Il y a un football de prose et un football de poésie.
Ce tome contient une histoire complète qui ne nécessite pas de connaissance préalable sur La Callas (si ce n’est de savoir qu’il s’agit d’une des plus célèbres cantatrices d’opéra) ou sur Pasolini (si ce n’est de savoir qu’il s’agit d’un réalisateur de film à la réputation sulfureuse). Sa première édition date de 2023. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, et par Sara Briotti pour les dessins et la couleur. Il comprend quatre-vingt-huit pages de bande dessinée. Il débute avec une préface d’Emmanuelle Trevi qui évoque les affinités entre les deux artistes, ainsi que les circonstances de la réalisation du film Médée. Il se termine par un article de cinq pages illustrées de croquis de la dessinatrice, rédigé par Alain Duault et intitulé : Les hommes de Callas. Viennent enfin les remerciements des deux auteurs.
En ce mois de septembre 1969, la saison est douce encore, à Rome. Une réception que donne Maggie van Zuylen, une amie proche d’Aristote Onassis, ouvre l’éventail qui va du raffinement à l’ostentation, avec des invités riches et en habit de soirée. À l’étage, en dessous, dans une magnifique robe de soirée, Anna Cecilia Sophia Maria Kalogeropoulos, regarde un film qui passe à la télévision, une flute de champagne à la main. Elle est plus connue sous le nom de Maria Callas qui lui sera donné par son père à ses 22 ans. Sur l’écran, passe le beau visage d’Ingrid Bergman, filmé par Roberto Rossellini. Ce visage, Maria le scrute avec intensité. Elle croit comprendre ce qu’il se passe, ce que vit Bergman, dans ce film pauvre et juste, mélancolique et généreux. Et qui parle de deux solitudes, deux incompréhensions qui, lentement, lentement, se rapprochent. Elle est interrompue par une voix qui lui annonce qu’ils sont arrivés. Eux… Burton et Taylor, couple mythique, superbe mais rongé par les tabloïds et l’alcool. Elle, elle tourne The only game in town, à Paris sous la direction de George Stevens. Elle a pris du poids, elle tente de se reprendre. Une fois encore… Lui, boit. Son talent est intact. Sa voix prodigieuse mais il a du mal à récupérer son image… Quelque chose de son existence semble s’éloigner, se perdre. Il sourit beaucoup. Un sourire des dents et des lèvres. Un sourire sincère quand arrive Maria.
Richard Taylor se lève et va saluer Maria, lui demandant où elle était passée. Elle lui répond qu’elle regardait un film, et lui fait observer que pour ce même génie latin, il lui a piqué Franco Zeffirelli pour La mégère apprivoisée. Il lui rétorque qu’elle va se rattraper avec Médée, et s’étonne que le réalisateur ne l’accompagne pas. Elle aussi s’inquiète que Pier Paolo Pasolini ne soit pas encore arrivé. Cet homme est tout à la fois, un écrivain, un poète, le cinéaste de L’évangile selon Saint Matthieu et de Théorème. Il se trouve non loin de là attablé dans un café : il tente de raisonner son amant, le grand amour de sa vie, Ninetto Davoli qu’il a rencontré lors du tournage de La Ricotta. Le réalisateur dit à son amant qu’il ne peut pas aimer cette femme, que ça lui passera. Le jeune homme reconnaît tout ce qu’il doit à Pasoli, tout en indiquant que Patrizia lui apporte une stabilité, une certaine sécurité aussi. Dehors une bagarre de rue a éclaté.
Un récit retraçant les relations entre Maria Callas (1923-1977, Maria Anna Cecilia Sofia Kalogeropoulos) et Pier Paolo Pasolini (1922-1975) : pourquoi pas ? Le lecteur peut être attiré par sa connaissance et son appréciation de la bibliographie du scénariste, par les planches d’une finesse remarquable, ou encore parce qu’il apprécie la cantatrice ou le réalisateur. Toutefois un incipit l’avertit que ce récit est fictionnel. S’il est respectueux de la chronologie de la vie des protagonistes, il n’a pas vocation à en offrir une lecture biographique. En page trente-cinq, un journaliste âgé interroge la diva et explique son objectif : fixer juste des moments, des moments plutôt heureux et tenter de leur rendre leur durée, leur étirement, comme une balade dans Rome, une descente dans les favelas de Rio, un match de foot, des rencontres qui embellissent, des rencontres qui abîment… Un amour impossible sur le temps qui se délite. Le lecteur peut reconnaître là l’approche souvent utilisée par le scénariste dans d’autres de ses séries, un savant dosage entre la réalité historique et l’intuition ou la projection. D’ailleurs personne ne peut prétendre savoir ce qu’il se passait réellement dans la tête de cette femme ou de cet homme pendant ces moments. Pour autant, tout du long du récit, le lecteur peut relever moult détails attestant de l’investissement des auteurs dans une reconstitution la plus minutieuse et rigoureuse qui soit.
Dès la première case, le lecteur est saisi par la densité d’informations visuelles et la minutie : une vue en plongée inclinée de la terrasse avec vue sur le parc, où se déroule la fête. Il dénombre une quarantaine de personnages, dont les six membres de l’orchestre, les deux serveurs au buffet, un autre en train de passer avec plateau sur lequel reposent des flutes de champagne, des invités tous distincts. Il peut prendre le temps d’admirer chaque robe de soirée, chaque coiffure, et il constate que même les tenues de soirée des hommes présentent des différences. Il prend un peu de recul et il constate qu’il est possible d’apercevoir le dôme du Saint-Siège en arrière-plan. Il ramène son regard sur l’environnement immédiat et il voit les fenêtres, les persiennes, les statues, les guirlandes, et même quelques petits bouts de papier colorés voleter au vent pour un air de fête. Il passe à la deuxième case et le même ravissement se produit : la robe de Maria Callas, la décoration très ouvragée des murs et plafond, le lustre, le modèle de canapé, les plantes en pot. Dans la troisième case, il peut détailler les bijoux de la cantatrice, ainsi que le seau à champagne, les motifs du papier peint, la forme des boiseries de la fenêtre. Dans la dernière case de la page, il peut lire la marque du téléviseur, cohérente avec l’année et le pays. Il prend conscience qu’il a adapté son rythme de lecture à la densité d’information, que chaque case se lit facilement et avec plaisir, sans impression d’indigestion. Il voit que la mise en couleurs s’inscrit dans un registre naturaliste et qu’elle participe à la clarté de chaque détail. Une reconstitution et une description d’une richesse incroyable et roborative, sans rien perdre en délicatesse.
Pour la deuxième séquence, celle qui se déroule dans un café entre Pasolini et son amant, la narration visuelle conserve les mêmes caractéristiques, en particulier la densité d’informations dans chaque case. Le lecteur peut détailler l’aménagement et le mobilier du café, la façade de l’immeuble qui l’abrite, les marques d’alcool, les tatouages du barman, ainsi que la bagarre dans la rue, et son incidence sur la conversation une fois finie. Alors que le réalisateur repart dans sa belle voiture, le Colisée est présent en fond de case. L’investissement de la dessinatrice ne faiblit à aucun moment, alors même que le scénario suit le couple dans des endroits très différents, une balade dans Rome, une descente dans les favelas de Rio, un match de foot, ainsi que le tournage de Médée en extérieur dans un désert en Turquie, le quartier de Brooklyn où elle a grandi, son appartement à Paris avenue Georges Mendel, une manifestation d’étudiants à Rome. Le scénariste s’en tient au déroulement factuel, et l’artiste consacre le temps nécessaire à chaque plan, scène intimiste ou scène de foule, quelle qu’en soit la localisation. Elle restitue la configuration des lieux, en respectant les caractéristiques de l’époque, qu’il s’agisse de la Viale Policlinico devant le mur d’Aurélien recouvert d’ex-voto, de l’intérieur de la basilique Saint-Pierre dans un dessin en pleine page d’une munificence éclatante, ou des différents quartiers d’une favela.
Ainsi, le scénariste consacre un deuxième album à ce réalisateur, après Pasolini. Pig ! Pig ! Pig ! (1993) avec Massimo Retundo dans la série Grands écrivains. Il choisit un angle différent : la relation improbable entre la diva Maria Callas, adulée par tous de son vivant, et le poète militant et homosexuel. Un amour impossible, et en même temps la rencontre de deux individus qui va au-delà de l’amitié. Régulièrement, le lecteur constate que le scénariste intègre des éléments passés à la postérité, une déclaration, un extrait d’interview ou de biographie officielle. Dans le même temps, il a pris soin de préciser qu’il interprète la dynamique et le cœur de cette relation à sa convenance. Il donne à voir cette relation de différentes manières. Au premier degré, il met en scène leurs rencontres, à une soirée mondaine, pour le tournage de Médée, lors de ce séjour déconcertant dans une favela. Dès la première séquence, il établit une comparaison : les caractéristiques de la relation entre Elizabeth Taylor (1932-2011) et Richard Burton (1925-1984) et leur désenchantement, par rapport au mal de vivre de La Callas et de Pasolini. Puis il évoque la manière dont le réalisateur envisage l’actrice, met en valeur une facette de sa personnalité dans son film, tout en soulignant qu’elle comprend ce qu’il fait et qu’elle est consentante. Il est question de l’enfance de la cantatrice et de ce qu’elle a sacrifié pour arriver à un tel degré d’excellence, de la même manière que le poète évoque ses engagements. Il apparaît alors qu’elle est contrainte de continuer à être ce que le public perçoit d’elle, à exceller en tant que cantatrice, et lui se heurte au fait que sa propre réussite lui a apporté une aisance matérielle qui transforme son rapport au monde, il n’est plus affamé au sens propre comme au figuré, et il est considéré comme un transfuge par les démunis.
Pour ces raisons, ni l’un ni l’autre ne peuvent s’intégrer aux habitants de la favela, qui les considèrent comme des touristes, bienveillants, ou aussi des nantis se comportant comme dans un zoo. Le parcours de vie a transformé l’un et l’autre, que ce soit la discipline du chant au plus haut niveau, ou l’exigence personnelle, ne leur permettant plus de revenir à un état antérieur de développement, à la rage qui anime les jeunes se préparant au match de foot dans la favela. Pour autant, ils en viennent à se reconnaître dans la manière dont les circonstances contraignent à une forme de vie. La pauvreté et la violence pour les habitants de la favela, la célébrité, l’image que les autres ont de La Callas et de Pasolini, le métier de cantatrice inégalée, la rébellion chevillée au corps nourrie par le comportement homophobe de la société. Le lecteur se souvient alors de la citation du réalisateur mise en exergue : Dans ce monde coupable, qui se contente d’acheter et de mépriser, le plus coupable, c’est moi, desséché par l’amertume.
Peu importe ce qui a attiré le lecteur vers cette bande dessinée, il plonge dans une expérience de lecture d’une consistance peu commune et d’une rare intensité. L’artiste réalise des planches d’une minutie descriptive peu croyable, donnant à voir chaque lieu avec une précision les rendant tangible à un degré exceptionnel, et il en va de même pour les personnages. Le scénariste raconte cette relation improbable entre ces deux créateurs extraordinaires, leur conférant une réelle personnalité découlant de leur parcours, et une humanité générant une forte empathie. Le lecteur la ressent pleinement, l’agent et le confort matériel n’effaçant pas les blessures intérieures de ces deux êtres humains et les souffrances qui en découlent.