Car c’est ce qu’il y a encore de plus simple : combattre, résister.
Ce tome est la deuxième partie du diptyque formé avec Meutes - Tome 01: Lune Rouge (2015). Sa publication originelle date de 2016. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, et par Olivier Boiscommun pour les dessins et les couleurs. Il comprend cinquante-deux pages de bande dessinée. Précédemment, le scénariste avait réalisé une série consacrée aux vampires : Rapaces (1998-2006, quatre tomes) avec Enrico Marini.
Paris en pleine journée, sous une lumière jaunâtre, Oblast marche avec Oscar à ses côtés. Il lui explique la situation : La ville appartient au jeune garçon, mais ils ne le savent pas. Ils se croient libres, ils sont fiers de leurs jugements, de leurs envolées lyriques, de leurs apartés. Vieille civilisation noble et guerrière, peuple qui s’oublie mais sauvé, à chaque fois, par ses grands hommes. Mais où sont les grands hommes d’antan ? Les membres de la meute les ont-ils dévorés, anéantis ? La meute s’est-elle trompée dans ses choix ? Il y eut un temps où leurs chasses ravageaient le continent. Ce fut sans doute une erreur… Les hommes vivent d’illusions. Ils se croient libres et égaux, débarrassés de l’ancien régime et de ses injustices. Ils prônent la fraternité mais se déchirent encore et toujours pour accéder au pouvoir, ses mirages et ses ritournelles. Il suffit de regarder le joli manège des hommes au sommet de l’état. Oblast éprouve à leur égard une certaine pitié, car il les devine tellement fragiles, tellement inquiets. Il continue : Il y a un temps qu’Oscar n’a pas connu. Cette grande peur des manants quand passaient leurs carrosses. Ils reculaient dans l’ombre alors qu’ils leur lançaient des piécettes. Cette peur cimentait les races. L’homme continue ses explications : il faut qu’Oscar comprenne quelle place les manants occupent à leurs côtés. Leur caste et celle des manants sont les deux bouts de la tenaille qui déchirent leurs proies.
Leurs déambulations les ont menés devant un fleuriste : Marie tend un bouquet à Oblast qui la remercie et s’excuse car il a subi quelques désagréments qui l’ont distrait de ses occupations quotidiennes. Firast, un sans-abri qui se tient derrière la fleuriste, s’enquiert de ces soucis. Le seigneur le rassure : il y a mis bon ordre, enfin il l’espère. Il change de sujet car il va avoir besoin de ses services : la fête de Loup Blanc, le XVIe, se prépare pour la fin de ce mois. Ils termineront par des aumônes données aux gens de Firast, dans les jardins attenant à la chapelle. Il fera nuit, ils ne devraient pas être dérangés. Il demande à Firast de veiller à écarter les quelques curieux qui s’attardent toujours dans ces moments-là. Marie toise Oscar, sachant que c’est lui qui sera fêté. Oblast confirme qu’ils ont de la chance, car ce jeune homme apportera un sang neuf à la confrérie. C’est pourquoi cette fête ne sera pas comme les autres : elle inaugure des temps nouveaux qu’il devine glorieux. Aussi, il a décidé d’avancer la grande chasse qui doit suivre. Il charge Firast de trouver un gibier de premier choix. La traque durera deux nuits, ce qui est exceptionnel.
En entamant ce second tome, le lecteur est prêt : Oblast va céder la place à son successeur, le jeune Oscar, et Otis va voir ses capacités révélées. Oui et non : tout commence avec cette déambulation au cours de laquelle le responsable de la confrérie évoque son importance à son jeune successeur qui ne dispose ni de l’expérience, ni de la culture nécessaire pour tout saisir. Le lecteur ressent que le scénariste a imaginé un monde de grande ampleur, largement plus étoffé que la présente histoire. En vrac : l’historique de la relation entre cette confrérie dominante et les laissés pour compte de la société, la rivalité entre deux branches différentes au sein de la meute (Lune rouge & Lune blanche), les trois lois de la meute (rejeter toute forme de trans-errance, ne jamais faire couler le sang de l’un des frères, imposer l’hostie rouge qui est l’emblème de la meute), et puis d’autres questions comme la source de leur richesse, les autres rituels, la nature profonde de la mère de Régis (entre remarques premier degré, et sous-entendus potentiels). Au vu de ce champ des possibles, le lecteur reste sur sa faim à la dernière page, l’inspectrice Pelegrini n’ayant pas eu l’occasion de coincer le commissaire Lodermann comme elle projette de le faire avec Cerdan en page cinquante-trois, la question de la succession restant entière entre la Lune rouge et la Lune blanche, sans même prendre en compte ce qu’implique ce que Daïki Ephrat a fait à Oscar.
Avec cette déambulation inaugurale, le lecteur retrouve ce qui fait la personnalité de la narration graphique de cette série. Il est frappé par l’ambiance lumineuse si particulière : entre jaune et vert, laissant flotter une incertitude quant au moment de la journée, nimbant tout d’un voile d’irréalité. Le lecteur en vient à se demander s’il s’agit d’une forme de vue subjective, comme si la perception de l’environnement était altérée par des capacités surnaturelles… de nature féline par exemple. L’artiste continue de mêler des détourages avec un trait très fin à l’encre, et la technique de la couleur directe pour représenter des éléments visuels. La première page comprend deux cases de la largeur de la page, la première consacrée à une vue en élévation d’une bonne partie de Paris. La mise en couleurs rend compte des toits parisiens des arbres, d’une zone sous les nuages, avec une précision qui n’a d’égale que la justesse de l’impression donnée. Ainsi le lecteur prend le temps d’admirer les fleurs en particulier les roses rouges de Marie, la rue parisienne visible à travers la vitrine du café où Otis et sa mère prennent un café, les taches de lumière vive créées par l’éclairage de la salle de boxe, les murs de pierre éclairés par la lumière de l’âtre dans la chambre du Daïki Ephrat, le sang coulant le long des jambes de Régis sous la douche, la fontaine des Innocents, l’aménagement du parc du Daïki Ephrat, la vision nocturne des artères illuminées de Paris, les rues de Paris sous une couleur carmine, et bien sûr les différents éclairages de la Lune dans le ciel.
Alors que les dialogues peuvent être assez denses, le dessinateur conçoit des prises de vue qui évitent les successions de champ et contrechamp, pour montrer ce que font les personnages, leurs déplacements ou leurs activités. De même, il investit le temps nécessaire pour représenter les arrière-plans dans toutes les cases, ce qui enrichit la sensation d’immersion lors de la lecture. Le lecteur apprécie de pouvoir ainsi se projeter dans des endroits consistants, bien décrits, de nature diverse : de grandes avenues parisiennes, avec un passage par l’Hôtel de Matignon où il est possible de reconnaître le Président et le Premier Ministre, la place de la Madeleine avec ses fleuristes, le restaurant chic dans lequel se trouvent Otis et sa mère, le jardin des Tuileries, la chambre du Daïki Ephrat, la très grande chapelle dans laquelle se déroule la cérémonie, avec la crypte dans laquelle Oscar est enchaîné, etc. Le lecteur se rend compte que le dessinateur joue un peu avec le registre de représentation des personnages : très réaliste, avec parfois l’accent mis sur l’éclairage pour rendre un visage plus romanesque, ou glissant vers une convention de genre, par exemple l’allure très théâtrale du comte Danielli, aristocrate de la vieille Europe.
Avec ces caractéristiques graphiques, la narration visuelle fait bien comprendre au lecteur que les familles de la confrérie considèrent le monde avec un point de vue d’individus à part de la société civile des simples êtres humains, une position privilégiée et dominante, qu’ils évoluent dans un monde en décalage avec celui du commun des mortels. Tout en entremêlant plusieurs fils narratifs, le scénariste mène à bien le fil narratif principal, intégrant l’explication de la notion de Lune rouge qui donne son nom à ce diptyque. Otis Keller ressent les forces qui sont à l’œuvre en elle, sans pouvoir les contrôler, sans pouvoir les identifier. Elle reçoit en héritage des capacités héritées de son milieu familial, en totale contradiction avec la tradition familiale, ce qui ne fait pas sens pour elle. Le lecteur peut y voir une métaphore des transformations de l’adolescence, ainsi qu’une forme de dissonance cognitive puisqu’elle doit encore remettre en question les évidences et certitudes assénées par sa mère, et se constater qu’elles sont erronées.
En parallèle, son petit frère Oscar n’a d’autre possibilité que d’accepter de participer à la cérémonie au cours de laquelle il doit prendre la place d’Oblast, sans pouvoir concevoir ce que cela signifie, un rite initiatique qui le fera passer de l’enfance à l’adolescence. Dans le même temps, le scénariste dévoile ce que représente le Daïki Ephrat dans une scène explicative consistante. Son fils également voit sa voie déterminée par celle de son père, par l’histoire de celui-ci. Tout naturellement, le lecteur compare ce qui arrive à chacun de ces trois jeunes gens, les points communs, et les différences. Il reste encore six pages dans lesquelles l’inspectrice Pelegrini peut mener l’enquête sur les circonstances de la mort de l’inspecteur Azedian : une autre intrigue secondaire qui ne connaît pas sa conclusion dans ce tome. Le lecteur remarque encore que le scénariste insère quelques références culturelles à des œuvres qui lui sont chères et dont il s’est probablement inspiré à des degrés divers : un personnage s’appelant Cerdan et pratiquant la boxe (une référence à Marcel Cerdan, 1916-1949), les différentes incarnations de l’inspecteur Maigret à l’écran (Jean Gabin, Bruno Kremer, ou encore Jean-Paul Belmondo dans L’aîné des Ferchaux, 1963, de Jean-Pierre Melville).
Un deuxième tome dense et prometteur, une intrigue principale riche et bien menée, mais pas tout à fait conclue. La narration visuelle semble teintée de la vison subjective des personnages de la confrérie, avec une ambiance lumineuse très particulière et fascinante, des environnements très palpables, et des plans de prise de vue très vivants. Le lecteur en ressort à la fois ravi par le contexte de cette série, à la fois un peu marri qu’il ne semble pas qu’un deuxième cycle voit le jour.
Lorsque j'ai vu le nom des deux auteurs (dont je suis fan), assossié à un sujet taillé pour le lecteur que je suis, j'ai immédiatement craqué et acheté les deux tomes sans réfléchir (je ne les ai toujours pas lus...).
RépondreSupprimerTon article refroidit un peu mon ardeur si la série a été stoppée prématurément. D'autant plus s'il manque seulement deux tomes... Le manque de succès ?
Je trouve saisissant et un peu étrange le contraste entre la couverture, aux teintes gothiques, et les planches de l'album, toutes en pastels diaphanes.
Bonjour Tornado,
SupprimerMa réaction a été similaire à la tienne concernant le nom des deux créateurs.
Pour avoir lu (et commenté) de nombreuses séries de Jean Dufaux, celle-ci manque un peu de matière par comparaison. Je n'ai pas lu Rapaces avec Marini et je me demande si le projet était de passer en revu des monstres classiques, voire peut-être de se diriger vers un univers partagé... Qui sait ?
En effet, le tome 2 se termine avec la promesse d'une confrontation à venir entre les meutes des différents obédiences, et l'inspectrice de police... et rien !
Les planches en pastels diaphanes constituent un parti pris esthétique inattendu, qui fonctionne bien (à mes yeux) pour établir une atmosphère onirique, un peu de conte.