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mercredi 12 mai 2021

Le Maître Chocolatier - Tome 3 - La Plantation

Goûtez-moi ce Forastero du Venezuela.


Ce tome fait suite à Le Maître Chocolatier - tome 2 - La Concurrence (2020). Comme il s'agit d'une trilogie, il vaut mieux avoir commencé par le premier tome et les avoir lus dans l'ordre. La première édition date de 2021. Il est coécrit par Éric Corbeyran et Bénédicte Gourdon, dessiné et encré par Chetville (Denis Mérezette), avec une mise en couleurs réalisée par Mikl. Il s'agit d'une bande dessinée comptant 62 planches.


Dans l'atelier de la boutique Bar à Chocolat, Manon est en train de préparer des pralinés : faire fondre le chocolat, le verser dans un moule, gratter le surplus, chasser les bulles, évacuer le trop-plein de chocolat, racler et mettre au frigo, caraméliser les fruits secs, remplir les coques avec, replacer au frigo, refermer les coques, enfin démouler les petits carrés. Manon est très satisfaite du résultat obtenu, et Alexis Carret la félicite mais elle voit bien qu'il n'est pas entièrement convaincu. En fait, il lui indique qu'il faut passer à des outils plus professionnels comme le cadre, la guitare et la fontaine à chocolat. Il ajoute qu'il est à la recherche d'une idée innovante qui leur permettrait de se démarquer de la concurrence, autre que les pralinés, les ganaches, les tablettes et même les sculptures. Pour lui, le chocolat, c'est le goût pas la forme. Le goût, il n'y a que cela pour se différencier des autres, le goût uniquement. Il ressent avec acuité qu'ils ne maîtrisent aucun des facteurs essentiels qui déterminent ce qui sort de leur boutique. Ils sont tributaires des fournisseurs qui leur proposent leur palette de produits. Mais finalement, ils sont toujours dépendants de choix qui sont faits par d'autres. Pour eux, l'idéal serait de rencontrer des producteurs, d'échanger avec eux, de discuter des particularités de leurs fèves, de leur façon de cultiver les cacaoyers, de leur environnement, du terroir, etc., de visiter l'un des 45 pays producteurs de cacao. Ils se rendent compte que ni l'un ni l'autre n'a jamais voyagé.


Le même soir, Clémence rentre chez elle à pied en tenant sa fille Ahinoa par la main. Elle entend quelqu'un qui l'appelle par son prénom : Karen se tient dans l'ombre d'une porte cochère, avec un œil au beurre noir. Elle a quelque chose à lui dire à propos de Ben. Le lendemain, en Côte d'Ivoire, Édouard Carret et son adjoint Walter visitent une plantation de cacaoyers. Le premier interpelle un enfant avec un plateau de cabosses sur la tête, et lui fait observer qu'il en a laissé une sur l'arbre où il vient de les cueillir. L'enfant répond qu'elle n'est pas tout à fait assez mûre. Le responsable de la cueillette vient à son aide en expliquant qu'effectivement elle serait trop amère. Walter insiste et donne l'ordre de la cueillir, en sachant que de toute façon, en usine ils ajouteront 80% de sucre pour faire passer l'amertume. Une heure plus tard, Walter au volant de la voiture les a ramenés à Abidjan. Édouard remarque qu'ils ne se dirigent pas vers l'hôtel : effectivement Walter l'emmène dans la rue des prostituées car ils ont une après-midi de libre et ils peuvent en profiter pour passer du bon temps. Le même jour à Bruxelles, Clémence est installée dans l'un des fauteuils du salon d'Alexis et lui rapporte ce que Karen lui a expliqué. Benjamin Crespin, leur associé, est séquestré par les hommes de main de monsieur Logan, et il est vraisemblable qu'il ait trempé dans des affaires louches. Alexis a du mal à en croire ses oreilles et est prêt à mettre en doute la parole d'une droguée.



Quel plaisir de retrouver ces personnages ! Manon est toujours agréable et souriante, contente d'apprendre, de faire, de s'investir dans une relation constructive avec Alexis. Le dessinateur représente une jeune femme alerte, souriante, habillée simplement. Alexis Carret continue d'aller de l'avant avec son entreprise. Il ne s'agit plus pour lui de simplement exercer son art, mais aussi de faire vivre sa boutique. Les coscénaristes savent faire apparaître sa motivation plus profonde avec son projet de faire mieux que des bons chocolats, mieux que la concurrence, en proposant des produits d'exception. Clémence apparaît un peu plus âgée que Manon, avec des gestes plus en retenue, des expressions de visage plus mûres, marquées par l'inquiétude, des tenues plus sophistiquées. Benjamin Crespin est toujours aussi séduisant, avec un petit air enjôleur, mais aussi un visage plus dur quand il est poussé dans ses retranchements par Alexis. Alors qu'il pouvait trouver que les personnages n'étaient pas très développés dans les 2 premiers tomes, le lecteur se rend compte qu'ils ont chacun leur caractère. Ils n'ont jamais été interchangeables, mais ici, c'est aussi une évidence que leur comportement est dicté par leur personnalité, et qu'ils ne sont pas juste unidimensionnels.


L'image de couverture annonce explicitement que le personnage principal va se rendre dans une plantation de cacaoyers. C'est bien sur l'occasion d'en apprendre plus sur cette composante de l'industrie des chocolats belges. Dans les deux premiers tomes, le lecteur avait également l'impression que les auteurs se contentaient d'une vulgarisation superficielle un peu légère sur la chaîne de production. Il se rend compte qu'il n'avait peut-être pas tout à fait bien mesuré la réalité des informations qui étaient présentes. Il s'en rend mieux compte avec la scène d'ouverture au cours de laquelle Manon prépare des pralines. En un peu plus d'une page, il a tout suivi, de manière claire, avec une complémentarité exemplaire entre texte concis, et images montrant clairement le travail. Il retrouve la même qualité de vulgarisation lors de la visite de la plantation du professeur. D'un côté, c'est toujours présenté de manière simple et un peu gentille. D'un autre côté, il s'agit de 5 pages allant de l'irrigation des cacaoyers dans le verger, à au séchage lent des fèves après fermentation, avec un tri à la main avant expédition. En outre, il a droit à un petit complément quand Alexis se rend chez le torréfacteur installé à Avignon, avec deux pages d'explication supplémentaire. Pendant la séquence de visite du verger, le lecteur apprécie à nouveau la qualité de la mise en images de Chetville. Il est évident que les 3 auteurs se sont coordonnés, et que l'artiste a effectué un sérieux travail de recherche de références. Le lecteur accompagne Alexis et Benjamin dans ce tour du propriétaire, en écoutant avec intérêt leur guide Bao Ngoc, tout en regardant autour de lui, et observant les réactions de deux acheteurs potentiels.



Tout du long de ce troisième tome, le lecteur apprécie la qualité de la narration visuelle, épaté par son évidence et son humilité discrète. De temps en temps, il ralentit sa lecture pour mieux apprécier une case, sans forcément sans rendre compte. Chetville donne l'impression de réaliser des dessins faciles, à la lisibilité immédiate, sans rien de remarquable. Pourtant sous un dehors tellement classique qu'il en est presque académique, il réalise une narration visuelle d'une grande qualité. L'artiste promène le lecteur dans des lieux très différents qui semblent tous plausibles, cohérents, conformes à la réalité, sans le vernis clinquant d'une brochure de tourisme : le laboratoire de cuisine au-dessus de la boutique de chocolat, la plantation de cacaoyers en Côte d'Ivoire avec les enfants en train de travailler, l'immeuble mal entretenu où est séquestré Ben, le pavillon de luxe de la famille Carret, la superbe vue depuis le balcon de la chambre d'hôtel à Hô Chi Minh-ville, la plantation artisanale du professeur, le restaurant très convivial à Bên Tre, les deux pages (40 & 41) de tourisme au Vietnam, et bien sûr les rues de Bruxelles. S'il le souhaite, le lecteur peut prendre le temps de regarder plus dans le détail ces passages, et il éprouve la sensation de faire un tourisme calme qui ne se focalise pas sur une liste d'éléments spectaculaires à voir à tout prix, mais plus sur des lieux de vie.


Le lecteur se rend compte que sa réaction est identique concernant le scénario : sympathique, peut-être un peu mièvre par moment. Il prend conscience qu'il a confondu gentillesse et fadeur. Certes, les personnages ont tendance à se montrer prévenant les uns envers les autres, et à affronter les difficultés avec un optimisme certain. Mais quand même, les coscénaristes savent se servir des conventions du récit de genre Aventure, mettant en scène une séquestration, une opération de libération un peu légère, des casseurs de vitrine, deux passages à tabac (une victime finissant à l'hôpital), l'assassinat d'une personne dans son lit, un enlèvement en pleine rue, un chantage et même l'explosion d'un bateau de plaisance. On est loin d'un récit florianesque et aseptisé. À bien y regarder, il est également possible de relever une ou deux remarques économiques, et même une de nature politique. Comme dans le tome précédent, les auteurs glissent une petite pique sur l'industrie agro-alimentaire qui n'a à l'esprit que les bénéfices, sans aucune considération pour le goût (on rajoutera du sucre), ni pour la main d'œuvre employée (des enfants). En fonction de sa sensibilité, le lecteur peut se retrouver fort surpris du traitement très pragmatique du personnage du professeur qui s'est fait justice lui-même et qui est présenté sous un jour positif, de l'usurier qui n'est pas puni, ou encore du régime communiste liberticide, mais assurant une forme de bien-être de ses citoyens, décidément pas un récit naïf.


Ayant lu les deux premiers tomes, le lecteur est acquis d'avance au travail des auteurs pour le troisième, s'apprêtant à un récit sympathique, et vaguement peinard. Il retrouve le grand professionnalisme de Chetville dont les pages sont si évidentes et claires, qu'il pourrait passer à côté de leur richesse et de leur maitrise. Il prend conscience, que loin de se reposer sur leurs lauriers, les coscénaristes maintiennent les qualités de leur narration : relations entre des personnages adultes, dimension vulgarisatrice sur le chocolat, aventures avec des risques réels et des conséquences, et pragmatisme intégrant le principe de réalité par opposition à des idéaux purs et plus adolescents. Le récit révèle également des saveurs inattendues grâce à l'effet cumulatif des éléments déjà présentés dans les tomes précédents.



6 commentaires:

  1. "Quel plaisir de retrouver ces personnages !" : Ça, pour moi, c'est une émotion qui est au cœur de toute bonne série de bande dessinée. Quelques exemples particulièrement réussis me viennent en tête, dont "Blake et Mortimer", "Barbe-Rouge", ou "Alix". Le plaisir n'est pas le même côté comics, sans doute à cause des chaises musicales des équipes artistiques.

    "Florianesque" : Un mot que je n'avais encore jamais entendu et que je ne connaissais donc pas. À l'occasion, il faudra que je le replace ☺, même s'il ne figure pas dans le Larousse, qui reste ma référence lorsque je relis et corrige mes articles.

    Concernant les piques envers l'agroalimentaire et le système productif ivoirien, je me demande quelle en a été ta perception. Dirais-tu qu'il s'agit de piques gentillettes, pour la forme, histoire d'être politiquement correct ? Dirais-tu qu'elles sont surfaciques parce qu'elles s'éloignent du sujet ? Ou sont-elles suffisamment explicites pour que le lecteur s'arrête et y réfléchisse ?

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    1. Le plaisir n'est pas le même côté comics : oui, pareil pour moi, surtout avec les décennies qui passent et des interprétations tirant chaque personnage ou équipe à droite à et à gauche (pour ne pas dire dans tous les sens) à la recherche d'une nouvelle formule qui rencontrerait le succès.

      Je ne sais plus dans quelle lecture j'ai rencontré florianesque, mais j'ai tout de suite su que je le recaserai quelque part. :)

      Les piques : oui, ça reste très en surface. Je présume que le cœur de cible de cette bande dessinée est un jeune adolescent, et qu'il s'agit d'évoquer le chocolat de manière très vulgarisée, un premier contact avec d'autres aspects que la simple tablettes, ou les éclats de chocolat (ou ce qui passe pour du chocolat) dans des gâteaux. Le récit repose sur le gentil artisan avec des bons produits qui essaye d'exister face aux grosses multinationales dont le seul objectif est le bénéfice, en sacrifiant la qualité du produit. Mais, à mes yeux, c'est un peu plus que politiquement correct, parce que cet aspect de l'industrie agroalimentaire est évoqué, et le lecteur adulte a conscience qu'il y a une réalité derrière, que c'est un point de vue humaniste, ce qui semble correspondre au peu que je connais d'Éric Corbeyran. Dans le même temps, ça a un peu un goût de formule toute prête, sensation peut-être générée par le fait d'avoir lu peu de temps auparavant que Corbeyran a passé la barre des 400 scénarios de BD publiées en 2020, ce qui fait de lui un artisan très prolifique qui sacrifie peut-être parfois un peu la qualité à la quantité. Quoi qu'il en soit vraiment, j'ai été content de ma lecture et j'en ressors sans regret : les dessins très fades en surface, et très fournis à la lecture (un maître artisan), les personnages sympathiques sans être parfaits, la forme de sitcom bien tournée, avec des faiseurs compétents.

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    2. Merci d'avoir partagé ces arguments, qui confirment ce que je pensais.

      J'ai vu que Corbeyran (je n'ai encore jamais rien lu de lui) avait écrit "Châteaux Bordeaux" ; je cherche souvent une bonne série sur le vin, mais n'en ai pas encore trouvé de satisfaisante. De ce que tu énumères ici comme marques de fabrique de cet auteur-là, je pense qu'il a appliqué la même recette que celle du "Maître chocolatier" à sa série sur le vin - ou vice versa.

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    3. Il a écrit Château Bordeaux, mais aussi Bodegas sur les grands crus espagnols, In vino veritas sur les vins italiens. Il est possible que ces séries soient plus consistantes que celle sur le chocolat car il me semble être un véritable amateur de vins.

      L'une des grandes séries de Corbeyran est Le chant des Stryges. J'avais également énormément apprécié son devoir de mémoire sur la catastrophe du barrage de Malpasset. Du coup, je ne mettrais pas toute sa production dans le même niveau de qualité.

      Sans aucun rapport : je suis le fil facebook de Renaud (dessinateur de Jessica Blandy) et il a annoncé qu'il allait fêter ses 85 ans.

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    4. Une belle longévité, d'autant qu'il dessine encore plus ou moins, ou alors cela fait peu de temps qu'il a arrêté.

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    5. Sur Facebook le 16 mai 2021, il a annoncé son dernier album : Blousés

      https://www.facebook.com/renauddenauw/photos/a.2281120618797259/2967585196817461/

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