Ma liste de blogs

lundi 24 mai 2021

Le choix du chômage: De Pompidou à Macron, enquête sur les racines de la violence économique

Le lien à un monde collectif : la solidarité ou l'intérêt privé


Ce tome contient un essai complet indépendant de tout autre. Il s'agit d'une enquête sur la gestion du chômage en France de 1981 à 1989, et de l'évolution de la situation ensuite. Il s'agit d'une bande dessinée en noir & blanc de 277 pages, dont la première édition date de 2021. Elle a été réalisée par Benoît Collombat et Damien Cuvillier, avec un lettrage réalisé par Stevan Roudaut. Cet ouvrage s'ouvre avec une préface de Ken Loach qui évoque le développement du néolibéralisme en Angleterre et les quatre leçons à en tirer. Il se termine avec quatre pages de références des différentes citations incluses dans l'exposé.

Prologue. Fin 1973, Georges Pompidou entre dans la salle du conseil des ministres. Il annonce une nouvelle terrible : la France va passer le cap des 400.000 chômeurs. Chapitre 1 : on a tout essayé. À Saint Malo en octobre 2016, au Festival Quai des Bulles, Benoît Colombat discute à table avec un éditeur de Futuropolis : il indique qu'il aimerait écrire sur la violence économique. L'éditeur propose qu'il le fasse en bande dessinée et le dessinateur à côté de lui indique que c'est un sujet qui l'intéresse. Il se souvient quand il était petit et qu'il accompagnait sa mère à l'autre bout du département en Picardie pour se rendre à l'Agence Nationale Pour l'Emploi. Sa mère aura été au chômage, entrecoupé de petites missions par-ci, par-là, avant d'être définitivement radiée, en 2005. En août 2019, les deux auteurs se retrouvent devant un monceau de documents, et se demandent par où commencer. Ils sont frappés par la continuité du discours des politiques sur le sujet, et par le fait que la dernière réforme sur l'assurance chômage s'inscrit dans un cadre idéologique qui est resté le même depuis quarante ans.


En France la barre du million de chômeurs est franchie en 1977, celle des 2 millions en 1983. En 1993, 3 millions. Et aujourd'hui : 2,4 millions selon l'INSEE. En réalité, plus de 6 millions de personnes inscrites à Pôle Emploi. Et 9 millions de précaires. Avec des conséquences aussi sur la santé des populations. En fait, le chômage et la précarité tuent, au sens propre. Selon une étude de l'Inserm, entre 10.000 et 14.000 décès peuvent être attribués chaque année au chômage : suicides, maladies ou rechutes de cancers. En passant en revue des articles de journaux, les auteurs retrouvent des chroniques écrites par François Hollande pour le journal Le Matin, développant un discours libéral. Quand Emmanuel Macron accède à la présidence, Jean-Pierre Mignard, avocat proche de Hollande et de Macron, reconnaît dans son projet, celui qu'il avait décrit avec Hollande, Jean-Yves Le Drian et Jean-Pierre Jouyet en 1985, dans un livre intitulé La Gauche Bouge. Les deux auteurs se mettent à la recherche de cet ouvrage : un exemplaire disponible chez un vendeur berlinois. L'enquête peut démarrer sur ce fil conducteur présent déjà dès les années 1980, et intact en 2019. Elle commence au printemps 2017. Elle va durer trois ans et demi, jusqu'à l'automne 2020. Ils vont interviewer des hommes politiques, des hauts fonctionnaires, et ils commencent avec le porte-parole du Mouvement national des chômeurs et précaires.

Parmi les premiers interlocuteurs que les auteurs interviewent, l'un d'eux fait la réflexion que le format choisi (une BD) fait que c'est un livre pour les jeunes. Le prologue commence doucement avec simplement l'annonce du premier ministre en 1973. À partir de la page 16, le lecteur parvient à la densité d'informations qui va être présente tout du long du récit. Elle est élevée et il en est ainsi pendant tout l'ouvrage, ce qui correspond bien à une approche adulte. Celui-ci se focalise beaucoup sur le premier septennat (1981-1988) de François Mitterrand, en le complétant par d'autres éléments antérieurs ou postérieurs. Le lecteur voit ainsi passer beaucoup d'hommes politiques de cette époque, et également un peu d'avant et d'après : Michel Debré, De Gaulle, Raymond Barre, René Monory, Maurice Papon, Jean-Pierre Chevènement, Pierre Mauroy, Jacques Delors, Pierre Bérégovoy, Laurent Fabius, Édouard Balladur, Dominique Strauss-Kahn, Helmut Kohl, Margaret Thatcher. S'il a été témoin de cette époque, ou s'il l'a déjà étudiée, l'assimilation des nombreuses informations lui en est facilité. De même, les auteurs font appel à de nombreux experts : les ministres eux-mêmes, mais aussi le secrétaire général de l'Élysée, le Porte-parole du Mouvement National des Chômeurs, des sociologues, un maître de conférences en sociologie, un directeur du trésor, des directeurs de cabinet de ministre, un Commissaire au Plan, des économistes. Ils font œuvre de pédagogie et de vulgarisation, mais le sujet exige qu'ils développent de nombreux points bien au-delà de la vulgarisation.


Les lecteurs annoncent explicitement dans le premier chapitre leur objectif : essayer de retracer les moments de bascule historiques relatifs à la gestion du chômage, retrouver les pièces à conviction correspondant aux grands choix économiques. L'ouvrage est divisé en 5 chapitres, avec un prologue, un épilogue et un post-scriptum : 1 On a tout essayé, 2 Des protections inadmissibles, 3 Vive la crise !, 4 Les vents dominants, 5 Y a pas d'argent magique. Ils commencent par s'interroger sur le début de la mondialisation, l'arrivée du libéralisme en France, le genre de ce libéralisme (en l'occurrence Ordolibéralisme), l'idée que le marché se régule lui-même, la crise et la rigueur budgétaire, les paramètres qui font que le chômage ne fait que croître et à qui ça profite. Cette enquête les amène à évoquer de nombreux phénomènes historiques qui ont contraint la France, ou justifié ces choix : les accords de Bretton Woods, le lien entre les banques de dépôts et les banques d'affaires, la financiarisation de l'économie, la construction du Deutsch Mark, la conversion du patronat français à l'ouverture à la concurrence internationale, la désindexation des salaires du coût de la vie, la désinflation compétitive, le plan Marshall, le traité de Rome en 1957, la construction d'une monnaie unique en Europe, etc. Ils éclairent certains faits récents à l'aune de ces choix : le référendum de 2005, la crise financière de 2008, la crise grecque de 2009, les Gilets Jaunes. Afin d'expliquer tous ces choix, ils citent également des économistes et des conseillers en économie tels que John Maynard Keynes, Walter Lippman, Friedrich Hayek, Jean Monnet, Robert Marjolin, Ludwig Erhard. Enfin, ils soulignent l'importance des idées et des actions de Jacques Delors, Michel Camdessus (directeur du Trésor), Tomaso Pado-Schioppa. À quelques reprises, le lecteur peut souffler un peu, par exemple avec les spots publicitaires où Paul-Loup Sulitzer explique la libre concurrence.

Très rapidement, le lecteur constate la densité des informations et le fait que les chapitres sont thématiques, ce qui entraîne des va et vient chronologiques. À l'évidence, il ne s'agit pas d'une bande dessinée qui raconte une histoire, mais effectivement d'une enquête qui développe une thèse. Le titre est explicite : les responsables politiques ont fait le choix du chômage, et il s'agit d'une violence économique. En fonction de ses convictions, le lecteur peut souscrire à ce point de vue a priori, ou y être opposé : les auteurs sont transparents sur leur point de vue, et la manière dont ils présentent les faits. Le lecteur se rend vite compte des limites d'un tel ouvrage sous la forme d'une bande dessinée, mais aussi que ce format apporte à cet exposé. Bien souvent les auteurs exposent des faits historiques, des explications économiques, des avis d'experts, des prises de position d'élus et de leurs conseillers. C'est ce qui rend l'ouvrage dense, et ce qui rend compliqué la mise en images. L'artiste sait représenter les personnalités connues qui sont immédiatement reconnaissables. En fonction des passages, il met les intervenants en situation : à la tribune, dans leur fauteuil, en train d'écrire, en réunion, sur le terrain, dans leur bureau, chez eux. C'est le premier effet du format BD : montrer des individus prononçant ces propos, les rendre concrets, mais aussi de simples êtres humains. En outre, les auteurs se mettent en scène de manière chronique pour montrer leurs difficultés, ou un entretien, ce qui sert également à expliquer visuellement le travail qu'ils ont accompli, ce qui permet au lecteur de ressentir une forme d'empathie pour leurs efforts, et de mesurer l'énormité des décisions de simples êtres humains, engageant la vie quotidienne des citoyens d'une nation.


La narration visuelle ne se limite pas à des individus en train de discuter, d'expliquer ou de discourir. Tout au long de ces 277 pages, le dessinateur utilise de nombreuses mises en scène différentes : des schémas, des reproductions d'articles, des références culturelles comme Charlot dans le film Les temps Modernes, l'âne du parti démocrate, Marianne, un match de boxe, Tintin en train d'expliquer une leçon à de jeunes africains comme dans Tintin au Congo, la différence entre la carpe et le brochet, une étape du Tour de France, une scène de théâtre, l'aigle américain, un sorcier avec un chapeau pointu. Il représente également des événements historiques comme le général De Gaulle descendant les champs Élysées, ou la chute du Mur de Berlin. Le lecteur peut ne pas y prêter attention s'il est fortement concentré sur le texte : l'artiste change également de registre graphique pour des séquences particulières, passant d'un registre réaliste et descriptif, à un registre simplifié, ou de contours avec des traits encrés, à un rendu en nuances de gris. Cette variété et ces images permettent au lecteur de plus facilement fixer son attention, et d'associer un visuel à une séquence, ce qui la démarque mieux des autres et la rend plus facilement mémorable. Même si ce n'est pas forcément perceptible tellement les images sont subordonnées au texte, le travail du dessinateur est remarquable de bout en bout et apporte beaucoup au texte, à son animation, à sa clarté, à sa compréhension.

Quelles que soient les convictions et le niveau de connaissance du lecteur, cet ouvrage est remarquable. Il aborde des notions basiques telles que les 3% ou les différentes formes de libéralisme économique (La galaxie libérale : Adam Smith, Milto, Friedman, Friedrich Hayek & Ludwig von Mises, Walter Eucken & Wilhelm Röpke), et propose une logique de progression historique qui fait froid dans le dos. Sa structure est rigoureuse : par exemple, le lecteur a bien noté la distinction entre les banques de dépôts et les banques d'affaires faite à l'occasion de la crise de 1929 aux États-Unis, et il la retrouve à la fin de l'ouvrage, cette distinction prenant une tout autre ampleur. Le lecteur en ressort avec la sensation que l'avènement planétaire du néolibéralisme était inéluctable, et qu'il fut porté par les socialistes en France, ainsi qu'avec une vision claire du détricotage du programme du Conseil nationale de la Résistance. Après coup, il se rend compte du travail de narration visuelle, vivant et diversifié, un défi pour un ouvrage de cette nature.

6 commentaires:

  1. Merci pour cet article très intéressant. Je me suis demandé non pas si tu allais le lire, mais quand ☺.

    Cet album me fait de l'œil depuis sa sortie, mais j'ai résisté, m'imaginant qu'il s'agissait d'un énième pamphlet anticapitaliste ; on dirait que ce n'est pas - tout à fait - le cas.

    Une question me taraude, quand même. Les auteurs ont interviewé des responsables politiques, des économistes, des sociologues, des universitaires, des hauts-fonctionnaires, et ont même confié leur préface à un cinéaste. Mais pourquoi diable aucun patron - même retraité - du CAC 40 ou un responsable du MEDEF n'ont-il été consultés ? Aucun écho du patronat ? Pourquoi ?

    J'ai d'autres questions à te poser :
    - Y a-t-il dans cet ouvrage une comparaison - même surfacique - avec d'autres pays de l'UE ? Limitrophes ou pas ?
    - L’album parle-il des politiques européennes en la matière ?
    - Le poids de l'État dans l'économie est-il évoqué ? Je crois qu'en France, l'État représente plus de 50% de l'activité économique, et je me demande si les auteurs établissent un lien avec un chômage plus élevé que chez certains de nos voisins du Nord.

    RépondreSupprimer
  2. Je me suis demandé non pas si tu allais le lire, mais quand. - Décidemment je suis bien prévisible. :)

    La sensibilité des auteurs est anti-libéraliste et affichée. Je ne suis pas certain qu'on peut la qualifier d'anticapitaliste. La phrase que j'ai choisie comme titre est tirée de l'ouvrage. Je l'entends plus comme le fait qu'il y a des secteurs d'activité qui ne devraient pas être livrés à la concurrence, par exemple la santé, l'éducation, la sécurité publique…

    Concernant les patrons, je n'ai pas de réponse quant à leur absence dans l'ouvrage. je ne sais pas si c'est un choix d'auteur ou un refus des personnes qu'ils ont pu solliciter, si c'était une question de pagination, de manque de patron représentatif…

    Il n'y a pas de comparaison avec d'autres pays car le sujet est celui de la France. Les choix des autres pays ne sont évoqués que lorsqu'ils ont une forte incidence sur les choix français : la politique économique des Etats-Unis, l'Angleterre et Margaret Thatcher, l'Allemagne et le Deutsch-mark, la manière dont la Grèce a été traitée.

    Oui, l'album parle de la politique européenne en matière économique et financière.

    Le poids de l'État dans l'économie n'est pas évoqué.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci de toutes ces précisions. Je vais passer sur cet album, ça épargnera ma pile de lecture.

      Supprimer
  3. À la réflexion, je me retrouve dans une situation très étrange.

    Tu indiques : Je me suis demandé non pas si tu allais le lire, mais quand ☺. - Du coup, je me dis que pour choisir mes prochaines lectures, il suffit que je te demandes ce que je vais lire après. J'ai à portée de message, une personne capable de lire dans mon avenir. J'en suis tellement déstabilisé que je ne sais quelle attitude adopter. Pour l'instant, je crois que je ne préfère ne pas te demander, pour ne pas savoir, et conserver l'illusion d'une forme de libre arbitre. ☺

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. J'espère que tu ne l'as pas mal pris ☺. C'était une boutade, même si je persiste que j'étais sûr que tu allais la lire ☺.
      Pour moi, ton blog se caractérise par un équilibre entre de la BD exigeante, d'auteur ou pas, quelques séries, des sujets de société, et des faits divers, et ces deux catégories incluent des BD documentaires et des ouvrages de vulgarisation. Tu t'efforces aussi d'offrir une part importante à des éditeurs plus modestes. Cet album cochait pas mal de cases.

      À contrario, il y a une floppée de BD qui me semblaient correspondre à tes goûts, mais j'étais à côté (ou alors, tu es en train de les lire ☺). Et encore d'autres choix qui m'ont épaté, dont "Léonard". Je te laisse volonté ton libre arbitre ☺, mais il est normal que je m'interroge sur ce que ton blog va proposer : que ce soit en réel ou en virtuel, je ne discute pas BD avec trente-six personnes et relativement peu de personnes hors de mon entourage proche savent que je tiens un blog.

      Supprimer
    2. Comme à mon habitude, j'ai oublié que je suis bien incapable de rendre compte de mon intonation quand j'écris : je ne suis pas un écrivain. L'humeur accompagnant ma remarque était la curiosité avec une touche d'amusement.

      Je n'ai pas de plan de lecture : j'achète des BD en fonction de ma curiosité et je les lis en fonction de mon envie du moment. Certaines peuvent rester des années dans ma pile.

      Comme toi, je ne discute pas BD avec trente-six personnes et relativement peu de personnes hors de mon entourage proche savent que je tiens un blog. Ces échanges libres avec toi me sont précieux.

      Supprimer