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mardi 27 août 2024

La peau de l'ours T02

La vie est belle. Mais le sait-elle ? Le sait-elle vraiment ?


Ce tome fait suite à La Peau de l'ours - Tome 1 (2012) qu’il n’est pas indispensable d’avoir lu avant. Son édition originale date de 2020. Il a été réalisé par Zidrou (Benoît Drousie) pour le scénario, et par Oriol (Oriol Hernàndez Sànchez) pour les dessins et les couleurs. Il comprend soixante-deux pages de bande dessinée.


Un soir, dans le cinéma d’une ville d’Italie, le projecteur fonctionne illuminant l’écran tout de blanc. Dans la salle, un seul spectateur : Andrea Montale. Il attend et il écoute sa petite voix intérieure qui lui dit : Il viendra. Seul. Par-derrière, comme toujours. Un sourire gourmand aux lèvres. Il viendra. Posera ses yeux sur la nuque. Le dos. Pas un mot. Au mieux un soupir. Une histoire faite de silence qui, bientôt, retournera au silence. Une balle. On n’a encore rien inventé de mieux pour dire adieu aux secrets qui nous tourmentent. Mais l’oubli est un privilège accordé aux seuls vivants. Les morts, eux, se souviennent. C’est même le pire de leurs tourments. Un coup de feu retentit mettant un terme à ses pensées. Quelques années plutôt dans une région naturelle de l’Italie, un homme dit le fond de sa pensée, à Montale le père d’Andrea. Il explique qu’il a grandi du côté de Biccari, et c’est là que son grand-père lui a appris une règle fondamentale. Il l’énonce : il ne faut jamais s’aviser de faire son fromage avec le lait du voisin, jamais ! il faut rester bien peinard sur son bout de pâture, avec ses chèvres et ce qui leur sort des pis. Sinon la montagne ne sera pas assez grande pour se cacher, et l’écho sera trop content de répéter le claquement sec de la détonation qui le butera. À ses pieds, Montale, gît mort, assassiné par balle.



Le tueur continue : Montale pourrait le remercier, car grâce à lui, le défunt ne verra pas sa femme lui servir de chèvre. Puis il s’approche de la mère et lui propose un marché : soit une relation sexuelle avec elle, soit avec son fils Andrea qui assiste figé à la scène. Elle accepte de se faire violer pour préserver son fils, et l’autre homme de main oblige Andrea à regarder l’agression de sa mère. Avec le recul, en son for intérieur, il se dit que l’enfance était son élément naturel, il n’était pas fait pour devenir adulte, d’ailleurs le deviendrait-il jamais un jour ? Il repense au trajet en Alpha Romeo pour aller piqueniquer du côté de Spiagge, au sourire de sa mère. Il se souvient d’avoir pensé à cet instant : La vie est belle, mais le sait-elle ? Le sait-elle vraiment ? Une fois les deux agresseurs partis, la mère se relève, et elle s’approche de son fils à qui elle décoche une gifle. Puis elle se dirige vers le bord de la falaise, et se suicide en se jetant dans le vide, sous les yeux de son fils. Son chapeau est emporté par le vent qui le dépose à côté de celui de son père, à proximité de la nappe du pique-nique. Un peu plus tard, les deux agresseurs sont de retour avec le parrain surnommé Orso, tout habillé de blanc, qu’ils sont allés réveiller pendant sa sieste. L’un explique que la situation leur a quelque peu échappé des mains. Orso ironise : encore heureux qu’elle ne leur ait pas complètement échappé des mains, sinon tout Lecce y passait.


S’il a lu le premier tome, le lecteur retrouve des caractéristiques similaires, à commencer par un ton de narration évoquant celui du polar ou du roman noir, marqué par une forme de fatalité, de désenchantement et d’ironie amère. Il rapproche également le costume blanc de Vittorio Damniani (surnommé Orso) au costume blanc de Don Pomodoro dans l’histoire précédente, le mot Ours (même si précédemment il s’agissait de l’animal), l’histoire d’amour cachée du père, un parrain dans le crime organisé dans les deux récits, l’exécution d’un être cher sous les yeux d’un jeune adolescent qui va être pris en tutelle par le parrain jusqu’à être adopté dans sa famille, et bien sûr la vengeance. Il apprécie de retrouver également la palette de couleurs si personnelle de l’artiste. L’histoire se déroule dans la campagne italienne et dans une petite ville : la séquence de l’agression présente des teintes chaudes et lumineuses, en décalage total : le beau bleu du ciel, le rouge chaud de la nappe, et les ombres de feuilles des arbres se projetant dessus. L’arrivée à la demeure familiale des Damiani met en valeur le blanc des fleurs dans les haies bordant l’escalier aux longues marches, le violet de la plante grimpante recouvrant une façade. Les séquences de plage sont l’occasion d’admirer le bleu du ciel rehaussé par des nuages paresseux, les reflets émeraudes de l’eau. L’artiste joue avec les couleurs se reflétant dans les canaux de venise pour des motifs abstraits hypnotiques, entremêlant orange, vert et bleu. Le rouge des tentures de la maison close est aussi humide que englobant.



La couverture de ce tome semble répondre à celle du premier : elle donne l’impression que le lecteur tient le pistolet enfoncé dans la bouche de la victime, l’inverse du pistolet qui était braqué sur lui pour le tome un. Il s’attend également à retrouver les exagérations nasales propres à cet artiste : il découvre qu’Oriol est revenu à des proportions anatomiquement plus justes. Pour autant, d’autres particularités anatomiques ont fait leur chemin, la plus prédominante étant l’absence de traits de visage. Cela commence discrètement en page neuf où l’ombre portée de son chapeau marque totalement les yeux de la mère d’Andrea. Ce phénomène devient plus marqué en page dix-sept quand Orso présente sa famille à l’adolescent : chacun des yeux, le nez et la bouche sont marqués juste d’un trait chacun sur les visages du père, de son épouse et de ses deux enfants, le lecteur suppose qu’Andrea ne les distingue pas bien encore sous le coup du traumatisme du sort horrible de ses parents. Cela devient patent lors de la séance au cinéma où, assis à côté d’Aurelio, le visage d’Andrea ne comporte pas ses yeux, ce qui rend son visage totalement indéchiffrable, comme si le personnage lui-même était incapable de dire ce qu’il ressent. Et ça semble contagieux puisque Natalia assise de l’autre côté de son frère arbore elle-aussi un visage comme gommé. En fonction de la situation, cela peut s’interpréter comme l’incapacité à définir l’émotion ressentie, ou comme la remontée d’un traumatisme prenant le dessus sur tout autre émotion, ou encore comme un refoulement de ses émotions pour conserver un comportement social acceptable.


Le lecteur se rend compte qu’il se sent très proche des personnages, pouvant se faire une idée de leur état d’esprit, ressentant leur moment de plaisir, que ce soit le plaisir physique d’une relation amoureuse, l’assurance d’Orso dirigeant ses affaires criminelles par un usage libéral de la violence, le plaisir de la lecture pour Natalia avec L’art d’aimer, d’Ovide (-43 à 17), le contentement d’Ornella Damiani en trouvant un occupant pour la chambre de son jeune enfant défunt. Il apprécie également de pouvoir suivre les personnages dans chaque lieu : la salle obscure du cinéma avec ses profonds fauteuils, le site paradisiaque pour le piquenique (avant l’arrivée des deux hommes de main), le magnifique jardin de la demeure des Damiani, la plage et son eau turquoise, la chambre dans laquelle une prostituée emmène Andrea pour ses seize ans, la plantation d’amandiers. L’artiste a l’art et la manière de faire se mouvoir son registre graphique entre la description, l’impressionnisme et l’expressionnisme, avec élégance et le sens de la cohérence. Chaque scène bénéficie d’un plan de prises de vue particulier, rendant aussi bien les conversations intéressantes, que les plans fixe d’Aurelio et Andrea allongés sur le sable, ou les démonstrations horribles de violence.



Le scénariste reprend les conventions d’un polar, d’une histoire de gangster avec intelligence : règlements de compte, exécution sommaire, intégration dans la famille, déferlement de violence, à chaque fois en correspondance avec la personnalité de ceux présents, ou de ceux agissants. En particulier, le lecteur en vient vite à redouter les démonstrations de violence par Orso. Il explique sa façon de penser à Andrea : la vie, c’est comme cette amande : tout doux, tout soyeux par dehors. Si on veut manger le fruit qu’il y a dedans, il n’y a qu’une seule solution. La violence ! C’est comme ça : pour jouir du meilleur de la vie, faut montrer que c’est pas des noisettes qu’on a dans le fond du pantalon. Plus tard, il développe autrement sa pensée : On ne respecte vraiment que ce que l’on craint. Or, qu’est-ce qui plus que tout engendre la peur ? La souffrance ! Avec lui, le sadisme des tortures, aussi bien physiques que psychologiques, devient une démonstration de professionnalisme et d’efficacité, jusqu’à en provoquer des haut-le-cœur chez le lecteur. Dans le même temps, ce récit constitue également deux belles histoires d’amour, à haut risque car interdites, l’une consommée, l’autre refoulée. D’ailleurs, un personnage fait observer que : Dans toute histoire d’amour, il faut un perdant, pas vrai ? La première scène d’amour physique, pages quarante et quarante-et-un, donne lieu à des caresses d’une grande sensualité.


Après avoir terminé la dernière page, le lecteur repense aux principaux personnages, et au titre. Il ne faut pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué. Bien évident, cela s’applique à Vittorio Damiani surnommé Orso pour son goût du miel. Cela s’applique également à Aurelio, Natalia et Andrea, chacun à la recherche du bonheur au travers d’une relation amoureuse, et ils ne devraient pas estimer l’avoir conquis, avant de s’être assuré de sa pérennité. Le lecteur se rend compte qu’au-delà des similitudes de forme avec le récit du premier tome, celui-ci s’avère fort différent sur le fond, à la fois dans sa conclusion, à la fois dans ses enjeux.


Une histoire de gangster bien tournée, à la fois par sa narration visuelle personnelle et savoureuse, à la fois par cet usage de conventions de genre mises qui leur donne toute leur saveur, et qui les adapte à ce récit spécifique, du cousu main. Le lecteur se prend tout naturellement d’amitié pour Andrea Montale traumatisé par le meurtre de ses parents sous yeux, pour le bel Aurelio si séduisant, pour la brave Natalia et sa capacité d’adaptation aux contraintes, plus brièvement pour Ornella Damiani en mère de famille à la sensibilité futée, et il éprouve des difficultés à ne pas accorder un minimum de sympathie spontanée à Orso, pourtant un ignoble bourreau. Des auteurs qui maîtrisent les codes du genre Gangster pour réaliser un récit émouvant et touchant.



mardi 13 août 2024

La peau de l'ours T01

Les bandits font rêver, pas les gentils.


Ce tome est le premier d’un diptyque. Son édition originale date de 2012. Il a été réalisé par Zidrou (Benoît Drousie) pour le scénario, et Oriol (Hernandez Sanchez) pour les dessins. Il comprend soixante-deux pages de bande dessinée. Ces créateurs ont également réalisé ensemble Les 3 fruits (2015), puis Natures mortes (2017).


Dans la petite île de Lipari, Amadeo a pris son vélo pour se rendre chez Teofilio don Palermo qui habite une maison isolée sur la colline. Il passe devant Silvana, une belle adolescente qui l’attend au sommet de la première montée, avec sa jupe relevée, lui dévoilant ainsi sa culotte. Il pousse son vélo devant lui, tout en lui disant Non pour la deux mille trois cent quarante-quatrième fois : il doit aller lire son destin à Don Palermo, et il lui intime de baisser sa jupe car elle va finir par attraper un rhume de l’albicocca. Il s’éloigne, alors qu’elle reste sur place et qu’elle rabaisse sa jupe. Il arrive chez Don Palermo qui est assis sur une chaise avec des coussins sur sa terrasse, face à la mer. En octobre, sur l’île de Lipari, le soleil ne semble jamais vraiment pressé de grimper tout en haut du ciel. Amadeo arrive enfin, en s’excusant de son retard, il a crevé, comme pour changer. Son hôte relativise : en avance, en retard, avec le temps Amadeo apprendra que tout cela est relatif. Et qui sait ? En crevant ce pneu lui a peut-être sauvé la vie… Don Palermo fait observer que le seul inconvénient est que le café qu’avait préparé Laura la tante du jeune homme doit être tiède à présent. Amadeo va le faire réchauffer, ils papotent, l’adolescent évoquant Silvana. Puis il fait ce pour quoi il est venu : lire son horoscope au vieil homme. Taureau. Travail : pourquoi toujours viser la première place ? Inutile de vouloir rafler toutes les médailles d’or : laissez-en aux autres. Santé : ménagez-vous un peu. Évitez les excès. Limitez vos sempiternelles sorties jusqu’aux petites heures du matin. Amour : à force de foncer tête baissée, vous risquez de passer à côté de l’amour de votre vie.



Don Palermo soupire : ce n’est donc pas encore pour aujourd’hui. Amadeo s’étonne que le vieil homme espère le grand amour à son âge. Son hôte répond qu’en amour, il n’y a pas de date de péremption. Il n’est jamais trop tard pour tomber amoureux. Ni trop tôt d’ailleurs… D’ailleurs lui était plus jeune quand une fille lui a mis le cœur à l’envers pour la première fois. Pendant qu’Amadeo répare sa roue, il commence à raconter son histoire. Enfant, il travaillait dans un cirque. Ce n’était pas Barnum loin de là, plutôt le genre de petit cirque familial, avec le ciel pour unique chapiteau… Le magicien de service, c’était son père. Le genre de magicien qui, en réalité, a toujours rêvé de devenir trapéziste. Un désastre, quoi ! Le seul tour qu’il ait réussi de sa vie fut de disparaître un jour comme ça. Pouf ! Sans laisser de trace ! La mère de don Palermo, qui était une femme pragmatique, s’est remise avec le fakir. Ce n’est que quelques jours plus tard qu’il a compris que la disparition de son père n’avait rien de magique. Tous les sabres du fakir n’étaient pas truqués.


Le titre renvoie automatiquement au proverbe : Il ne faut pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué. Une petite île italienne en mer Tyrrhénienne, une histoire de gangster dans la deuxième moitié des années 1930 à Stonefield sur la côte Est des États-Unis. Les auteurs maîtrisent bien les conventions de genre : exécution sommaire, usage d’une violence sadique, tuerie en pleine rue, vengeance disproportionnée, code de l’honneur très idiosyncrasique, règne de la terreur, etc. Don Palermo raconte son histoire : encore jeune adolescent, il se retrouve pris en charge par Don Pomodoro, le parrain le plus important de la ville, pour une histoire d’ours. Une nuit, il s’était endormi enfant, il s’est réveillé avec le sale goût dans la bouche qu’on a quand on est adulte. Belle formule, et le scénariste fait la preuve à plusieurs reprises qu’il sait tourner une phrase pour obtenir un effet de fatalité ironique. Même s’il décontenance par certains partis pris graphiques très personnels, l’artiste utilise également les conventions du genre Gangster & Crime organisé, avec intelligence et originalité. Coup de feu à bout portant sur la tête de la victime avec du sang qui gicle et qui tache, angoisse des individus qui se tiennent devant Don Pomodoro du fait de son caractère psychotique, passage à tabac dans une ruelle tellement moche que les autorités ne s’étaient pas donné la peine de lui donner un nom, explosion d’une bombe sur un navire de plaisance, énucléation.



Dès la couverture, le lecteur découvre le choix particulier de l’artiste pour les nez : ici, un long et fin cylindre qui semble comme répondre au canon du revolver pointé droit vers lui. Celui d’Amadeo est juste un peu grand et assez pointu en son extrémité. Celui de Teofilio don Palermo pointe très fortement vers le bas. Celui de Don Pomorodo est allongé tout du long du récit, comme sur la couverture, évoquant le nez allongé de Pinocchio. Celui du barbier du Don est normal. Celui de la Vedova (veuve) est à nouveau très proéminent et aquilin. Celui de Mietta présente des proportions anatomiquement classiques, ainsi que ceux des personnages secondaires ou anonymes. En outre, le dessinateur en accentue la couleur, plus rouge que celle du reste de la peau. Au fil des pages, le lecteur relève d’autres jeux avec les proportions : les bras très fins (ceux d’Amadeo sont plus fins que ses doigts) dans lesquels il n’y a pas assez de place pour mettre un humérus, un cubitus ou un radius, des jambes tout aussi fines et allongées, la couleur de peau très rouge de Don Pomodoro et ses expressions de visage quasi méphistophéliques, les mentons qui peuvent être très allongés vers le bas, les épaules parfois quasi inexistantes de Don Palermo. D’un autre côté ces libertés anatomiques forment un tout cohérent que le lecteur peut accepter en l’état, une expression visible d’une bizarrerie de la personnalité de chacun. Il apprécie également rapidement l’alliance de traits de contour très fins et cassants, avec la mise en couleur sophistiquée rehaussant chaque surface pour lui donner une consistance et une apparence qui la distingue des autres.


L’intrigue raconte une vengeance en deux temps, chacune à la fois accomplie et contrariée. Don Pomodoro a exécuté l’ours à bout portant et en a fait faire une peau (donnant ainsi un sens littéral au titre) et le montreur d’ours jure de venger son animal. Mietta, la petite fille du Don, décide de se venger du tueur, prenant tout son temps (plusieurs décennies) car la vengeance est un plat qui se mange froid. D’un côté, le scénariste raconte une histoire avec des ingrédients très classiques : exécution de sang-froid, des représailles qui ne respectent pas la loi du Talion, un Don totalement dépourvu de la moindre once d’empathie (n’hésitant pas à exécuter le barbier qui l’a coupé, ou à faire tabasser une prostituée qui s’est fait porter pâle), des trahisons en acceptant une offre de l’ennemi de son employeur (à deux reprises), des femmes subissant la volonté des hommes, etc. Le dessinateur représente de manière frontale la violence correspondante : coups de feu à bout portant, taches de sang sur le costume blanc de Don Pomodoro, nudité frontale, rapports sexuels consentis.



De l’autre côté, le cadre de la narration, Don Palermo racontant son enfance, prend la forme de discussions entre lui et un adolescent venant pour lui lire son horoscope, sur une terrasse ensoleillée, par un beau ciel bleu, dans le calme et la tranquillité. Il est régulièrement question des problèmes de vélo d’Amadeo, et le lecteur ne sait pas trop qu’elle importance accorder à cette Silvana au comportement aguicheur. Au vu des mentions répétées à Les raisins de la colère (1939) de John Steinbeck (1902-1968), et aux strips de Dick Tracy (par Chester Gould, 1900-1985), il comprend que les auteurs y font référence comme source d’inspiration, et comme hommage. Il se rend compte que la structure du récit fait se répondre des faits d’une époque à l’autre. Alors qu’Amadeo explique à Don Palermo qu’il a crevé avec son vélo, le vieil homme lui répond qu’en crevant, ce pneu lui a peut-être sauvé la vie. Sur le moment, le lecteur se dit qu’il en fait beaucoup. En page quarante-deux, il comprend le sous-entendu contenu dans cette remarque. De la même manière, il voit se répéter le motif de la trahison, mais pour des raisons différentes. Accouplés à l’ironie discrète de certains propos, cette narration participe d’une démarche littéraire, sans se prendre au sérieux, à l’instar de la narration visuelle. Pourtant au cœur de cette histoire, se trouve le thème du cercle de sang, de la spirale de la vengeance, de l’exemple que les adultes donnent aux enfants qui les prennent comme modèles et répètent les mêmes schémas comportementaux. Le lecteur s’en trouve d’autant plus attentif au dénouement, voulant connaître la conviction des auteurs : est-il possible de briser le cycle ?


Une étrange couverture qui demande un peu de temps pour être bien sûr de ce que l’on regarde. Les pages intérieures présentent le même degré de sophistication discret, tout en produisant son effet. Le lecteur s’adapte instantanément à cette narration graphique à la personnalité particulière, en dégustant ce roman noir de gangsters et de vengeances. Les auteurs maîtrisent les conventions du genre et savent les mettre à profit, leur rendre toutes leurs saveurs, et les mettre au service de leur récit. Est-il possible d’éviter de perpétuer le cercle de sang ?



lundi 3 mai 2021

Jessica Blandy, tome 22 : Blue Harmonica

Quelqu'un a troué ma mémoire.


Ce tome fait suite à Jessica Blandy, tome 21 : La Frontière (2002) qu'il n'est pas indispensable d'avoir lu avant. Cette histoire a été publiée pour la première fois en 2003, écrite par Jean Dufaux, dessinée, encrée et mise en couleurs par Renaud (Renaud Denauw). Elle compte 46 planches. Elle a été rééditée dans Jessica Blandy - L'intégrale - tome 7 qui contient les tomes 21 à 24.


À New York, un homme blanc à la chevelure brune, marche dans la rue sous la neige, en tirant quelques notes de son harmonica. Blue Harmonica s'arrête de marcher et de jouer devant monsieur Chance, seule autre personne dans la rue. Ce monsieur en habit de soirée avec un chapeau haut de forme lui demande quel air il jouait : c'était un vieil air de Muddy Waters. Chance continue : il donne un nom à Harmonica, celui de Louis Berich. L'homme se trouvera à la station Subway City Hall. Il remet un paquet à Harmonica. Ce dernier le prend et se rend à la station de métro. Elle est déserte, à part un individu affalé contre un mur sur le quai. Il vérifie que c'est bien Louis Berich, lui tire dessus à bout portant, puis jette l'arme sur les rails. Le nom de Louis Berich est apposé sur la crosse, par une petite plaque vissée. Peu de temps après une équipe de police est sur place pour enquêter avec la commissaire Douglas, et l'inspecteur Traum qui tousse un peu. Ce dernier récupère le pistolet sur les rails, et constate la présence du nom. Il reste à vérifier qu'il correspond bien à celui de la victime.


Jessica Blandy est en train de prendre son petit déjeuner dans un diner, tout en appréciant l'air d'harmonica joué à l'extérieur. Ça ressemble à du Mattias Hellerg. Elle en fait part à sa voisine qui n'avait même pas écouté. Jessica se lève et sort, regrettant de quitter cette jeune femme aux jolies jambes. À l'extérieur, le joueur d'harmonica l'aborde en lui demandant si elle s'appelle Stella Lamb. Il s'en suit un court échange au cours duquel il lui confirme que c'est bien lui le joueur d'harmonica. Elle continue son chemin, et lui le sien. Jessica Blandy se retourne en entendant le bruit d'une détonation et se met à courir vers le diner. Elle découvre le cadavre de Stella Lamb, étendu sur la neige, devant une voiture stationnée sur le parking. Un peu plus tard, assise dans le diner, elle essaye de répondre aux questions de Douglas et Traum : elle se rend compte qu'elle est incapable de décrire l'homme avec qui elle a échangé quelques mots, comme s'il y avait un trou dans sa mémoire. Le soir en s'endormant, elle constate qu'elle ne parvient même pas à se souvenir de son visage. Le lendemain, Blue Harmonica rencontre à nouveau monsieur Chance. Il lui indique qu'une femme l'a vu. Chance lui répond de ne pas s'en préoccuper, qu'elle ne se souviendra de rien, qu'elle ne figure pas dans ses listes. Il lui donne le nom d'une autre personne à abattre : Leigh Cardogan III.



La séquence d'entrée établit directement que ce récit fonctionne avec une touche de surnaturel. L'individu appelé Blue Harmonica (c'est son vrai prénom ?) est un tueur qui travaille pour un étrange monsieur Chance (c'est son vrai nom ?) qui lui donne des noms. La touche de surnaturel est confirmée avec le pistolet dont la crosse porte le nom de la victime. Ce n'est pas la première fois que le scénariste introduit un tel type d'élément. Ici, le lecteur découvre qu'il y a une sorte d'organisation qui reste entièrement mystérieuse et qui perpétue la fonction d'assassinat sur la base d'un critère qui est explicité. L'artiste ne dessine aucun élément surnaturel de type spectre, apparition ou phénomène magique inexpliqué. Il reste dans un registre naturaliste tout du long, Blue Harmonica étant un homme de taille normale à la morphologie normale, sans rien de remarquable, avec une belle chevelure noire, un air un peu romantique et vaguement inquiétant. Il s'agit donc d'un élément de nature métaphorique, incarnant l'envie suicidaire. Du coup, les noms étranges font sens, désignant une fonction ou une caractéristique. Ce dispositif narratif fonctionne bien et permet à l'auteur d'évoquer une forme tranchée d'euthanasie, particulièrement transgressive. Encore que les actes de Blue Harmonica puissent se lire des deux manières : comme une délivrance bienvenue, ou comme un crime, c’est-à-dire en sous-entendu, une condamnation morale de mettre un terme à une vie, même si c'est le vœu le plus cher de la personne concernée.


Une fois accordé le supplément de suspension d'incrédulité, le lecteur retrouve avec plaisir Jessica, à nouveau au cœur d'une affaire de meurtres en série. Cette fois-ci, c'est personnel, enfin encore plus que d'habitude. Non seulement Jessica couche avec le tueur présumé, mais en plus, il est vraisemblable qu'elle est sur sa liste. Dufaux s'amuse bien avec cette incertitude. Il confronte son héroïne au fait qu'elle n'arrive pas à se souvenir du visage de celui à qui elle a parlé. Une fois intégré le dispositif de la métaphore, le lecteur peut y voir le fait que Blue Harmonica incarne pour elle un traumatisme qu'elle a préféré refouler, ou plutôt une épreuve qu'elle a traversée, acceptée et dépassée. D'ailleurs Blue explicite clairement le traumatisme dont il s'agit : Jessica contrainte à la prostitution la plus glauque dans Jessica Blandy, tome 6 : Au loin, la fille d'Ipanema (1990). S'il a suivi la série depuis le début, le lecteur se souvient encore de ce passage des plus éprouvants, et la fonction de Blue Harmonica s'en trouve nourrie, devenant très concrète, plus compréhensible. Il comprend la raison pour laquelle Jessica Blandy estime que quelqu'un a troué sa mémoire, pour quelle raison personne ne se souvient de Blue Harmonica, car il s'agit d'un souvenir réprimé.



Comme d'habitude, la narration visuelle de Renaud rend chaque scène évidente et solidement ancrée dans la réalité. Plus les tomes passent, plus l'artiste sait allier sa mise en couleurs avec ses traits d'encrage très fin, pour une belle complémentarité. Il continue à se montrer très minutieux dans ses descriptions ce qui donne une narration très factuelle, très précise, comme s'il s'agissait d'un reportage. Le lecteur peut admirer son application à montrer chaque environnement : les façades des gratte-ciels, les magnifiques arches en brique de la station de métro (avec des rails un peu trop propres), le diner impeccable dans une structure légère, la brocante dans la rue avec ses objets hétéroclites, le magnifique restaurant dans lequel Harmonica abat Leigh Cardogan III à bout portant, le parc avec quelques restes de neige, la maison en bordure d'océan à laquelle on accède par un ponton, le parc de caravanes et de mobil-homes en mauvais état, etc. D'un côté il y a les traits très précis de Renaud, souvent très droits pour les bâtiments : de l'autre il y a la mise en couleurs à la fois solide et ténue. Certes, il est peu probable que les rails de métro ne soient pas encrassés par la graisse. À part ce moment, les couleurs viennent discrètement apporter une ambiance discrète : la froideur grisâtre des toilettes du commissariat, la froideur un peu plus bleutée de la neige dans les rues, la froideur un peu plus verte de la nature et de la lumière à proximité de l'océan, le jaune pâle presque blanc de la lumière du matin en bordure d'océan sous un soleil encore faible, etc. 



Renaud met en œuvre une direction d'acteurs de type naturaliste, permettant de croire à ces individus, en parfaite cohérence avec le scénario. Jessica Blandy apparaît toujours aussi séduisante et agréable, tout en conservant sa part d'ombre. Elle est vêtue de tenues élégantes, un blouson blanc avec un pantalon en cuir, ou un long manteau blanc comme neige, ou encore une nuisette verte. En la regardant, le lecteur peut voir la douceur de son visage, de son expression, bienveillante, mais aussi sa curiosité, parfois sa dureté quand un interlocuteur lui cache des choses, son honnêteté intellectuelle et émotionnelle quand Harmonica vient pour la tuer, le lecteur se rend compte que l'attitude et le visage des autres personnages expriment également leur état d'esprit, par exemple la détermination de Blue Harmonica, mêlée d'une forme de résignation et de mélancolie. Il n'est donc pas surpris quand il se dit préoccupé par sa rencontre avec Jessica Blandy, ou quand il déclare à monsieur Chance qu'il n'a aucun regret.


Arrivé au tome 22, le lecteur sait à quoi s'attendre, et les auteurs tiennent leurs promesses implicites : des meurtres évoquant les actes d'un dérangé, une narration visuelle réaliste soignée, des comportements d'adulte. Il voit bien que Jean Dufaux a développé son intrigue sur la base d'un concept (un tueur liquidant des individus ayant perdu l'envie de vivre), avec en tête des références musicales précises qu'il énonce (Keith Richards, Muddy Waters, John Mayall, Mattias Hellberg, Dylan Thomas). Le résultat fonctionne bien car Jessica Blandy n'est pas qu'un artifice narratif, et le tueur est habité par sa mission. Le lecteur peut donc s'identifier à l'héroïne qui doit se confronter avec un souvenir traumatique, et au tueur qui accomplit une mission honorable. Un polar sondant une facette angoissante de l'humanité.