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mardi 13 août 2024

La peau de l'ours T01

Les bandits font rêver, pas les gentils.


Ce tome est le premier d’un diptyque. Son édition originale date de 2012. Il a été réalisé par Zidrou (Benoît Drousie) pour le scénario, et Oriol (Hernandez Sanchez) pour les dessins. Il comprend soixante-deux pages de bande dessinée. Ces créateurs ont également réalisé ensemble Les 3 fruits (2015), puis Natures mortes (2017).


Dans la petite île de Lipari, Amadeo a pris son vélo pour se rendre chez Teofilio don Palermo qui habite une maison isolée sur la colline. Il passe devant Silvana, une belle adolescente qui l’attend au sommet de la première montée, avec sa jupe relevée, lui dévoilant ainsi sa culotte. Il pousse son vélo devant lui, tout en lui disant Non pour la deux mille trois cent quarante-quatrième fois : il doit aller lire son destin à Don Palermo, et il lui intime de baisser sa jupe car elle va finir par attraper un rhume de l’albicocca. Il s’éloigne, alors qu’elle reste sur place et qu’elle rabaisse sa jupe. Il arrive chez Don Palermo qui est assis sur une chaise avec des coussins sur sa terrasse, face à la mer. En octobre, sur l’île de Lipari, le soleil ne semble jamais vraiment pressé de grimper tout en haut du ciel. Amadeo arrive enfin, en s’excusant de son retard, il a crevé, comme pour changer. Son hôte relativise : en avance, en retard, avec le temps Amadeo apprendra que tout cela est relatif. Et qui sait ? En crevant ce pneu lui a peut-être sauvé la vie… Don Palermo fait observer que le seul inconvénient est que le café qu’avait préparé Laura la tante du jeune homme doit être tiède à présent. Amadeo va le faire réchauffer, ils papotent, l’adolescent évoquant Silvana. Puis il fait ce pour quoi il est venu : lire son horoscope au vieil homme. Taureau. Travail : pourquoi toujours viser la première place ? Inutile de vouloir rafler toutes les médailles d’or : laissez-en aux autres. Santé : ménagez-vous un peu. Évitez les excès. Limitez vos sempiternelles sorties jusqu’aux petites heures du matin. Amour : à force de foncer tête baissée, vous risquez de passer à côté de l’amour de votre vie.



Don Palermo soupire : ce n’est donc pas encore pour aujourd’hui. Amadeo s’étonne que le vieil homme espère le grand amour à son âge. Son hôte répond qu’en amour, il n’y a pas de date de péremption. Il n’est jamais trop tard pour tomber amoureux. Ni trop tôt d’ailleurs… D’ailleurs lui était plus jeune quand une fille lui a mis le cœur à l’envers pour la première fois. Pendant qu’Amadeo répare sa roue, il commence à raconter son histoire. Enfant, il travaillait dans un cirque. Ce n’était pas Barnum loin de là, plutôt le genre de petit cirque familial, avec le ciel pour unique chapiteau… Le magicien de service, c’était son père. Le genre de magicien qui, en réalité, a toujours rêvé de devenir trapéziste. Un désastre, quoi ! Le seul tour qu’il ait réussi de sa vie fut de disparaître un jour comme ça. Pouf ! Sans laisser de trace ! La mère de don Palermo, qui était une femme pragmatique, s’est remise avec le fakir. Ce n’est que quelques jours plus tard qu’il a compris que la disparition de son père n’avait rien de magique. Tous les sabres du fakir n’étaient pas truqués.


Le titre renvoie automatiquement au proverbe : Il ne faut pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué. Une petite île italienne en mer Tyrrhénienne, une histoire de gangster dans la deuxième moitié des années 1930 à Stonefield sur la côte Est des États-Unis. Les auteurs maîtrisent bien les conventions de genre : exécution sommaire, usage d’une violence sadique, tuerie en pleine rue, vengeance disproportionnée, code de l’honneur très idiosyncrasique, règne de la terreur, etc. Don Palermo raconte son histoire : encore jeune adolescent, il se retrouve pris en charge par Don Pomodoro, le parrain le plus important de la ville, pour une histoire d’ours. Une nuit, il s’était endormi enfant, il s’est réveillé avec le sale goût dans la bouche qu’on a quand on est adulte. Belle formule, et le scénariste fait la preuve à plusieurs reprises qu’il sait tourner une phrase pour obtenir un effet de fatalité ironique. Même s’il décontenance par certains partis pris graphiques très personnels, l’artiste utilise également les conventions du genre Gangster & Crime organisé, avec intelligence et originalité. Coup de feu à bout portant sur la tête de la victime avec du sang qui gicle et qui tache, angoisse des individus qui se tiennent devant Don Pomodoro du fait de son caractère psychotique, passage à tabac dans une ruelle tellement moche que les autorités ne s’étaient pas donné la peine de lui donner un nom, explosion d’une bombe sur un navire de plaisance, énucléation.



Dès la couverture, le lecteur découvre le choix particulier de l’artiste pour les nez : ici, un long et fin cylindre qui semble comme répondre au canon du revolver pointé droit vers lui. Celui d’Amadeo est juste un peu grand et assez pointu en son extrémité. Celui de Teofilio don Palermo pointe très fortement vers le bas. Celui de Don Pomorodo est allongé tout du long du récit, comme sur la couverture, évoquant le nez allongé de Pinocchio. Celui du barbier du Don est normal. Celui de la Vedova (veuve) est à nouveau très proéminent et aquilin. Celui de Mietta présente des proportions anatomiquement classiques, ainsi que ceux des personnages secondaires ou anonymes. En outre, le dessinateur en accentue la couleur, plus rouge que celle du reste de la peau. Au fil des pages, le lecteur relève d’autres jeux avec les proportions : les bras très fins (ceux d’Amadeo sont plus fins que ses doigts) dans lesquels il n’y a pas assez de place pour mettre un humérus, un cubitus ou un radius, des jambes tout aussi fines et allongées, la couleur de peau très rouge de Don Pomodoro et ses expressions de visage quasi méphistophéliques, les mentons qui peuvent être très allongés vers le bas, les épaules parfois quasi inexistantes de Don Palermo. D’un autre côté ces libertés anatomiques forment un tout cohérent que le lecteur peut accepter en l’état, une expression visible d’une bizarrerie de la personnalité de chacun. Il apprécie également rapidement l’alliance de traits de contour très fins et cassants, avec la mise en couleur sophistiquée rehaussant chaque surface pour lui donner une consistance et une apparence qui la distingue des autres.


L’intrigue raconte une vengeance en deux temps, chacune à la fois accomplie et contrariée. Don Pomodoro a exécuté l’ours à bout portant et en a fait faire une peau (donnant ainsi un sens littéral au titre) et le montreur d’ours jure de venger son animal. Mietta, la petite fille du Don, décide de se venger du tueur, prenant tout son temps (plusieurs décennies) car la vengeance est un plat qui se mange froid. D’un côté, le scénariste raconte une histoire avec des ingrédients très classiques : exécution de sang-froid, des représailles qui ne respectent pas la loi du Talion, un Don totalement dépourvu de la moindre once d’empathie (n’hésitant pas à exécuter le barbier qui l’a coupé, ou à faire tabasser une prostituée qui s’est fait porter pâle), des trahisons en acceptant une offre de l’ennemi de son employeur (à deux reprises), des femmes subissant la volonté des hommes, etc. Le dessinateur représente de manière frontale la violence correspondante : coups de feu à bout portant, taches de sang sur le costume blanc de Don Pomodoro, nudité frontale, rapports sexuels consentis.



De l’autre côté, le cadre de la narration, Don Palermo racontant son enfance, prend la forme de discussions entre lui et un adolescent venant pour lui lire son horoscope, sur une terrasse ensoleillée, par un beau ciel bleu, dans le calme et la tranquillité. Il est régulièrement question des problèmes de vélo d’Amadeo, et le lecteur ne sait pas trop qu’elle importance accorder à cette Silvana au comportement aguicheur. Au vu des mentions répétées à Les raisins de la colère (1939) de John Steinbeck (1902-1968), et aux strips de Dick Tracy (par Chester Gould, 1900-1985), il comprend que les auteurs y font référence comme source d’inspiration, et comme hommage. Il se rend compte que la structure du récit fait se répondre des faits d’une époque à l’autre. Alors qu’Amadeo explique à Don Palermo qu’il a crevé avec son vélo, le vieil homme lui répond qu’en crevant, ce pneu lui a peut-être sauvé la vie. Sur le moment, le lecteur se dit qu’il en fait beaucoup. En page quarante-deux, il comprend le sous-entendu contenu dans cette remarque. De la même manière, il voit se répéter le motif de la trahison, mais pour des raisons différentes. Accouplés à l’ironie discrète de certains propos, cette narration participe d’une démarche littéraire, sans se prendre au sérieux, à l’instar de la narration visuelle. Pourtant au cœur de cette histoire, se trouve le thème du cercle de sang, de la spirale de la vengeance, de l’exemple que les adultes donnent aux enfants qui les prennent comme modèles et répètent les mêmes schémas comportementaux. Le lecteur s’en trouve d’autant plus attentif au dénouement, voulant connaître la conviction des auteurs : est-il possible de briser le cycle ?


Une étrange couverture qui demande un peu de temps pour être bien sûr de ce que l’on regarde. Les pages intérieures présentent le même degré de sophistication discret, tout en produisant son effet. Le lecteur s’adapte instantanément à cette narration graphique à la personnalité particulière, en dégustant ce roman noir de gangsters et de vengeances. Les auteurs maîtrisent les conventions du genre et savent les mettre à profit, leur rendre toutes leurs saveurs, et les mettre au service de leur récit. Est-il possible d’éviter de perpétuer le cercle de sang ?



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