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jeudi 21 octobre 2021

Cher pays de notre enfance: Enquête sur les années de plomb de la Vᵉ République

Un organisme qui ne se réunit jamais, qui ne fait rien et ne rencontre personne


Ce tome contient un récit complet, indépendant de tout autre. Sa première publication date de 2015. Cette bande dessinée est l'œuvre d'Étienne Davodeau et Benoît Collombat pour le scénario, et de Davodeau pour le dessin. Il se termine avec une postface de Roberto Scarpinato, procureur général auprès du parquet de Palerme. Il comprend 216 pages de bande dessinée en noir & blanc, avec des nuances de gris.


Un matin d'octobre 2013, un taxi dépose Étienne Davodeau et Benoît Collombat au 89 Montée de l'Observatoire. Ils évoquent l'assassinat du juge François Renaud à 2h42 du matin le 3 juillet 1975. Il était un magistrat qui dérangeait. Tenace, incorruptible, il n'avait pas froid aux yeux. En plus il était membre du syndicat de la magistrature, classé à gauche. Ancien résistant, passé par la justice coloniale, il n'éprouvait aucune fascination pour les voyous. Il leur faisait la guerre. Lyon, c'était un peu la capitale du crime. On l'appelait Chicago-sur-Rhône. Des affaires de prostitution, de corruption, éclaboussaient la ville. C'était aussi l'un des bastions du SAC, le Service d'Action Civique, même s'il n'avait que peu à voir avec le civisme. Officiellement, le SAC est une simple association créée en 1960 par des fidèles du général De Gaulle, comme Jacques Foccart, Alexandre Sanguinetti, ou Roger Frey, pour défendre sa pensée et son action. Deux ans plus tôt, en 1958, ces mêmes fidèles avaient soutenu l'arrivée au pouvoir du général dans des conditions proches d'un coup d'état. C'était l'opération Résurrection. Il s'agissait pour les gaullistes de contrer un autre coup d'état, mené au même moment par des militaires partisans de l'Algérie française. Et en 1961 à Alger, un putsch tente à nouveau de renverser le pouvoir. Dans le tumulte de la guerre d'Algérie, le rôle du SAC consiste donc à verrouiller le pouvoir gaulliste contre tout débordement potentiel.



Benoît continue d'expliquer à Étienne ce que faisant concrètement les militants du SAC, et comment cette association a perduré sous Pompidou, puis sous Giscard, tout en ayant soutenu Chirac entretemps. Finalement leur rendez-vous arrive : Robert Daranc, 80 ans, journaliste, ancien correspondant de RTL à Lyon. Ils vont boire un café. Il explique qu'il a bien connu le juge Renaud car il entretenait de bonnes relations avec lui. Ils lui demandent de parler du hold-up de l'Hôtel des Postes de Strasbourg, le 30 juin 1971. Cinq hommes parviennent à faire main basse sur onze millions de francs, soit 1,8 millions d'euros. Ils réussissent ainsi le casse du siècle qui restera le plus lucratif en France au vingtième siècle, et ils s'évanouissent dans la nature. L'ancien journaliste continue en indiquant que le chef du gang aux estafettes a fini par se retrouver face au juge Renaud. Ce dernier a confié au journaliste qu'il avait la certitude que l'argent du hold-up avait dû être rapatrié au profit d'un parti politique de l'époque, l'UDR, l'ancêtre du RPR et de l'UMP. Il supposait que les le gang des lyonnais passait à travers tous les barrages de police et de gendarmerie, en empruntant l'avion d'un des patrons du SAC de Lyon.


Le titre annonce clairement la nature de l'ouvrage : l'existence d'un activisme politique violent dans les années 1960-1970-1980. Le lecteur comprend bien qu'il s'agit d'un ouvrage de type historique, et que par la force de choses, les auteurs vont relater de nombreux faits, des témoignages, des dates, des hypothèses ou des théories, c’est-à-dire une forme d'exposé auquel il est toujours délicat de donner une forme visuellement intéressante. Il se dit que l'auteur proprement dit doit être le journaliste et qu'il s'est associé à un bédéaste confirmé pour aboutir à quelque chose de digeste. Les auteurs ont choisi de se mettre en scène : le lecteur accompagne ainsi Benoît et Étienne dans leurs déplacements, et dans leurs rendez-vous. Dans la première séquence, il les voit discuter entre eux, Benoit relatant les faits de l'assassinat du juge à Étienne. Puis il voit Robert Daranc se présenter à eux, avec un échange de poignées de main, et ils s'attablent au bistro pour prendre un café. Au fur et à mesure qu'ils évoquent des faits, ceux-ci sont représentés dans les cases. C'est une forme assez basique de reconstitution historique, le lecteur absorbant effectivement beaucoup d'informations au cours de discussions et de témoignages. Les traits de contour sont un peu irréguliers, tout en étant précis. Les images rendent bien compte de la banalité du quotidien, des événements relatés, et la représentation des hommes politiques est très ressemblante, de Charles Pasqua à Nicolas Sarkozy.



La première affaire relatée est donc celle de l'assassinat du juge François Renaud (1923-1975), et de l'enquête, par le biais des connaissances du journaliste et de sept entretiens, avec un journaliste ancien correspondant de RTL à Lyon, l'ancienne greffière du juge Renaud, l'ancien patron du Service Régional de Police Judiciaire de l'époque, un magistrat du syndicat de la magistrature, la meilleure amie du juge rencontré lors de ses études à la faculté de droit, l'avocat lyonnais de la famille du juge, et le fils du juge. Chaque interlocuteur raconte ses souvenirs, ou d'autres éléments connexes. Par exemple, l'avocat évoque le tournage du film d'Yves Boisset Le Juge Fayard Dit Le Shériff (1977). Cette première affaire est relatée de la page 2 à la page 61. Le lecteur se rend compte qu'il passe vite d'une lecture qui lui semble pesante du fait du volume d'informations à assimiler, à une lecture haletante, car il se produit un effet de révélations sur ce qui peut être qualifié de complot. Puis il arrive sur une page d'interlude dans laquelle les auteurs essayent de contacter Charles Pasqua pour un entretien : son secrétaire leur conseille de lui écrire un courriel.


À partir de la page 66, le thème change : il s'agit de se faire une idée de ce qu'était le Service d'Action Civil au cours de plusieurs entretiens. Le dispositif narratif reste donc le même : Collombat et Davodeau se déplacent pour se rendre à chaque nouvel entretien, en voiture ou en train, et échangent, en route, quelques idées, quelques remarques, quelques informations. Puis vient le temps des questions posées avec au moins 50% des cases composées de têtes en train de parler. Se glissent quelques reconstitutions, et parfois une copie d'un document d'archive, ou des extraits de journaux. Du point de vue BD, les têtes en train de parler, c'est assez pauvre et une forme de facilité dans une récit d'aventure. Pourtant le lecteur constate qu'il continue de dévorer les pages avec une grande avidité, et que sa lecture présente une fluidité et une intensité de haut niveau. Ce chapitre s'étend de la page 66 à la page 116, là encore avec son lot de révélations. Puis arrive une nouvelle page d'interlude pour décrocher, en vain, un entretien avec Charles Pasqua.



À partir de la page 122 jusqu'à la page 144, les coscénaristes s'entretiennent avec trois ouvriers à la retraite, ayant été délégués syndicaux, et évoquant la présence des syndicats patronaux dans les usines, et les interventions des membres du SAC pour empêcher de tracter, ou pour coller des affiches. De la page 149 à la page 207, les auteurs relatent les faits dans l'affaire de la mort de Robert Boulin (1920-1979), ministre du travail. Davodeau s'adresse au lecteur en toute transparence, pour indiquer qu'il s'agit pour partie d'un résumé de faits exposé dans Un homme à abattre: Contre-enquête sur la mort de Robert Boulin (2007) de Benoît Collombat, et pour partie de nouveaux témoignages. Enfin, l'ouvrage se termine avec l'information que Pasqua refuse l'entretien, et un épilogue de huit pages avec quelques dernières informations et dernières suppositions. Le lecteur ne s'est même pas rendu compte de la pagination, de la mise en forme : il a tout dévoré avec cette sensation de naviguer au cœur d'un complot nauséabond. La postface du procureur général de Palerme vient appuyer les dires des auteurs sur le rôle du SAC.


En reconsultant la première page, le lecteur revoit que Davodeau est mentionné comme scénariste. Après sa lecture, il comprend mieux cette qualification : pour que la lecture soit aussi fluide et facile, le bédéaste n'a pas fait que mettre en images un texte préétabli. Il a dû apporter son savoir-faire pour la construction de l'ouvrage. Plus que cela, il a accompagné le journaliste dans chaque entretien, pour s'imprégner de la personnalité de l'interlocuteur, mais aussi pour poser quelques questions. S'il a vécu ces années comme les auteurs (l'un né en 1965, l'autre en 1970), ou s'il découvre ces événements après coup, le lecteur plonge dans des révélations à l'attrait irrésistible : la sensation d'en savoir plus que les autres, d’être du côté des victimes, de s'indigner à juste titre et de dénoncer l'injustice. Par réaction primaire, il prend du recul, et se demande s'il doit gober tout ça, et quels sont les intérêts des auteurs. Il découvre la postface, d'un procureur général, et la citation de Milan Kundera par laquelle il conclut : La lutte contre le pouvoir et sa dégénérescence est aussi la lutte de la mémoire contre l'oubli. Ensuite, lorsqu'ils interviewent James Sarazin, journalise au Monde et à L'express, celui-ci explique que quand on écrit ce genre de bouquin (il parle du sien Dossier M comme milieu, 1978) on ne cite pas les noms complets pour éviter d'être poursuivi en justice. Or, ici, les auteurs prennent bien soin de citer tous les noms, de montrer leurs interlocuteurs, de référencer les archives qu'ils ont consultées, de faire en sorte que tout ce qui est énoncé soit vérifiable. Il ne parle pas d'une organisation mystérieuse et inconnue, mais du SAC, une organisation qui a pignon sur rue, et ils établissent des liens de cause à effet qu'ils annoncent explicitement comme étant des faits ou comme étant des hypothèses. Ils font également œuvre de mémoire car parmi les personnes qu'ils questionnent certains ont 80 ans ou plus, et il y a un nombre anormalement élevé de témoins qui sont déjà morts d'accident. Le lecteur sceptique ou critique voit se dessiner les actions coup de poing d'une milice officieuse bien réelle et répondant à des intérêts moins opaques qu'il n'y paraît, symptomatique du fait que le pouvoir corrompt et que nombreux sont ceux qui souhaitent s'y maintenir, mais aussi y accéder.


Le titre de l'ouvrage promet un dossier brûlot sur les actes criminels commis par le pouvoir pendant la cinquième République. La lecture comble cet horizon d'attente, avec une densité d'information très élevée. Pourtant la lecture s'avère facile, addictive et propice à la prise de recul. Contrairement à ce qu'aurait pu craindre le lecteur, il ne s'agit pas d'un texte tout prêt confié à un dessinateur chargé de l'illustrer tant bien que mal dans l'obligation de caser des pavés de faits, de dates et d'individus. Il s'agit d'une enquête racontée avec verve et tension, avec rigueur et preuves à l'appui. Après avoir terminé, le lecteur se dit qu'il va passer à Le choix du chômage: De Pompidou à Macron, enquête sur les racines de la violence économique (2021) du même journaliste avec Damien Cuvillier.



2 commentaires:

  1. Une BD qui a reçu une belle couverture médiatique, en tout cas selon moi. Je ne sais pas si elle a été primée quelque part, ni si elle s'est bien vendue.

    De Davodeau, j'avais lu "Les Ignorants", un album que j'avais trouvé vraiment bon. Cela étant, et au risque de me contredire, je ne sais pas si je lirai d'autre œuvres du bonhomme.

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    1. J'avais échappé à la couverture médiatique encore une fois, mais c'est vrai que je ne la cherche pas non plus. Là, c'est vraiment l'auteur du choix du chômage que j'ai souhaité retrouver.

      Pour l'instant, je m'en tiendrais là pour Davodeau également.

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