Ce tome fait suite à Prénom : Inna (Tome 1-Une enfance ukrainienne) (2020) qu'il faut avoir lu avant car il s'agit d'un diptyque. Sa publication date de 2021. Il s'agit d'une bande dessinée en couleurs de 82 planches, écrite par Simon Rochepeau, avec la participation d'Inna Shevcheko, dessinée et mise en couleur par Thomas Azuélos. Il commence par une page d'introduction, un texte d'une page, écrit par Shevchenko indiquant qu'il appartient à chacun de refuser d'être complice, qu'il y a une part d'autofiction dans ce récit, tout en conservant sa dimension de témoignage d'une époque, mettant en évidence les raisons qui ont poussé une jeune ukrainienne à rejoindre un groupe d'activistes, considéré depuis comme l'un des mouvements féministes les plus controversés.
En décembre 2008, dans l'université nationale à Kiev, la professeure Valentina Davilovna surveille ses étudiants dans l'amphithéâtre, en train de travailler sur leurs copies. Roman se lève, rend copie blanche à la professeure, mais avec une demi-douzaine de billets, jetant tout ça avec désinvolture sur son bureau. Katya Myslytska le fait remarquer avec dégoût à Inna Shevchenko, et elle se lève, sort à son tour sans rendre de copie. Elle se fait interpeler par la professeure qui lui dit qu'elle la convoquera à son bureau : Katya répond qu'elle n'a rien à lui donner. À la fin de l'épreuve Inna retrouve Katya sur les marches à l'extérieur et lui dit qu'elle a été un peu ridicule. Katya lui rétorque qu'elle n'allait pas se taire, et lui fait observer les berlines et les voitures de sport de type Porsche avec chauffeur qui viennent chercher des élèves. Elena descend de l'une d'elle dont le chauffeur lui a ouvert la porte, se dirige vers elles et leur demande si elles viennent à la réunion du lendemain. Elle y annoncera qu'elle cèdera sa place au parlement des élèves et elle pense qu'Inna pourrait lui succéder en tant qu'étudiante en première année de journalisme. Une fois qu'elle est partie, Katy a fait remarquer qu'il manque quelque chose à Inna : pas un pénis, mais des relations, faire partie du sérail, être issue d'une famille d'oligarques de Kiev.
Inna et Katya rentrent dans leur appartement, et ont la désagréable surprise de trouver leur propriétaire allongé sur le lit de l'une d'elle. Il est venu réclamer le loyer pour lequel elles sont en retard. Katya répond qu'elle a l'argent. Il ajoute qu'il y a d'autres manières de s'arranger, et il retire de sa poche une des culottes de Katya, qu'il porte à son nez pour la humer. Indignée, Katya reprend son bien et lui dit qu'il est temps qu'il sorte de leur appartement. Après son départ, elle va chercher la bassine en plastique sous la fuite d'une canalisation, et la vide dans une casserole pour la faire bouillir. Inna lui dit que c'est à son tour de payer le loyer, car ses propres parents ont payé les deux derniers. Katya avoue qu'elle vient de se faire virer du restaurant où elle était serveuse. Les deux amies s'assoient à leur petite table devant des assiettes vides et finissent par s'exclamer : du fric, on veut du fric ! Elles mettent de la musique et chantent avec : Du changement ! Nos cœurs l'exigent ! Nos yeux l'exigent ! Du changement ! Le lendemain soir, Inna se rend à la soirée chez Roman, avec une belle robe, et bien maquillée. Il s'agit d'une réception fréquentée par la jeunesse dorée de Kiev. Roman monte sur une chaise, et demande l'attention des personnes présentes : Elena cède sa place au parlement et Inna se présente pour la remplacer.
Le lecteur retrouve Inna Shevchenko avec une réelle impatience : elle a quitté sa ville natale, et intègre l'université à Kiev, une ville de plus de deux millions et demi d'habitants à l'époque. Il commence par découvrir l'introduction de la Femen qui évoque plusieurs facettes du récit : la nécessité de s'indigner et de protester, l'expérience unique de la vie et de la lutte de la première génération d'ukrainiens après la chute de l'URSS, les raisons qui ont poussé une jeune ukrainienne à rejoindre un groupe d'activistes. Son horizon d'attente est donc composé d'une reconstitution historique fidèle. Il retrouve les dessins un peu simplifiés, mais l'artiste ne renâcle pas à réaliser des images plus exigeantes en termes descriptifs quand la scène le requiert. C'est d'ailleurs le cas avec la page d'ouverture : un dessin en pleine page montrant le bâtiment de l'université clairement représenté, avec les bâtiments autour dont les détails s'estompent au fur et à mesure que leur distance à l'université augmente. Dans la page suivante, le lecteur retrouve la sensation de l'amphithéâtre avec les gradins correspondant. Ainsi, il peut se projeter dans différents lieux : le petit appartement grisâtre de Katya & Inna, le riche appartement de Roman avec même une grande terrasse, le club de strip-tease avec son ambiance un peu glauque du fait du faible éclairage, le salon étonnamment spacieux de l'université où la professeure s'entretient avec Inna, le grand bureau qu'Inna partage avec Ludmila Pavlova à la mairie, l'appartement plus grand où elle emménage grâce à son salaire, la pièce sinistre où se déroule l'avortement clandestin. Ces lieux sont représentés avec assez détails pour être convaincants même si le lecteur aurait apprécié des dessins avec un niveau descriptif comportant plus de détails. Par exemple, les murs de l'appartement de Katya & Inna sont surtout habillés par une mise en couleurs à l'aquarelle maronnasse, sans qu'il soit possible de juger de l'état d'insalubrité. Ou encore le bureau à la mairie ne comporte aucune information visuelle sur les accessoires et les outils de bureau.
Comme dans le premier tome, l'artiste sait insuffler de la vie dans chacun des personnages, les rendre plausibles et animés par des émotions. Il n'y a pas d'exagération romantique pour faire d'Inna une héroïne incarnant le courage, ou de Katya une victime formidable, ou de la professeure Valentina Davilovna une méchante mesquine et méprisable. De même, le dessinateur ne porte pas de jugement de valeur sur les clients du club pour homme. Cela n'empêche pas de voir que les unes et les autres éprouvent des émotions, de ressentir leur état d'esprit, tout ce qui génère de l'empathie. Le lecteur peut voir la soif d'apprendre sur le visage d'Inna, et la force de ses convictions. Il s'arrête en regardant une stripteaseuse défendre avec véhémence son droit à faire usage de son corps comme elle l'entend, face à Inna qui veut la convaincre qu'il s'agit d'une exploitation inique. Ce moment (page 26) se déroule avec un naturel confondant, et ce n'est qu'après que le lecteur comprend ce qui vient de se jouer, mesure toute l'ambiguïté de la scène : Inna ne peut pas décider pour les autres, mais la danseuse n'a peut-être pas conscience de la nature systémique de l'exploitation qu'elle subit, qu'elle n'a pas vraiment choisie. Cette sensibilité graphique permet de de restituer toute la force des scènes délicates comme la présence obscène du propriétaire dans l'appartement de Katya et Inna, ou la scène horrifique d'avortement clandestin où pourtant rien n'est montré de manière explicite.
Mais quand même… le lecteur repense à cette petite phrase de l'introduction : cette histoire est également enrichie de personnages, de lieux et de scènes de fiction. Voilà un curieux choix : alors que le lecteur pensait lire une pure biographie, il y a une part d'autofiction. Le lecteur vérifie sur la quatrième de couverture : il y est bien mentionné que ce récit écrit à la première personne raconte l'enfance et l'adolescence de la génération post-soviétique en Ukraine, inspirées par l'expérience personnelle d'Inna Shevchenko. Cette mention figurait déjà au dos du premier tome. Cela n'enlève bien sûr rien à l'engagement de cette femme, ni à la validité du récit. Même s'il a été quelque peu aménagé à des fins de dramatisation ou de clarté, il fait état d'une société malade. Le lecteur est ulcéré en découvrant le sort que ladite société réserve à ses étudiantes, aux conditions de vie qui les attendent en particulier les logements, aux profiteurs à l'affût, que ce soit le propriétaire lubrique, l'élu concerné par sa carrière, ou la fonctionnaire prévaricatrice.
Même si tout n'est pas authentique, le scénario présente la même retenue que la narration visuelle. Il n'y a pas de grands méchants, il n'y a pas de criminels immondes ou caricaturaux. Ce qui fait froid dans e dos, c'est la banalité de ce qui est décrit. Les forts profitent un peu des faibles en toute impunité, parce que c'est le système qui veut ça. Le propriétaire de l'appartement ne contraint pas les locatrices à des faveurs sexuelles en lieu et place du loyer : il le propose comme un arrangement raisonnable. Il est écœurant et en même temps il est visible qu'il trouve ça normal. Chacun essaye d'améliorer sa situation comme il peut. Dans le même temps, c'est la même société qui voit la naissance d'un mouvement comme les Femen. Une professeure d'université effectue un cours sur les suffragettes de l'organisation créée en 1903 au Royaume Uni. Une copine offre un livre de la féministe révolutionnaire de Lessia Oukraïnka (1871-1913) à Inna. La dernière séquence montre l'existence d'une bande organisée de Hell's Angels. Indépendamment de ce qu'il aurait souhaité comme degré de véracité d'une biographie, le regard du lecteur a changé sur Inna Shevchenko, grâce à une description convaincante du système social dans lequel peut naître un mouvement comme celui des Femen.
Avec la participation d'Inna Shevchenko, Thomas Azuélos et Simon Rochepeau donnent à voir le parcours de la jeune femme qui a décidé de rejoindre le groupe d'activistes des Femen, alors qu'elle fréquente l'université à 23 ans. Même s'il est venu avec des a priori bien tranchés sur ce que doit être une biographie, il est convaincu par l'évocation de la société ukrainienne à cette époque, à la fois grâce à la narration visuelle simple et juste, à la fois par les différentes étapes de la prise de conscience d'Inna, et le seul moyen qu'elle peut envisager pour protester et hurler son indignation.
J'ai l'impression que l'on retrouve - que tu as retrouvé, en tout cas - un peu les mêmes défauts que dans le premier tome, surtout la quantité de détail décidément très aléatoire.
RépondreSupprimerPuissante et incroyable, la scène avec les billets dans la copie. Si on me l'avait racontée, j'aurais jugé cela exagéré et n'y aurais pas cru. Ce qui me choque n'est pas la corruption en tant que telle, mais la façon ouverte dont ça se fait, devant tout le monde, avec un mépris total d'un côté et une acceptation sans complexe de l'autre.
Questions : que se déroule-t-il dans la suite de l'album ? Jusqu'à quand va la narration ? Parce que je lis que le mouvement Femen a été créé en 2008, date à laquelle commence cet album avec la protagoniste qui est sur les bancs de la fac.
J'ai également été sensible à cette forme d'acceptation : c'est ainsi que fonctionne cette société corrompue et il faut savoir vivre avec, la simple résignation n'étant pas suffisante.
SupprimerLa suite de l'album : Inna Shevchenko réalise une enquête sur la prostitution dans le cadre de ses études à la fac, elle lit Lessia Oukraïnka, elle travaille pour la mairie (une enfant de la Révolution Orange) constatant une autre forme de corruption, elle voit passer des Femen dans la rue et discute avec elles. Elle doit démissionner de son poste à la mairie parce qu'une autre collègue fait état de sa participation à des manifestations Femen. Le tome se termine le 24 août 2010, lors d'une manifestation Femen à l'occasion de la fête de l'indépendance : Inna Shevchenko et devenue une Femen à temps complet.
C'est noté, merci de ces précisions.
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