Django a peut-être été l’homme le plus libre de tous les temps.
Ce tome contient une biographie des jeunes années de Django Reinhardt (1910-1953) qui ne nécessite pas de connaissance préalable sur ce musicien. Son édition originale date 2020. Il a été réalisé par Salva Rubio pour le scénario et par Ricard Efa pour les dessins et les couleurs. Il comprend soixante-deux pages de bande dessinée. Il débute par un texte introductif d’une page, rédigé par Thomas Dutronc qui déclare que Django était un dieu de la guitare, et qui développe son admiration pour ce musicien. Il se termine avec un copieux cahier thématique de seize pages avec de nombreuses photographies abordant la réalité historique de la vie de Django Reinhardt, entre ce qui est connu des circonstances de sa naissance, l’environnement dans lequel il a grandi (la Zone), le choix des morceaux interprétés par Django au cours de la bande dessinée (Les yeux noirs, La Madelon, La Montmartroise, et bien sûr Nuages, Everybody loves my baby, Ma régulière, Dinah, The sheik, Hard hearted Hannah), ses débuts un peu décalés dans le monde du bal musette, ses premiers contacts avec le jazz, ses premiers enregistrements et son nom mal orthographié, ainsi que son séjour à l’hôpital. Vient enfin une bibliographie sélective.
Par une rude journée d’hiver, dans une épaisse robe, avec un châle et un fichu, Laurence Reinhart marche d’un bon pas dans le chemin enneigé. Elle se hâte de gagner le village, tout en tenant fermement son ventre rebondi de femme enceinte. Soudain, elle sent qu’elle perd les eaux, et elle peut voir la flaque fumante dans la neige. Le vingt-trois janvier 1910, sur la grand-place du village de Liberchies, près de Charleroi, en Belgique, un groupe de musiciens est en train de monter sur l’estrade. Jean-Baptiste Reinhardt s’agace que sa femme ne soit pas encore arrivée, qu’elle n’en fasse qu’à sa tête. Une dame lui dit que le bébé est arrivé. Dans une roulotte, la jeune mère est allongée, le nouveau-né dans ses bras. Le père finit par arriver et il lui donne un nom : Django. Oui, Django était arrivé parmi eux. Mais Django Reinhardt a eu deux naissances. Celle-ci ne fut que la première. Et chacun sait, c’est de la souffrance que l’on naît.
En 1922, la Zone, près de la porte à Choisy, Django a gagné en confiance et il est en train de déclarer à son petit frère et à sa petite sœur que c’est lui le maître de la Zone, le chef de la bande des Foulards Rouges, il est le gangster Django Reinhardt. Et il leur proclame que maintenant ce territoire leur appartient. Et d’ici, ils vont conquérir l’Amérique. Il se tourne vers eux pour les enjoindre d’aller de l’avant, et il se rend compte qu’ils sont restés cachés derrière un talus. Son petit frère Nin-Nin lui rappelle qu’ils sont sur le territoire des Foulards bleus, que ces derniers vont les attraper et leur fichent une raclée. En effet, cinq autres enfants arrivent et les tapent. De retour au camp tzigane, la mère soigne Django et lui déclare qu’elle est bien contente que les autres leur aient flanqué une raclée. Elle ajoute : tant qu’à se bagarrer, ils auraient pu se débrouiller au moins pour gagner. Un ancien intervient pour les réprimander et rappeler que Django pourrait au moins aller à l’école pour apprendre à lire.
Le lecteur peut être alléché à l’idée de découvrir un récit de la jeunesse de ce grand guitariste, couvrant majoritairement la période allant de ses douze ans en 1922, à ses vingt ans en 1930. Il peut aussi avoir déjà lu d’autres ouvrages de ce duo de créateurs et être tombé sous le charme de leur narration : Monet, Nomade de la lumière (2017) ou Degas, La danse de la solitude (2021). Après avoir lu la bande dessinée, il se plonge dans le copieux dossier et il découvre la postface, dans laquelle le scénariste explicite sa démarche. Il rappelle que : Personne, bien sûr, ne rassemble de la documentation sur les premières années de vie d’une personne ordinaire dont on ne s’attend aucunement à ce qu’elle devienne un jour l’un des plus grands génies musicaux du siècle. Il ajoute que : dans l’univers manouche, c’était seulement par la tradition que l’histoire était transmise, volontairement embellie d’anecdotes, d’exagérations et de contes rarement fiables. Enfin il indique qu’un scénariste historien comme lui accomplit une triple tâche. Un : se mettre en quête de témoignages, sources et récits qui fourniront des faits, des scènes et des rencontres dont la bande dessinée rendra compte. Deux : les transformer en un récit fluide, logique et efficace. Trois : atteindre un équilibre entre les deux précédents pour transmettre au lecteur ce qui est su et ce qu’il est impossible de savoir, de la façon la plus fiable possible, mais aussi la plus passionnante.
En commentant une illustration en double page, le scénariste a ce mot : Il restait si peu d’espace libre, dans une vie si pleine… Effectivement, la lecture peut donner une impression de narration dense, à commencer par la taille des lettres plus petite que d’habitude, ainsi régulièrement que la densité d’informations visuelles. Dans le même temps, chaque case s’assimile au premier coup d’œil et se lit facilement. L’artiste utilise un mode amalgamant des traits de contour relativement fins et souples avec de discrets arrondis convenant parfaitement à la jeunesse du musicien, et la technique de la couleur directe pour apporter d’autres informations visuelles, des textures et des ambiances lumineuses. Ainsi il réalise une reconstitution historique étoffée aussi remarquable que naturelle. Le lecteur peut très bien ne pas y prêter attention plus que ça au début. Bien vite, il prend conscience qu’il trouve les éléments qu’il attendait : les roulottes, les tenues manouches, les costumes de gadjé musiciens de Paris avec leur feutre mou, les scènes communautaires des gens du voyage, etc. À l’occasion d’une scène ou d’une autre, la curiosité ou un détail l’intrigue et il prête plus d’attention à une case ou un élément visuel. Il se rend alors compte de l’investissement du dessinateur dans ses représentations.
Efa va au-delà de la simple impression globale ou de l’apparence au premier coup d’œil. Il soigne chaque aspect historique : les tenues vestimentaires en différenciant celles plus traditionnelles des Manouches, entre femmes et hommes, ou encore les enfants. Il évoque aussi bien les terrains vagues de la Zone, que les rues pavées de Paris, les rails du tramway, la cour intérieure de l’hôpital Lariboisière. Il soigne également les intérieurs, tant dans leur aménagement que leur décoration, ou encore les accessoires : les roulottes, les bistrots accueillant un orchestre, la chambre d’hôpital, les couloirs de Lariboisière. Dans la première partie, le lecteur se régale avec les quatre cents coups de Django : bagarre de bande, attaque de voiture automobile pour provoquer un accident, tentative de faire dérailler un tramway, et puis l’apprentissage obsessionnel du banjo-guitare avec l’intensité propre à cet âge. Alors que Django devient majeur, sa confiance en lui et son arrogance en impose, avec toujours cette implication dans son art qui le rend sympathique (et puis le lecteur sait qu’il va devenir un dieu de la guitare, mondialement reconnu). Après l’accident, le lecteur regarde le jeune homme à la fois abattu par la perte de son talent, à la fois accablé à la perspective d’une vie de mendiant. La direction d’acteurs insuffle une vie et une plausibilité dans les comportements, au point que le lecteur ressent comme une vérité ce qu’il voit. La mise en scène apporte également une grande clarté dans chaque scène, ainsi qu’une évidence narrative : l’apaisement procuré par la concentration de la pratique du banjo, le contentement ineffable de pouvoir jouer dans un ensemble d’adultes, l’attraction amoureuse magnétique entre Django et Florine Mayer, la communauté manouche unie pour récupérer Django et l’extraire de l’hôpital, les magnifiques deux pages de réapprentissage avec la position de la main gauche sur le manche, etc.
Le scénariste a fourni un travail tout aussi remarquable de reconstitution historique que ce soit pour les lieux comme la Zone (espace résultant de l’enceinte de Thiers, surnommé aussi les fortifications ou les fortif’) ou l’hôpital Lariboisière, pour l’évocation de la première carrière de Django avec ses différents chefs de formation musicale : Pierre Vettese dit Guérino (1895-1952), accordéoniste français d'origine sinti piémontaise, Jean Vaissade (1911-1979), accordéoniste et un compositeur français, Jack Hylton (1892-1965), chef d'ensemble à vent, chef d'orchestre, impresario, Émile Audiffred (1894-1948), chanteur, librettiste, parolier et producteur français. S’il connaît le répertoire de l’époque, le lecteur relève les références aux airs populaires, sinon il les découvre dans le dossier en fin d’ouvrage, à commencer par Nuages. Bientôt le lecteur suit Django, en pleine empathie, sans plus se préoccuper de faire preuve de distanciation ou d’esprit critique. Il poursuit sa lecture avec le dossier dans lequel l’auteur expose ce qui relève de faits établis, et ce qui relève d’une interprétation, assimilant par là-même les informations historiques et leur contexte dont il ne disposait pas forcément. Il prend connaissance de l’état d’esprit du scénariste ou de sa ligne directrice : Quand l’historien et le scénariste se mettent finalement d’accord, ils en arrivent à une conclusion claire, il n’existe pas de héros réel qui n’ait sa part de légende.
Qu’il ait déjà succombé au charme de Nuages ou non, le lecteur peut éprouver de la curiosité pour les jeunes années de Django Reinhardt, avant la célébrité, ou vouloir retrouver ce duo d’auteurs. Il apprécie immédiatement la narration visuelle colorée et agréable, tout autant que rigoureuse, documentée, à la mise en scène fluide et sophistiquée. Il suit un jeune délinquant sur une mauvaise pente, trouvant sa raison de vivre dans le banjo qui lui permet d’intégrer le monde des adultes en avance, puis le terrible accident et la force de caractère permettant de construire une seconde vie, avec l’aide de sa communauté. Singulier.