sol de la placette : vraisemblablement un fait remarquable, comme un coup de projecteur sur cet endroit précis, et le décor montre qu’il s’agit d’un quartier particulier de la mégalopole. Par la suite, le lecteur ressent les variations de nature dans les cadrages et les cadrages plus ou moins large ou près : les postures et la curiosité du chat, le comportement de prédateur de l’aigle, le lien qui l’unit au personnage humain, etc. La narration visuelle se suffit à elle-même pour que le lecteur comprenne l’intrigue, sans l’aide de mots.


Une curiosité que cette première collaboration entre ces deux créateurs hors norme ? Il y a de cela, et c’est aussi une leçon magistrale d’art séquentiel, de narration visuelle utilisant les fortes contraintes de production du récit (pagination imposée, absence de rémunération, rythme élevé de production) pour structurer la bande dessinée. Une histoire courte vite lue et classique ? Certes, et aussi une intrigue de genre, cruelle et mystique (l’affrontement entre deux animaux pour le bénéficie d’un être humain isolé du reste de l’humanité dans sa tour d’ivoire, et délabrée). Un conte impitoyable pour adultes.



mardi 27 mai 2025

Le bestiaire du crépuscule

Ces spécimens sont d’une cinglante matérialité !


Ce tome contient un récit complet, indépendant de tout autre, qui s’apprécie mieux avec une vague idée de la nature des œuvres de l’écrivain Howard Phillips Lovecraft (1890-1937), né dans la ville de Providence dans l’état de Rhode Island. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Daria Schmitt pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend cent-douze pages de bande dessinée. Il inclut la nouvelle L’étrange maison haute dans la brume (1931) de Lovecraft dans sa forme intégrale, avec des illustrations. Il s’ouvre avec une introduction d’une page, rédigée par Philippe Druillet


Dans un grand parc à la localisation indéterminée, le gardien Providence s’est réfugié au milieu de la végétation qui semble démesurée pour être au calme. Son nom retentit : il est appelé par son chat Maldoror qui se manifeste sous forme spectrale elle aussi démesurée. Le chat insiste pour savoir si le gardien l’entend car il le voit en train de faire le mort. Maldoror lui dit qu’il ne s’en tirera pas comme ça, il intime au gardien de laisser ces fausses fleurs qui lui donnent mal à la tête, car il fait presque jour, c’est bientôt l’heure de la ronde. Providence lui demande pour quelle raison il faut que son chat le houspille, il était bien là, parmi les doux sarracenias. Mais il est vrai qu’il convient de profiter de cette heure idéale, et de ce rare moment de solitude sur le parc. Providence s’interroge : les visiteurs ont-ils jamais eu besoin d’un gardien ? En effet tous ces promeneurs se débrouillent très bien sans lui. Il se demande même parfois si ce n’est pas lui qui les met en danger. Peut-être que le loup n’existe pas ? Le monde obscur ne serait-il un rêve de plus ? Maldoror lui répond qu’il le trouve bien rationnel pour un rêveur.



Maldoror continue ; il donne un conseil de chat au gardien : ne pas tout ramener au diapason de la raison humaine, il y a trop de choses qu’elle n’explique pas. Il prend l’exemple de ses propres pattes : elles sont pleines d’encre noire, alors qu’il a marché sur une page banche, qu’en dit Providence ? Ce dernier fait observer que ses pattes sont sales et que la page est humide, il l’a repêchée sur le lac avec quelques autres. Le chat lui conseille de ne pas oublier que l’occulte a toujours raison des sceptiques et s’amuse à tirer vengeance de ceux qui le méprisent. L’attention de Providence s’est reportée sur les pages. Il voit qu’il y a quelque chose d’inscrit, mais l’eau a tout effacé. Peut-être que par transparence il arrivera encore à le lire ? Il tenterait bien de reconstituer ce texte… Voilà qui le tiendrait éveillé pendant ses rares moments de loisir. Il décide qu’il s’y mettra le soir, les pages auront eu le temps de sécher. Après une remarque de Maldoror sur la tendance de Providence à accumuler tous les vieux machins qu’il ramasse dans le parc, ils sortent à l’extérieur pour effectuer le contrôle du parc. Le gardien commence par aller relever les boîtiers d’alerte. Dans un grand escalier, ils croisent la directrice faisant sa tournée à cheval. Elle demande à Providence quand il les débarrassera de ces sacrés machins, en désignant les boîtiers, car ils surprennent les promeneurs qui risquent alors la crise cardiaque


Quelle inconscience ! Rendre hommage à Howard Phillips Lovecraft en bande dessinée, ce n’est pas donné à tout le monde. D’un autre côté, l’autrice n’adapte pas une de ses œuvres. Enfin, bon, il y a quand même cette nouvelle qui bénéficie d’illustrations. Celles-ci s’avèrent assez sages : elles ne cherchent pas à réinventer l’imaginaire de l’écrivain. On y trouve la maison en bois, les animaux marins qui évoluent dans le ciel, des tentacules bien sûr, des présences surnaturelles, des couleurs entre enchantements et terreurs (comme tombées du ciel bien sût) et un amalgame très réussi de vie marine et d’yeux, pour une illustration plus enchanteresse que réellement terrifiante. La majorité de l’album est donc consacré à cet étrange gardien au nom fort évocateur, un hommage direct à la ville natale de l’écrivain. La scénariste ajoute une pincée d’Arthur Rimbaud (1854-1891), une autre de Lautréamont (1846-1870) avec le nom du chat faisant référence aux chants de Maldoror (1868-69). Le lecteur ne s’attend pas forcément à voir les trois Nornes : Urd, Verdandi et Skuld. Elles ne sont pas nommées et ne se tiennent pas près d’un puits. Elles évoquent vaguement le destin, plutôt par des phrases cryptiques sur l’ouvrage que Providence repêche au fond du lac, qui est souillé par le chat, qu’elles lui volent, et qui est ensuite chapardé par les enfants. Il est possible d’y voir une métaphore sur les lecteurs de Lovecraft dont chaque nouvelle génération interprète ses écrits.



Qu’a donc pu voir Philippe Druillet dans cet ouvrage ? Le premier contact se produit avec la couverture : un dessin en noir & blanc avec des éléments très texturés par de nombreux traits, quelques aplats de gris, et la présence incongrue et grotesque de ces deux carpes volantes et en couleurs. Le tout produit un effet surréaliste, surtout une fois que le lecteur a remarqué la présence des yeux parmi les herbes. Tout du long de l’ouvrage, l’artiste va utiliser la couleur pour le même effet : Providence évolue dans un monde en noir & blanc, sans nuances de gris, fortement hachuré et donc texturé, et les éléments surnaturels sont les seuls apparaître en couleurs, venant apporter une touche plus vivante, réenchantant ce monde sec et contrasté. L’artiste utilise des teintes allant du rose clair et vif au pourpre profond, et du vert d’eau au bleu. Ce dispositif s’applique aussi bien à des éléments de décors comme des marches d’escalier ou la maison au fond du lac, la surface de l’eau, qu’à des éléments vivants comme les carpes ou les tentacules (car, oui, il y a bien des tentacules) et les chats. Le lecteur observe que les êtres humains restent en noir & blanc, à l’exception des enfants quand ils sont transformés en êtres mi-humains, mi-poissons.


Le lecteur part peut-être avec un a priori après avoir vu la couverture : celui que les dessins vont être chargés et exiger un effort de concentration pour la lecture. Il se plonge dans les premières pages et découvre que le ressenti est fort différent : ça se lit tout seul. S’il le souhaite, il peut très bien se contenter de la forme générale de chaque dessin, et passer un temps réduit pour chaque case, juste pour en saisir l’idée générale. Providence assis au milieu de fleurs démesurées avec des insectes plus gros que lui, ce qui produit une sensation d’être caché dans la végétation. Ces insectes qui finissent par former une nuée, comme une composition abstraite, avec la silhouette spectrale du chat qui en émerge. La discussion très banale entre le chat et le gardien dans son bureau, avec le fouillis autour, une scène relevant du quotidien normal, à ceci près que le chat parle. La première balade dans le parc : l’impression de feuillage, la texture des troncs, les végétaux plus ou moins indistincts, les rambardes torturées, le pont, les pelouses, le kiosque, les bancs, les multiples branches fines et noueuses, le lac, la barque, etc. Il ressent ce plaisir à se promener dans ce parc qui a l’air d’être de belle dimension, et en même temps une nature à tendance expressionniste. Il voit également les personnages, plutôt normaux, tout en présentant une forte personnalité par leur apparence : le gardien élancé, les trois Nornes en femmes âgées, l’agent Zadok bizarre inspecteur du travail de la psycho-sanitaire avec son uniforme étrange, la directrice sèche et pleine d’autorité.



Le lecteur peut aussi trouver son plaisir à s’attarder sur des détails dans les cases, en fonction de ses envies, de son propre rythme. Il relève alors des détails singuliers : les parapluies parmi les objets abandonnés récupérés par le gardien, les pots de fleurs à l’extérieur de sa porte d’entrée, les rambardes caractéristiques des parcs parisien en rusticage, la présence régulière de la faune, l’hétérogénéité des manteaux et blousons des enfants, l’architecture de la maison du gardien qui évoque un chalet de parc parisien, celle du kiosque de belle dimension, les chaises pliantes avec leurs lattes métalliques, la tenue de cavalier de la directrice, les nichoirs, etc. Il se fait que la réflexion que tout cela participe à l’atmosphère globale du récit, que la tonalité évoque en effet celle des romans de Lovecraft, pour partie seulement. Dans le même temps, l’autrice ne réalise ni une adaptation d’une œuvre de l’écrivain, ni un hommage appliqué premier degré. Elle met en scène Providence dans un monde où le surnaturel existe, au moins pour lui et pour les Nornes, peut-être pas pour la directrice. Elle apporte y apporte une saveur différente de celle de Lovecraft, elle exprime son propre ressenti sur sa lecture de ces œuvres. Elle le voit comme ce monsieur sur sa réserve, ce monsieur inquiet de l’existence d’éléments surnaturels, qui les accepte, qu’il ne craint pas, pour lesquels il éprouve une curiosité, d’en savoir plus. Le lecteur se dit que c’est la manière dont Dara Schmitt se représente la vie intérieure de Lovecraft, d’après son œuvre, sans forcément penser à sa vie.


Le lecteur découvre que le récit va plus loin qu’une simple fantaisie à partir de l’imaginaire de l’écrivain de Providence. Cela commence par les préoccupations du gardien vis-à-vis de la sécurité des usagers du parc, sécurité physique et sécurité psychique. Il y a également ce jeu autour de l’ouvrage repêché au fond du lac : une nouvelle de Lovecraft, qui dégage une aura ayant des conséquences sur la réalité. Plus surprenant : la vision de la directrice sur la gestion du parc et son management. Alors qu’il n’y a pas de téléphone portable dans ce récit, elle développe un discours moderne sur les différents usages d’un parc, et sur le management, avec une volonté de modernisme, des valeurs a priori peu conciliantes avec les fantaisies du gardien, avec les capacités limitées par l’âge des Nornes, et bien sûr un hermétisme total quant à la vie psychique incarnée par le surnaturel. Le lecteur est encore plus surpris de constater qu’elle fait évoluer ses valeurs au fil des contacts qu’elle a avec son personnel.


La promesse de lire une histoire baignant dans une atmosphère à la Lovecraft, et la crainte d’un succédané fade et de contresens potentiels. Très vite, le lecteur oublie cet a priori pour apprécier ce que raconte vraiment le récit. Il succombe vite au charme de la narration visuelle, entre nostalgie discrète et éléments contemporains très concrets. Il se laisse gagner par le réenchantement du monde généré par les touches de couleurs et par la curiosité tranquille du gardien. Il succombe vite à la qualité de cet hommage conservant la personnalité de l’autrice, exprimant son ressenti personnel sur l’œuvre de Lovecraft, sans le trahir, ni le singer. Un envoûtement plein de charme.



lundi 26 mai 2025

Le Génie de la forêt

L’ignorant affirme, le savant doute, le sage réfléchit. – Artistote


Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Sa première édition date de 2024. Il a été réalisé par Vincent Zabus avec la collaboration de Francis Hallé pour le scénario et les dialogues, par Nicoby pour les dessins, et par Philippe Ory & Pierre Janneteau pour les couleurs. Il comprend quatre-vingt-seize pages de bande dessinée. Il se termine par un glossaire de sept pages, recensant soixante-trois termes, allant de Anthropocentrisme à V.O.C. (composés organiques volatils), en passant par Cambium, Chablis, Écologie, Fente de timidité, Particules fines, Plante épiphyte, Réitération, Sentiment océanique, Sylvigenèse, Symbiose, etc.


À Montpellier, Francis Hallé reçoit chez lui le philosophe Aristote. Il indique à son hôte qu’il n’est pas d’accord avec sa classification. Aristote explique qu’il a juste voulu faire un petit classement, il adore ranger, hiérarchiser, organiser. Devant l’attitude fermée de son interlocuteur, il développe son point de vue : il a classé les organismes du plus simple au plus complexe, dans une pyramide. Alors… Tout en bas, le minéral… Puis le végétal. Au-dessus les animaux. Et enfin nous, tout en haut. L’être humain est au sommet de tout. Même si Francis est botaniste et qu’il va sans doute le heurter, Aristote conclut que pour lui l’existence du végétal n’est justifiée que par l’usage qu’en font les humains. Francis lui répond de manière sèche que le philosophe aurait mieux fait de ne jamais se mêler de botanique. Il ajoute que ce classement est tout simplement à l’origine de la crise écologique actuelle. Il explique que le prestige dont Aristote jouit va conduire l’Église à reprendre ses idées au moyen âge, et ça va s’amplifier à la renaissance. Résultat : à partir du XVIIIe siècle, toute l’Europe admet ce principe de l‘échelle de la nature, qui influence encore considérablement la vision du monde contemporaine. Et c’est grave : c’est l’anthropocentrisme qui laisse croire à l’homme qu’il occupe une place particulière sur la Terre, qu’il est le plus important, que la nature est à son service.



Francis et Aristote sortent à l’extérieur et ils regardent Voltaire assis sur une chaise, en train d’écrire que depuis qu’il s’est retiré à Ferney, il ne fait que planter des arbres. Voltaire sait qu’il est trop vieux pour jamais voir leurs fruits, ni pouvoir profiter de leur ombre, mais il ne voit pas de meilleur moyen de s’occuper de l’avenir. Francis raconte ensuite qu’il y a quelques années, des scientifiques japonais ont prouvé qu’une promenade en forêt – ils parlent même de Shinrin-yoku, de bains de forêt – avait plein de bienfaits : ça diminue les rythmes cardiaques, la tension, le stress… puis les deux hommes se placent devant un arbre de grande envergure et Francis explique que l’arbre est une forme de vie qui n’est pas du tout comme celle d’un humain, une altérité radicale. Le fait d’avoir des arbres et de la nature tout autour donne l’impression de les connaître. Mais à vrai dire, on ne les connaît pas du tout. Même les arbres les plus communs posent, aux scientifiques, de nombreuses questions. Les découvertes à faire sont encore énormes.


Le lecteur constate rapidement que ce récit s’apparente à un exposé des connaissances et des théories du botaniste Francis Hallé, au cours d’une discussions avec Aristote (-384 à -322). Ce chercheur est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages, la majeure partie ayant trait aux arbres, évoquant son exploration des canopées forestières avec le radeau des cimes, l’architecture des plantes, la vie des arbres, la forêt tropicale, la beauté du vivant. Le lecteur profite ainsi de cet exposé très vivant, des remarques d’Aristote, parfois taquin, souvent émerveillé, jouant le rôle du candide. L’auteur intègre une poignée de citations du philosophe, de type maxime, sans développer sa pensée, au-delà de la pyramide de l’ordre naturel. La discussion constitue une forme très agréable, facile à suivre commençant avec la remise en cause de la pyramide, puis les auteurs enchainent avec l’altérité radicale des arbres, la beauté de la nature, la notion d’immortalité des arbres avec un séquoia, ceux unitaires et ceux coloniaires, les réitérations, la rénovation de la charpente de Notre-Dame, l’efficacité d’un être constitué de trois organes (racine, tige, feuille) et fonctionnant avec la photosynthèse, les sens de la vue et de l’ouïe appliqués aux arbres (avec les exemples du cyprès et de la codariocalyx motorius), la symbiose avec les champignons et avec les fourmis, la forêt primaire, la canopée, pour finir avec le sentiment océanique.



Ce genre d’ouvrage à visée vulgarisatrice choisit souvent la technique de mettre en scène un avatar du sachant qui va ainsi exposer ses connaissances directement au lecteur, ou au bénéfice d’un personnage novice. Ici, les auteurs ont opté pour une solution très légèrement distincte : Aristote a été un botaniste avec une vision très différente de l’ordre naturel. Francis peut s’adresser à lui en tenant pour acquis des informations basiques tout en lui faisant des mises à jour du fait des deux millénaires écoulés. Les auteurs mettent également à profit le médium de la bande dessinée pour faire voyager les deux personnes, leur faire changer d’endroit en un clin d’œil, ou juste d’une case à l’autre, alors que le dialogue continue. Francis évoque les bains de forêt (Shinrin-yoku), et les balades en forêt. En effet il va entraîner son interlocuteur (et par là-même le lecteur) à une longue balade. Elle commence donc dans sa maison à Montpellier. Les deux personnages sortent dans le jardin, et saluent Voltaire en passant, puis ils vont se planter devant un arbre d’une dimension majestueuse. Et c’est parti pour la balade : le Parthénon (un séquoia géant formé de plusieurs troncs en cercle issus d'un même arbre, en Californie), une haie de houx royal de Tasmanie, un petit passage par le jardin botanique de Xishuangbanna en Chine, un bref retour à la maison, avant de repartir pour Kyoto au Japon, puis une forêt primaire, une forêt tropicale, et un séjour inoubliable dans le radeau des cimes sur la canopée pour revenir en Europe et évoquer un projet de forêt primaire de soixante-dix mille hectares dans les Ardennes franco-belges et la région réunissant Vosges du Nord françaises et Rhénanie-Palatinat allemande. Les dessins s’inscrivent dans une veine descriptive, semi-réaliste, simplifiée, avec un trait de contour fin et léger, des formes nourries par une mise en couleur de type naturaliste, rendant bien compte des ambiances arborées.


Le lecteur se rend compte qu’il apprécie de pouvoir accompagner ainsi les deux personnages en balades. Le degré de simplification dans les représentations rend les dessins immédiatement lisibles, pour une lecture facile. Dans le même temps, l’artiste sait inclure des éléments visuels spécifiques et particuliers comme la forme des tuiles du toit de la maison de Francis, la rambarde de sa terrasse, les différentes formes d’arbres, des engins d’abattage d’arbres identifiables et conformes à la réalité de cette industrie, quelques schémas simples en petit nombre, l’urbanisme spécifique de Kyoto, la forme caractéristique du radeau des cimes en hexagone avec ses filets, et bien sûr les différentes configurations des forêts, d’arbres clairsemés à la pénombre du sous-bois de la forêt tropicale, le spectacle magnifique de la canopée, et une ou deux coupes montrant le réseau racinaire, ainsi que sa symbiose avec les filaments des champignons. Outre la conviction des propos du botaniste, le lecteur ressent une envie irrépressible d’aller faire un tour en forêt, simplement en regardant les dessins.



Aristote et Francis sont représentés comme deux adultes, avec des postures et des gestes mesurés et posés, à l’exception du passage où le botaniste explique l’incidence des arbres sur la structure physique de l’être humain. Lors de cette séquence, le lecteur en oublie que Francis a déjà vécu huit décennies. Les échanges des deux hommes comprennent une forte proportion d’informations scientifiques vulgarisées, ainsi que des prises de position et des réactions émotionnelles. Il y a bien sûr l’admiration de Francis Hallé pour les arbres, le scepticisme initial d’Aristote qui évolue progressivement vers un émerveillement. Ainsi l’exposé échappe à l’aridité encyclopédique et se trouve incarné au travers de la personnalité du botaniste. S’il est déjà familier des travaux du chercheur, le lecteur trouvera une synthèse de ses idées directrices, dans une formulation tout public. S’il est ignorant en la matière, le lecteur va de découverte en découverte. Il commence par retrouver des principes bien connus sur la fonction des arbres, de la captation du CO2 au rafraîchissement de plusieurs degrés en cas de canicule. Puis il passe à des notions moins basiques : le principe de coloniarité qui fait d’une forêt un tout plus grand que la simple somme des arbres qui la composent, en mettant en avant des capacités de communication entre les arbres. Il découvre également le concept de timidité des arbres : des sujets de la même espèce qui se développent à proximité, de telle sorte que leurs cimes ne se touchent pas, laissant une fente de timidité. Le tome se termine avec ce projet d’initier une nouvelle forêt primaire en Europe, en passant en revue tous les bénéfices associés : lutter contre le réchauffement climatique, reconstituer un grand réservoir de biodiversité, protéger la vie humaine, assurer l’abondance et la qualité des ressources hydriques, développer la recherche, encourager le développement territorial, la citoyenneté, les pratiques artistiques…


Une balade en forêt avec un botaniste de renommée mondiale : une proposition fort sympathique. Le scénariste et le dessinateur mettent en scène cette balade entre Francis Hallé et Aristote, dans un mode narratif agréable et facile. Le lecteur ressent vite l’envie irrépressible de se promener en forêt tout en s’acculturant avec des termes comme canopée et chablis, avec les propriétés des arbres comme la communication entre eux, jusqu’à la découverte du fonctionnement d’une forêt primaire. Une balade relaxante et enrichissante.



jeudi 22 mai 2025

Complainte des landes perdues - Cycle 1 T02 Blackmore

Le mal est-il au cœur de l’amour ?


Ce tome est le deuxième d’une tétralogie qui constitue le troisième cycle de la série de La complainte des landes perdues, les autres cycles étant parus après celui-ci. Il fait suite à Complainte des landes perdues - Cycle 1 T01 Sioban (1993). Son édition originale date de 1994. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, Grzegorz Rosiński pour les dessins et Graza (Grażyna Fołtyn-Kasprzak) pour les couleurs. Il comprend soixante-deux planches de bande dessinée. Pour mémoire, la parution du cycle I Les sorcières (dessiné par Béatrice Tillier) a débuté en 2015, celle du cycle II Les chevaliers du Pardon (dessiné par Philippe Delaby) en 2004, et celle du cycle IV Les Sudenne (dessiné par Paul Teng) en 2021.


Un père se tient avec son fils, devant un arbre de vérité : il lui fait constater qu’il refleurit. C’est incroyable ! Comme si l’arbre voulait leur donner de l’espoir. Un gros bruit sourd se fait entendre : ils se retournent et voient passer les hommes de Bedlam au loin, ceux-ci se dirigent vers le château du mage. Le père explique à son fils que ces hommes restent toujours aussi puissants ! Mais ils ne sont jamais parvenus à arrêter le temps ! Le passé est leur force… Mais les chants de demain seront ceux du peuple !! Et son fils verra les arbres de vérité reprendre vie une peu partout tandis que retentira à nouveau la complainte des landes perdues ! Assis sur son trône dans une grande salle enténébrée de son château, Bedlam réfléchit à haute voix : Le sang de la vérité s’est remis à couler dans les vieilles branches… Il sent un cœur qui bat… qui bat… Et il hait cette vie nouvelle, cette chaleur. Il faut qu’il l’étouffe avant que ne renaissent les complaintes anciennes. Mais qui l‘aidera à briser ce cœur nouveau… Qui ?



Un homme d’arme ose s’avancer devant le mage Bedlam et lui répondre. Il dit qu’ils ne comprennent pas la colère du vénérable mage. Car enfin pourquoi cette inquiétude ? Parce que quelques arbres refleurissent, ils devraient trembler de peur ? Alors que tout le pays est calme, que personne ne se révolte contre le pouvoir du mage ? Sans s’énerver, Bedlam répond que son royaume est d’ombres. Si une veine se met à rougir au milieu des ténèbres, si un souffle fait trembler les vieilles carcasses pourries, alors oui… Lui, Bedlam, tremble de peur car il connaît les légendes anciennes. Le conseiller derrière lui ajoute : Le jour où les arbres de vérité refleuriront, ce qui est mort en ces terres revivra, un chant se lèvera et celui qui l’entendra pourra reprendre la lutte contre l’usurpateur. Le capitaine de l’armée fait son entrée en criant un nom : Sioban ! Il relate qu’elle a tué Scalag en combat singulier, et, par le sang, elle appartient aux Sudenne. Répondant à la question du mage, il confirme qu’il revient du château Blackmore et qu’il a assisté aux noces de Lord Blackmore avec Lady O’Mara, la veuve de leur ancien ennemi Wulff, le Loup Blanc. Il continue en reprochant à Bedlam d’avoir laissé vivre Sioban, tout comme il a laissé leur allié Blackmore épouser Lady O’Mara. Mal lui en a pris : le mage lui demande de mâcher un bourgeon de l’arbre de vérité.


Après un premier tome superbe, le lecteur se doute bien dans quelle direction se dirige l’intrigue : Sioban va prendre la tête des rebelles (Peut-être les chevaliers du Pardon) et va les mener pour faire la guerre à Bedlam et restaurer la domination (forcément bienveillante) de la famille des Sudenne. Selon toute vraisemblance, ce sera l’objet de ce premier cycle. Le scénariste le prend au dépourvu en respectant cette trame, tout en allant beaucoup plus vite que prévu. Ainsi dans ce tome, la complainte des landes perdues se fait entendre, et le lecteur assiste à une bataille rangée de grande envergure, se déroulant sur terre et sur mer. Sioban trouve son armée, et le sort des principaux personnages en est jeté. Retour dans ce récit appartenant au genre Médiéval fantastique. Les éléments de genre sont bien présents : la faune étrange avec ces arbres de vérités, la vie dans un château (médiéval forcément) et la lutte pour régner sur le royaume, des mages (au moins un) dotés de pouvoirs magiques, la lutte du mal contre le bien (ou l’inverse), une créature fantastique (toute mignonne et aux étranges capacités, l’ouki), un sorcier avec un pied de bouc (il s’est un peu laissé emporter), et l’apparition d’une créature démoniaque prête à dévorer tout ce qui respire surtout si c’est doté d’une âme.



Le lecteur retrouve avec grand plaisir les dessins de Rosiński. Il sourit en son for intérieur en voyant que le scénariste lui présente sur un plateau d’argent une séquence dans la brume, atmosphère dans laquelle l’artiste, avec sa coloriste, est passé maître. Ainsi Sioban se retrouve sur une lande (certainement perdue, en tout cas, c’est elle qui le dit) mangée par la brume : l’effet de décor estompé fonctionne à la perfection, et la mise en couleurs devient elle aussi plus terne pour rendre compte d’une luminosité diminuée. D’une manière générale, les paysages naturels apparaissent si réalistes, qu’il vient au lecteur l’envie d’y planifier ses prochaines vacances : la très belle plaine verdoyante où se trouve l’arbre de vérité, et la masse sombre du château fort dans le lointain. Le cours d’eau au beau milieu de la lande avec ses rochers moussus et son eau (qui doit être bien froide quand même). La mer agitée d’une petite houle sur laquelle se déroule la bataille maritime. Les rochers à flanc de falaise sur lesquels viennent s’écraser deux personnages après une chute vertigineuse. Les décors intérieurs sont tout aussi réussis, certains beaucoup moins accueillants : la grande salle enténébrée du château du mage Bedlam, avec en planche neuf une vue générale de ladite forteresse (en forme de crâne, ce qui donne une indication sur la tranche d’âge du lectorat visé). Les cuisines de maître Lam au château Blackmore et les couloirs peut-être un peu humides, la chambre peut-être également un peu humide de Lady O’Mara, les escaliers menant au chemin de ronde, la tente de camp de Bedlam, etc.


La qualité d’une bande dessinée de genre, comme celui-ci de Médiéval fantastique, repose beaucoup sur la capacité du dessinateur à donner à voir les lieux et les caractéristiques, en faisant honneur aux situations imaginées par le scénariste, et apportant de la consistance et de la crédibilité aux éléments relevant de la période médiévale. Rosiński a fait ses preuves sur la série Thorgal, et de fait personnages, lieux et accessoires semblent pouvoir être touchés par le lecteur. Celui-ci peut s’apercevoir qu’il ralentit pour apprécier un détail ou un autre : les braseros dans le grand hall du château de Bedlam, les ustensiles dans la cuisine de maître Lam, un bol et sa cuillère sur une commode dans la chambre de Lady O’Mara, la forme de la dague maniée par Jude pour assassiner Sioban dans son sommeil, la petite larve rouge qui sort du cadavre de Wulff, la forme du cor sonné pour donner l’alerte depuis les créneaux de la forteresse Blackmore, la fontaine dans le jardin de l’île des Guerriers-du-Pardon, etc. Et que dire de la force des scènes spectaculaires, du combat sous l’eau entre Sioban et l’anguille, à la bataille navale, ou la chevauchée des deux armées ennemies l’une vers l’autre : puissant et épique.



Le scénariste déroule donc son intrigue suivant la direction prévisible, à un rythme plus soutenu que prévu, pouvant même s’autoriser des digressions. Ainsi il dispose de la pagination nécessaire pour raconter pendant trois pages la tentative d’empoisonnement menée par maître Lam à l’encontre de Zog l’ouki. Il poursuit également le développement des thèmes présents dans le tome un : le poids du passé (avec de nouvelles révélations sur l’ascendance de personnages principaux) et l’héritage de l’engagement paternel qui s’impose à sa fille Sioban, dictant ainsi ses actions, l’héroïsme de la jeunesse face à la traîtrise des individus plus âgés, l’espoir du retour d’un âge glorieux, et la mort au combat en temps de guerre. Dans ce tome apparaissent d’autres thèmes comme la désobéissance à un ordre jugé contraire à l’intérêt général, l’amour impossible entre deux personnes da classe sociale différente, les faux semblants, et les valeurs morales de justice et d’amour. Il se trouve donc que Sioban joue un rôle majeur et déterminant bien plus rapidement que ce à quoi s’attendait le lecteur, grâce à une forme d’héritage reçu de son père. Elle se retrouve également bien plus vite que prévu en tête à tête avec le mage Bedlam lui-même. Le récit continue d’opposer le Mal (Bedlam et ses hommes) au Bien (la jeune et pure Sioban, sa famille, et son maître d’armes). Son père prévient sa fille qu’il y aura beaucoup de morts, beaucoup de souffrances, beaucoup de sacrifices. Lors du face à face, Blackmore affirme à Sioban que le mal est cœur de l’amour. Ce à quoi la jeune femme rétorque que c’est l’amour qui se trouve au cœur du mal. Le lecteur peut y voir une affirmation pseudo-profonde, un renversement de phrase facile et creux, un jeu sur une dichotomie simpliste. Il peut aussi y voir une conviction profonde de l’un et l’autre interlocuteur, une profession de foi.


La narration visuelle continue d’enchanter le lecteur, de le transporter dans cet environnement médiéval teinté de fantastique, très palpable et tangible, une narration visuelle nourrie, rendant plausible aussi bien les menus détails du quotidien que les événements spectaculaires. Le scénario évolue comme sur des rails, à un rythme plus rapide que prévu. L’affrontement du bien contre le mal commence à se complexifier avec les histoires de famille la question de légitimité devenant de plus en plus fragile, et sujette à interprétation. Troublant.



mercredi 21 mai 2025

Rupestres !

Un trait est toujours un chemin à suivre


Ce tome constitue une mise en scène de l’expérience d’immersion dans une grotte sous terre, et d’observation de dessins primitifs du paléolithique par six bédéastes. Son édition originale date de 2011. Il a été réalisé par un collectif de six auteurs pour le scénario et les dessins : Étienne Davodeau, David Prudhomme, Marc-Antoine Mathieu, Troubs, Emmanuel Guibert, Pascal Rabaté. Il comprend deux-cent-cinq pages de bande dessinée, avec quelques photographies. Ce collectif a réalisé un deuxième album sur ce thème : Pigments (2024), avec la participation supplémentaire d’Edmond Baudoin, et la participation réduite et à distance de Marc-Antoine Mathieu.


David Prudhomme dit le Bison. Emmanuel Guibert dit l’Abbé. Pascal Rabaté dit le Chafouin. Troub’s dit la Belette. Marc-Antoine Mathieu dit Crô-Ma. Étienne Davodeau dit l’Auroch. Vingt et unième siècle. À l’initiative du premier d’entre eux, ces six auteurs de bande dessinée partent à la rencontre de leurs confrères qui, au paléolithique, dessinaient sur les parois des grottes. Par-delà les millénaires, entre sapiens dessinateurs, ils doivent avoir des choses à se dire. De site en site, ils parcourent le sud-ouest de la France en voiture. Ils sont un peu entassés, tous les quatre sur la banquette arrière. Ils arrivent à l’entrée de la grotte et sortent du véhicule : ils sont accueillis par leur guide qui appartient au réseau Clastres. Il leur propose de rentrer dans la grotte, en leur demandant s’ils sont bien couverts, et s’ils ont pensé à faire pipi. Les ténèbres les enveloppent, avant que leurs yeux ne s’habituent à l’obscurité. Les recommandations : ils ne doivent poser leurs doigts nulle part, faire attention de ne pas glisser, car l’argile comme le papier garde trace de tout, il faut se rendre invisible.



Les six artistes progressent vers le fond de la grotte, menés par leur guide. Ils ne peuvent pas se perdre. L’un d’eux se fait la réflexion qu’on n’accorde rarement autant d’attention au sol qu’on foule. La caverne amène vers le passé, elle est l’empreinte des frottements de l’eau et du feu. De l’air avec la terre. Pour eux, c’est clair, mais pour les paléos ? Ce chemin à lueur tremblante des torches était sûrement moins rationnel que le leur. Le même éprouve comme l’impression d’être des vers, des bouts de viande sur des amygdales. Ils doivent être comme des ombres. Ils suivent d’autres ombres. Celles des ancêtres qui ont donné vie à ce monde muet. Avec leur feu, leurs chants, leurs traits. Maintenant autour d’eux, c’est le silence. Leur lampe le fait danser. Un autre bédéaste commence à laisser aller son flux de pensées. Au début, il n’y avait rien. Ou plutôt il y avait tout. Le Grand Tout dans lequel tout fusionnait : les plantes, les animaux, les montagnes…Tout, y compris celui n’était pas encore l’homme. Et il y a eu une lueur. Pas une lumière – pas encore. Juste une flamme vacillante, fragile… Humble, mais domestique. Elle a pénétré la grotte et cela a créé quelque chose de nouveau. Avant le feu, la grotte n’existait pas. Obscure. Effrayante. Impénétrable. Interdite. Avant le feu : deux uniques sources lumineuses : le soleil et la Lune avec leurs lueurs immuables et leurs ombres fixes. Le feu a créé des lumières particulières : mouvantes, actrices, qui font vivre les ombres.


Un ouvrage singulier réalisé à douze mains, sans que les pages ne soient signées de l’un ou de l’autre. En fonction de sa familiarité avec ces six bédéastes, le lecteur peut reconnaître le mode de dessin de l’un ou de l’autre, d’une partie ou des six. Ou alors il peut se fier au séquençage des noms et constater le changement graphique d’une page à l’autre, et ainsi en déduire qui a réalisé quelles planches. Il peut aussi ne pas s’en préoccuper, n’y accorder aucune importance et se laisser porter par les images et les mots, les ressentant comme différents points de vue, comme l’expression de différents états d’esprit pouvant émaner d’une unique personne, en fonction des fluctuations de ses ressentis. Plutôt que l’expression chorale d’un collectif, il peut aussi ramener sa lecture à l’unicité de sa propre perception, et l’approcher comme différents points de vue sur une même chose, les dessins paléolithiques, entre sensation d’être un intru dans les entrailles de la Terre, et considérer ces dessins en tant qu’artiste, une forme primitive tout autant que le témoignage de la façon d’interpréter le monde il y plus de dix mille ans. Ainsi en fonction des séquences, le lecteur découvre des pages aux apparences diverses : noir & blanc avec des nuances de gris, grands dessins à la frontière de l’abstraction, fac-similé d’art pariétal, grandes illustrations en double page, etc.



Dans un premier temps, le lecteur peut être décontenancé par l’absence d’information quant à la grotte visitée. Il est mentionné qu’elle fait partie du réseau Clastres, et au vu des représentations observées par les artistes, il s’agit de la grotte de Niaux, située en Ariège. Cette grotte comprend de nombreuses figurations pariétales magdaléniennes, elle fait partie d’un réseau souterrain de quatorze kilomètres de long, comprenant également la grotte de Lombrives et celle de Sabart. Ses parois sont ornées de nombreux animaux dont cinquante-quatre bisons, vingt-neuf chevaux, quinze bouquetins, ainsi que des cerfs, des poissons et même une belette. Il s’agit d’une grotte visitable, avec un guide, par groupe de vingt-cinq personnes, sans système d’éclairage permanent. S’il est familier des lieux, le lecteur peut retrouver certaines de ces caractéristiques dans les dessins, et dans le déroulement de la visite. Sinon, il découvre une partie de ces informations lors de la visite.


Le groupe d’artistes arrive rapidement à la grotte et ils y pénètrent dès la page neuf, avec une illustration en pleine page, une peinture abstraite tout en noir, avec quelques zones vagues de gris très foncé, évoquant une caverne de grande taille impossible à distinguer. Puis vient une illustration en double page, également entre art abstrait et évocation concrète, éclatante de tons rouge et orange, avec une bordure irrégulière noire sur la gauche : le lecteur en déduit que les visiteurs ont mis en fonctionnement leurs lampes électriques portatives et que c’est le choc du retour de la couleur. L’ouvrage fait ainsi la part belle aux grandes illustrations en pleine page ou en double page, environ trente-quatre pour les premières et quarante pour les secondes. D’un artiste à l’autre, ces pages présentent des caractéristiques différentes : parfois proche de l’abstraction, de l’impressionnisme, de l’expressionnisme, parfois dans des registres concrets, avec des techniques allant de la peinture au détourage traditionnel par un trait encré. Au cours d’une de ces séquences, l’artiste commence par les dessinateurs de dos plaçant le lecteur parmi eux pour regarder des bisons et un homme-cerf sur la paroi de la grotte, avec traits encrés et mise en couleurs réaliste. Puis un dessin en double page au pinceau et noir & blanc, reprenant les représentations de bisons et autres et les rapprochant vaguement de leur milieu naturel. Puis des esquisses grossières au crayon gras, proches de dessins d’enfants pour évoquer une représentation primitive. Puis les silhouettes de quatre dessinateurs, esquissées de manière encore plus grossières, avec devant eux la paroi de la grotte évoquée uniquement par un camaïeu de couleurs très simple.



De la même manière, lorsque la narration prend une forme de cases alignées en bande, les rendus relèvent de registres graphiques très diverses. Les dessinateurs utilisent des constructions variées : cases alignées en bande, apparition progressive des gouttières d’abord gris foncé puis devenant progressivement blanches, gouttières figurées de simples traits de craie blanche comme dessinées sur la paroi de la grotte, cases sans bordures, passage à quinze cases par page, et même des pages de texte en prose avec des illustrations. Pour finir avec une carte routière sur laquelle sont mentionnés Paris, Bordeaux, Cahors, Périgueux, Foix, Siorac-de-Ribérac, puis la photographie de la voiture du voyage, et quatre pages dont les cases sont les photographies des dessinateurs à proximité du site. Chaque séquence bénéficie ainsi du mode d’expression de l’auteur et de sa sensibilité, donnant à voir les l’expérience de visite avec un regard différent, et dans le même temps avec pour point commun un regard d’artiste, de personnes dont c’est le métier de créer des illustrations, à une époque différente de celle où furent créées celles sur les parois de la grotte.


Six auteurs de bande dessinée vont observer des peintures rupestres. Le lecteur se doute qu’ils s’interrogeront sur la nature de ce qui est représenté et sur le cheminement mental qui a pu amener ces hommes ayant vécu il y a plus de dix mille à réaliser ces représentations. En effet, il plonge dans des questionnements sur le ressenti des artistes de l’époque, et les réflexions vont plus loin. Certains sont très sensibles au fait qu’il est possible d’apparenter ces représentations à une bande dessinée libre de l’écriture, une notation libérée de l’écrit, réalisée par des artistes dont la pensée n’a pas été formatée par l’écrit. Il imagine que cela s’apparente à l’expérience du phénomène d’ombre : L’ombre portée c’est la projection d’un autre rendu possible. Un autre réfléchit à la manière dont il lit ces dessins : Un trait est toujours un chemin à suivre, pour bien plonger dans le dessin, il considère d’abord la forme dans son ensemble. Un de ses collègues se fait la réflexion que : Les lignes paléolithiques s’épanouissent sur la roche, épousent ses formes et jouent avec. Par opposition, un troisième se trouve dans un état d’esprit beaucoup plus prosaïque : il estime que si l’on est un badaud, on arrive, on regarde ça et on s’en va parce qu’il n’y a rien à voir. Il continue : un petit graffiti, c’est tout. Quand il regarde ça un peu longtemps, il a la tête qui se vide, il fait un effort pour s’émouvoir, et il se dit que ça a été fait il y a quinze mille ans et qu’il ne ressent rien. Cela donne envie à encore un autre de faire une histoire où le créateur n’a pas plus de réponse que le lecteur. Plusieurs se trouvent sur la même idée directrice : ils sont en train de faire une promenade dans le ventre de la Terre, dans le ventre maternel, c’est retourner au stade d’avant, d’avant la raison, d’avant l’entendement, le stade du ventre, de la présence pure, une expérience primitive. Ce qui peut aussi être ressenti comme une expérience indécente, une sorte de viol de l’intimité de la Terre, au point qu’un des auteurs consacre une séquence d’une vingtaine de pages au point de vue que l’homme est une maladie qui affecte l’organisme vivant qu’est la Terre (une approche animiste), et qu’il faut en faire disparaître les traces, en l’occurrence effacer ces dessins qui souillent les parois.


Une expérience qui va de soi : proposer à des auteurs de bande dessinée de visiter une grotte ornée d’art pariétal et leur demander de s’exprimer sur leur expérience, sous forme de bande dessinée. Un résultat d’une grande richesse : des séquences relatant la visite d’un seul tenant, comme continue, réalisées alternativement par chaque artiste. Plusieurs points de vue comme issu d’un individu unique dont l’état d’esprit fluctue au cours de sa visite, des interrogations et des réflexions sur la démarche artistique des hommes du paléolithique, sur ce que transmettent leurs œuvres aux visiteurs contemporains. Une visite guidée singulière et plurielle.



mardi 20 mai 2025

Un été indien

Et les fous sont sacrés car ils rêvent les yeux ouverts…


Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Son édition originale date de 1987. Il a été réalisé par Hugo Pratt pour le scénario, et Milo Manara pour les dessins et les couleurs. Il s’agit de la première collaboration entre ces deux auteurs, qui sera suivi d’une seconde : El Gaucho (1995). Il comprend cent-quarante-quatre pages de bande dessinée. Avant d’être rassemblées en album publié par Casterman en 1987, les planches paraissent dans les numéros 1 à 5, puis 7 à 10 de la revue Corto Maltese entre mai 1985 et juillet 1986. Cette bande dessinée a reçu le prix du Meilleur album étranger du festival international de la bande dessinée d’Angoulême 1987.


La baie de Massachusetts, début du XVIIe siècle, sur la côte de l’océan, des mouettes dans un ciel avec des nuages. Deux jeunes indiens, un Hollandais et le neveu de Squando, repèrent une jeune femme en contemplation immobile devant l’océan. Ils s’en approchent. Le Hollandais la plaque au sol, elle se débat. Ils finissent par la maîtriser et ils la violent. Ils vont ensuite s’ébattre dans l’eau, également pour se laver. Un coup de fusil retentit : le Hollandais est stoppé net dans son mouvement, et il s’écroule dans les bras de son ami. Dans l’eau, l’Indien se tient immobile, interdit. Sur la plage, la jeune femme s’est relevée et n’ose pas bouger, se demandant ce qui vient de se passer. Les mouettes volent toujours dans le ciel. Abner a rechargé son fils et un deuxième coup de feu retentit : l’Indien s’écroule dans les flots à son tour. Sortant de l’abri des dunes, Abner se montre à découvert. Il tire le corps du Hollandais des flots et il le scalpe sous les yeux de Shevah. Il lui remet le scalp et elle se met à hurler sans fin. Il la gifle pour qu’elle se calme et il l’emmène. Elle finit par dire qu’elle ne peut pas retourner au village. Il la regarde à nouveau, et il finit par lui dire d’avancer. Elle reste immobile. Il retourne sur ses pas et il l’embrasse à pleine bouche, elle lui rend son baiser alors que les mouettes virevoltent autour d’eux. Elle perd conscience, il la porte dans ses bras et l’emmène.



Toujours portant Shevah, Abner parvient à la demeure isolée de la famille Lewis. La mère Abigail Lewis les voit arriver depuis la fenêtre. Elle se précipite pour ouvrir la porte. Abner indique à sa mère que des Indiens ont violé la jeune femme toujours inconsciente qu’il porte dans ses bras. Il ajoute qu’il s’agit de leurs voisins, la tribu de Squano. Elle réagit immédiatement : elle ordonne à Abner de faire chauffer de l’eau en quantité, puis de courir chercher sa sœur Phillis, pour lui demander de rapporter de la corne d’élan, il faut aussi qu’il prévienne ses frères. Il obéit promptement, après avoir déposé Shevah sur un lit. Puis il sort en courant à travers champ, faisant s’envoler les corbeaux. Il parvient au champ où Eliah appuie sur la charrue pendant que Jérémie tire le bœuf pour qu’il avance. Il leur annonce que leur mère leur demande de rentrer à la maison, et il continue en annonçant qu’il a tué deux Indiens pour défendre une fille du village, et qu’elle est à la maison. Eliah rétorque que le Hollandais lui devait deux peaux de renard, il veut savoir comment il va les récupérer maintenant.


L’association de deux créateurs de très grand renom, une bande dessinée créée en plein dans une phase de maturation de ce médium, confirmant son accession à l’âge adulte, tant dans la façon de s’exprimer que pour son lectorat. Le lecteur peut partir avec l’a priori que cette œuvre va cumuler les caractéristiques caricaturales de l’un et l’autre auteur : une forme de poésie hermétique sur fond de faits historiques pointus et des jeunes femmes dans des poses lascives pour un oui pour un non. Il découvre la première séquence, enchanté : neuf pages dépourvues de tout mot, d’une lecture facile, avec des dessins magnifiques et une narration visuelle impeccable. Le lecteur est le témoin des violences physiques faites à Shevah, sans voyeurisme, le viol restant masqué par les dunes. Indubitablement, le récit est inscrit dans une époque et un lieu très précis : il est question de cohabitation entre les colons et les Amérindiens, de tensions entre les Yankees et les Britanniques, et de chasse aux sorcières. Abigail Lewis raconte à ses enfants le procès en sorcellerie de Dorothy Talbye, avec l’épreuve de vérité (le supplice) d’être immergée ligotée dans une rivière, puis d’être menée à la potence. Ils mettent également en scène les pasteurs puritains en habit noir, et la pratique de marquer au fer rouge, le visage d’une femme d’une lettre infâmante comme Hester Pryne dans La Lettre écarlate (1850) de Nathaniel Hawthorne (1804-1864).



En effet, la narration visuelle est enchanteresse de bout en bout, et l’artiste restreint son inclination à dénuder les femmes dans des pratiques avilissantes. Il s’investit dans la reconstitution historique et le lecteur en savoure chaque détail. Cela commence doucement avec la tenue des Amérindiens, puis la robe et les bas de Shevah, la tenue de pionnier d’Abner Lewis et le modèle de son fusil. Puis le lecteur pénètre dans la maison des Lewis, : il en regarde son architecture, les poutres, l’âtre en pierre, le mobilier simple en bois, les ustensiles de cuisine, etc. Il fait de même dans les autres intérieurs : les fortifications de New Canaan avec les canons sur les tours, la demeure de Black père, la demeure de Pilgrim Black, la maison dans laquelle se sont réfugiés les Lewis pour se défendre contre l’attaque des Amérindiens, etc. Il prête la même attention aux costumes, c’est-à-dire les tenues vestimentaires aussi bien des Lewis, que des soldats à New Canaan, et celles des Amérindiens, y compris leurs parures. Ou encore le mécanisme des fusils. Manara semble prendre un grand plaisir à représenter chaque détail, avec son trait fin et élégant.


Les paysages réjouissent tout autant la rétine du lecteur. D’abord, les dunes, les vagues calmes de l’océan, la rare végétation, et le vol des mouettes. Puis les champs de maïs avec les corbeaux, l’étendue d’eau en pleine forêt avec l’écorce marquée des arbres, les racines apparentes, les feuilles tombant doucement, les champignons abondants et mêmes un cygne. Une prairie avec des papillons. Une nouvelle séquence en forêt dense, sur la rive d’une rivière, avec une vue du ciel sur les méandres du cours d’eau et la cime des arbres. Les flammes qui ravagent le champ de maïs. Le magnifique arbre à l’intérieur du mur d’enceinte de New Canaan. Bon, c’est vrai, les personnages féminins sont superbes comme à l’habitude de cet artiste, leurs expressions de visage peuvent paraître décalées quand elles sont soumises à la contrainte et la violence sous toutes ses formes. D’un autre côté, la nudité se trouve restreinte à un minimum, deux séquences faisant ressortir le regard masculin qui considère d’une part Phillis, de l’autre Shevah, comme des objets de plaisir. Comme à son habitude, il joue sur l’ambiguïté de montrer tout en condamnant ou en mettant en avant la perversité éhontée du personnage masculin. C’est d’ailleurs plutôt cette façon de voir que retient le lecteur dans le contexte d’un récit avec des personnages au comportement malsain, et des scènes complexes et impressionnantes. Le dessinateur parvient à donner à voir des scènes d’affrontement avec plusieurs points de vue des événements ponctuels, avec une clarté exemplaire.



Des personnages malsains : le scénariste s’attache à une cellule familiale assez déconcertante. Dans un premier temps, l’empathie du lecteur est tout acquise à la jeune femme violée, également à son sauveur Abner, toutefois dans une moindre mesure. Pour quelle raison a-t-il scalpé les deux violeurs après les avoir tués ? Côté de la famille des Lewis, une aide inconditionnelle est apportée à la victime. Côté village de New Canaan, le capitaine Brewster a l’air normal et animé de bonnes intentions, surtout par opposition au pasteur Pilgrim Black pervers assouvissant ses pulsions sur sa nièce, en toute impunité. Rapidement, les auteurs laissent sous-entendre des secrets par des paroles chargées d’implicite, par des attitudes légèrement décalées par rapport à la normale. En effet, le comportement d’Abner acquiert une dimension obsessionnelle, et il est révélé qu’il a eu des relations avec un autre membre de la famille. Suite à l’assaut donné par les Amérindiens, Abigail Lewis révèle l’histoire de famille à ses enfants, dévoilant ses aspects sordides. C’est pas mal non plus dans la famille Black.


Au cours de cette aventure de grande ampleur, avec attaque d’Amérindiens, incendie, charge contre le village fortifié, les auteurs mettent en scène la violence de la société faite aux femmes, souvent utilisées comme étant soumises à la volonté et aux caprices des hommes. Or cet asservissement occasionne des contrecoups pour tous : la maltraitance et les viols marquent durablement les femmes et leurs familles, sans oublier ceux qui les commettent. D’un côté, les hommes trouvent que c’est la voie de la nature que d’assouvir leurs envies printanières, de l’autre le consentement est inexistant. D’un côté le désir sexuel est mis en scène comme une pulsion irrépressible ; de l’autre côté la violence provoque des dommages irréparables et durables, brisant les individus. Le lecteur finit par mettre en parallèle cette violence des rapports imposés par les hommes aux femmes, avec la violence des affrontements entre les colons et les Amérindiens, comme deux expressions d’une unique force de destruction. Dans le même temps, il se souvient de son sourire en découvrant un Amérindien déclarer que : L‘amitié dure tant qu’on ne la brise pas. Une phrase faussement profonde qui semble contenir une dose d’autodérision, comme si les auteurs ne prenaient pas entièrement leur récit au sérieux, et qu’ils suggéraient qu’il s’agit avant tout d’une aventure.


L’union d’Hugo Pratt et Milo Manara fait hésiter le lecteur : va-t-il trouver deux puissances créatrices qui se neutralisent, ou un récit tellement ambitieux que le sens risque de lui en échapper ou que la forme soit trop absconse ? La première séquence le rassure d’entrée : une dizaine de pages muettes et magnifiques, et un acte immonde. Il s’immerge dans un récit historique, un conflit entre colons et Amérindiens, une narration visuelle formidable, superbe. L’association de ces deux créateurs semble avoir neutralisé leurs tendances les plus idiosyncrasiques, au profit d’un récit d’aventure élégant, et de thèmes sous-jacents adultes et provocateurs. Belle réussite.