Ma liste de blogs

Affichage des articles dont le libellé est Peur. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Peur. Afficher tous les articles

mardi 27 août 2024

La peau de l'ours T02

La vie est belle. Mais le sait-elle ? Le sait-elle vraiment ?


Ce tome fait suite à La Peau de l'ours - Tome 1 (2012) qu’il n’est pas indispensable d’avoir lu avant. Son édition originale date de 2020. Il a été réalisé par Zidrou (Benoît Drousie) pour le scénario, et par Oriol (Oriol Hernàndez Sànchez) pour les dessins et les couleurs. Il comprend soixante-deux pages de bande dessinée.


Un soir, dans le cinéma d’une ville d’Italie, le projecteur fonctionne illuminant l’écran tout de blanc. Dans la salle, un seul spectateur : Andrea Montale. Il attend et il écoute sa petite voix intérieure qui lui dit : Il viendra. Seul. Par-derrière, comme toujours. Un sourire gourmand aux lèvres. Il viendra. Posera ses yeux sur la nuque. Le dos. Pas un mot. Au mieux un soupir. Une histoire faite de silence qui, bientôt, retournera au silence. Une balle. On n’a encore rien inventé de mieux pour dire adieu aux secrets qui nous tourmentent. Mais l’oubli est un privilège accordé aux seuls vivants. Les morts, eux, se souviennent. C’est même le pire de leurs tourments. Un coup de feu retentit mettant un terme à ses pensées. Quelques années plutôt dans une région naturelle de l’Italie, un homme dit le fond de sa pensée, à Montale le père d’Andrea. Il explique qu’il a grandi du côté de Biccari, et c’est là que son grand-père lui a appris une règle fondamentale. Il l’énonce : il ne faut jamais s’aviser de faire son fromage avec le lait du voisin, jamais ! il faut rester bien peinard sur son bout de pâture, avec ses chèvres et ce qui leur sort des pis. Sinon la montagne ne sera pas assez grande pour se cacher, et l’écho sera trop content de répéter le claquement sec de la détonation qui le butera. À ses pieds, Montale, gît mort, assassiné par balle.



Le tueur continue : Montale pourrait le remercier, car grâce à lui, le défunt ne verra pas sa femme lui servir de chèvre. Puis il s’approche de la mère et lui propose un marché : soit une relation sexuelle avec elle, soit avec son fils Andrea qui assiste figé à la scène. Elle accepte de se faire violer pour préserver son fils, et l’autre homme de main oblige Andrea à regarder l’agression de sa mère. Avec le recul, en son for intérieur, il se dit que l’enfance était son élément naturel, il n’était pas fait pour devenir adulte, d’ailleurs le deviendrait-il jamais un jour ? Il repense au trajet en Alpha Romeo pour aller piqueniquer du côté de Spiagge, au sourire de sa mère. Il se souvient d’avoir pensé à cet instant : La vie est belle, mais le sait-elle ? Le sait-elle vraiment ? Une fois les deux agresseurs partis, la mère se relève, et elle s’approche de son fils à qui elle décoche une gifle. Puis elle se dirige vers le bord de la falaise, et se suicide en se jetant dans le vide, sous les yeux de son fils. Son chapeau est emporté par le vent qui le dépose à côté de celui de son père, à proximité de la nappe du pique-nique. Un peu plus tard, les deux agresseurs sont de retour avec le parrain surnommé Orso, tout habillé de blanc, qu’ils sont allés réveiller pendant sa sieste. L’un explique que la situation leur a quelque peu échappé des mains. Orso ironise : encore heureux qu’elle ne leur ait pas complètement échappé des mains, sinon tout Lecce y passait.


S’il a lu le premier tome, le lecteur retrouve des caractéristiques similaires, à commencer par un ton de narration évoquant celui du polar ou du roman noir, marqué par une forme de fatalité, de désenchantement et d’ironie amère. Il rapproche également le costume blanc de Vittorio Damniani (surnommé Orso) au costume blanc de Don Pomodoro dans l’histoire précédente, le mot Ours (même si précédemment il s’agissait de l’animal), l’histoire d’amour cachée du père, un parrain dans le crime organisé dans les deux récits, l’exécution d’un être cher sous les yeux d’un jeune adolescent qui va être pris en tutelle par le parrain jusqu’à être adopté dans sa famille, et bien sûr la vengeance. Il apprécie de retrouver également la palette de couleurs si personnelle de l’artiste. L’histoire se déroule dans la campagne italienne et dans une petite ville : la séquence de l’agression présente des teintes chaudes et lumineuses, en décalage total : le beau bleu du ciel, le rouge chaud de la nappe, et les ombres de feuilles des arbres se projetant dessus. L’arrivée à la demeure familiale des Damiani met en valeur le blanc des fleurs dans les haies bordant l’escalier aux longues marches, le violet de la plante grimpante recouvrant une façade. Les séquences de plage sont l’occasion d’admirer le bleu du ciel rehaussé par des nuages paresseux, les reflets émeraudes de l’eau. L’artiste joue avec les couleurs se reflétant dans les canaux de venise pour des motifs abstraits hypnotiques, entremêlant orange, vert et bleu. Le rouge des tentures de la maison close est aussi humide que englobant.



La couverture de ce tome semble répondre à celle du premier : elle donne l’impression que le lecteur tient le pistolet enfoncé dans la bouche de la victime, l’inverse du pistolet qui était braqué sur lui pour le tome un. Il s’attend également à retrouver les exagérations nasales propres à cet artiste : il découvre qu’Oriol est revenu à des proportions anatomiquement plus justes. Pour autant, d’autres particularités anatomiques ont fait leur chemin, la plus prédominante étant l’absence de traits de visage. Cela commence discrètement en page neuf où l’ombre portée de son chapeau marque totalement les yeux de la mère d’Andrea. Ce phénomène devient plus marqué en page dix-sept quand Orso présente sa famille à l’adolescent : chacun des yeux, le nez et la bouche sont marqués juste d’un trait chacun sur les visages du père, de son épouse et de ses deux enfants, le lecteur suppose qu’Andrea ne les distingue pas bien encore sous le coup du traumatisme du sort horrible de ses parents. Cela devient patent lors de la séance au cinéma où, assis à côté d’Aurelio, le visage d’Andrea ne comporte pas ses yeux, ce qui rend son visage totalement indéchiffrable, comme si le personnage lui-même était incapable de dire ce qu’il ressent. Et ça semble contagieux puisque Natalia assise de l’autre côté de son frère arbore elle-aussi un visage comme gommé. En fonction de la situation, cela peut s’interpréter comme l’incapacité à définir l’émotion ressentie, ou comme la remontée d’un traumatisme prenant le dessus sur tout autre émotion, ou encore comme un refoulement de ses émotions pour conserver un comportement social acceptable.


Le lecteur se rend compte qu’il se sent très proche des personnages, pouvant se faire une idée de leur état d’esprit, ressentant leur moment de plaisir, que ce soit le plaisir physique d’une relation amoureuse, l’assurance d’Orso dirigeant ses affaires criminelles par un usage libéral de la violence, le plaisir de la lecture pour Natalia avec L’art d’aimer, d’Ovide (-43 à 17), le contentement d’Ornella Damiani en trouvant un occupant pour la chambre de son jeune enfant défunt. Il apprécie également de pouvoir suivre les personnages dans chaque lieu : la salle obscure du cinéma avec ses profonds fauteuils, le site paradisiaque pour le piquenique (avant l’arrivée des deux hommes de main), le magnifique jardin de la demeure des Damiani, la plage et son eau turquoise, la chambre dans laquelle une prostituée emmène Andrea pour ses seize ans, la plantation d’amandiers. L’artiste a l’art et la manière de faire se mouvoir son registre graphique entre la description, l’impressionnisme et l’expressionnisme, avec élégance et le sens de la cohérence. Chaque scène bénéficie d’un plan de prises de vue particulier, rendant aussi bien les conversations intéressantes, que les plans fixe d’Aurelio et Andrea allongés sur le sable, ou les démonstrations horribles de violence.



Le scénariste reprend les conventions d’un polar, d’une histoire de gangster avec intelligence : règlements de compte, exécution sommaire, intégration dans la famille, déferlement de violence, à chaque fois en correspondance avec la personnalité de ceux présents, ou de ceux agissants. En particulier, le lecteur en vient vite à redouter les démonstrations de violence par Orso. Il explique sa façon de penser à Andrea : la vie, c’est comme cette amande : tout doux, tout soyeux par dehors. Si on veut manger le fruit qu’il y a dedans, il n’y a qu’une seule solution. La violence ! C’est comme ça : pour jouir du meilleur de la vie, faut montrer que c’est pas des noisettes qu’on a dans le fond du pantalon. Plus tard, il développe autrement sa pensée : On ne respecte vraiment que ce que l’on craint. Or, qu’est-ce qui plus que tout engendre la peur ? La souffrance ! Avec lui, le sadisme des tortures, aussi bien physiques que psychologiques, devient une démonstration de professionnalisme et d’efficacité, jusqu’à en provoquer des haut-le-cœur chez le lecteur. Dans le même temps, ce récit constitue également deux belles histoires d’amour, à haut risque car interdites, l’une consommée, l’autre refoulée. D’ailleurs, un personnage fait observer que : Dans toute histoire d’amour, il faut un perdant, pas vrai ? La première scène d’amour physique, pages quarante et quarante-et-un, donne lieu à des caresses d’une grande sensualité.


Après avoir terminé la dernière page, le lecteur repense aux principaux personnages, et au titre. Il ne faut pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué. Bien évident, cela s’applique à Vittorio Damiani surnommé Orso pour son goût du miel. Cela s’applique également à Aurelio, Natalia et Andrea, chacun à la recherche du bonheur au travers d’une relation amoureuse, et ils ne devraient pas estimer l’avoir conquis, avant de s’être assuré de sa pérennité. Le lecteur se rend compte qu’au-delà des similitudes de forme avec le récit du premier tome, celui-ci s’avère fort différent sur le fond, à la fois dans sa conclusion, à la fois dans ses enjeux.


Une histoire de gangster bien tournée, à la fois par sa narration visuelle personnelle et savoureuse, à la fois par cet usage de conventions de genre mises qui leur donne toute leur saveur, et qui les adapte à ce récit spécifique, du cousu main. Le lecteur se prend tout naturellement d’amitié pour Andrea Montale traumatisé par le meurtre de ses parents sous yeux, pour le bel Aurelio si séduisant, pour la brave Natalia et sa capacité d’adaptation aux contraintes, plus brièvement pour Ornella Damiani en mère de famille à la sensibilité futée, et il éprouve des difficultés à ne pas accorder un minimum de sympathie spontanée à Orso, pourtant un ignoble bourreau. Des auteurs qui maîtrisent les codes du genre Gangster pour réaliser un récit émouvant et touchant.



jeudi 12 septembre 2019

Putain de vies : itinéraires de travailleuses du sexe

J’étais devenue un objet, leur objet.

Il s'agit d'une bande dessinée indépendante de tout autre, réalisée par Muriel Douru, dont la première édition date de 2019. Il commence par une préface d'Ovidie (actrice, réalisatrice, productrice, autrice et journaliste). Elle évoque sa réticence initiale, avant d'apprendre qu'il s'agit d'évoquer le parcours de vie de travailleuses et de travailleurs du sexe, à partir de leurs propres dires. Elle développe ensuite son propos : elle a constaté que généralement lesdits travailleurs sont exclus des débats qui les concernent, en indiquant que chacun de ces travailleurs a une histoire personnelle différente, qu'ils continuent de souffrir de stigmatisation dans la société, et que les métiers se sont diversifiés avec le numérique, mais qu'ils restent exploités et mal considérés. Vient ensuite une introduction de 3 pages en bande dessinée réalisée par l'autrice elle-même dans laquelle elle évoque ses a priori, son travail dans les maraudes de Médecins du Monde et Paloma dédiées aux travailleuses du sexe, ainsi que la distance de son cadre de référence de vie, d'avec celui des personnes qu'elle a rencontrées. Le tome se termine avec une postface de 5 pages, un texte illustré de quelques photographies : paroles de Médecins du Monde & Paloma.


La bande dessinée comprend 10 chapitres, chacun consacré à une travailleuse ou un travailleur du sexe différent. Chapitre 1 : Vanessa - De l'enfant esseulée à la mère de famille nombreuse. Dans un appartement en banlieue, une femme observe sa voisine par le judas de sa porte palière et constate qu'elle fait entrer un homme chez elle. Elle décroche son téléphone et avertir l'office HLM. Vanessa est née il y a 48 ans, vivant dans un appartement avec sa famille dans la banlieue modeste d'une ville de province. Chapitre 2 : Amélia - De la vie subie à la vie choisie. Amélia arrive au boulot pour s'installer à son poste de téléopératrice. Un texto arrive sur son portable lui rappelant qu'elle doit 60.000 euros et que son correspondant ne la lâchera pas tant qu'elle n'aura pas remboursé. Amélia est née au Nigéria dans une famille très pauvre. Chapitre 3 : Mei - Des rizières de la Chine aux trottoirs de Belleville. Quelque part dans le quartier de Belleville à Paris, Mei emmène un client faire une passe dans un appartement. Une fois qu'il est parti, elle se fait choper sur le palier pour un autre homme qui exige du sexe gratuit. Elle ne peut qu'obtempérer au risque sinon qu'au moindre esclandre elle se fasse dénoncer par les voisins. Elle est née en Chine au début des années 1970, et sa famille travaillait durement dans la production de maïs.


Chapitre 4 : Giorgia - Du petit garçon des rues à la femme engagée. Dans la nuit du 16 au 17 août 2018, au Bois de Boulogne, un client mécontent abat Vanesa, une transgenre, à bout portant. Une autre travailleuse du sexe en informe Giorgia. Celle-ci est née à Bogota en 1979, dans une famille recomposée. Petit garçon elle a rapidement pris conscience qu'elle avait été assignée à un genre qui n'était pas le sien. Chapitre 5 : Candice - Du malheur à la quête du bonheur. Candice regarde une déclaration d'Éric Ciotti à la télévision, enjoignant l'Aquarius à retourner sur les côtes libyennes. Elle est née au Nigéria il y a 25 ans, l'aînée de 3 frères et 4 sœurs. Elle n'a jamais vu d'amour entre ses parents. Chapitre 6 : Lauriane - De l'adolescente complexée à l'escort girl. Lauriane rentre chez elle dans son petit pavillon et trouve un bouquet de fleurs devant sa porte, avec un gentil mot d'un certain Jean-Louis. Elle se souvient de son enfance en pavillon dans une famille ordinaire, et de sa passion pour le sexe, développée à l'adolescence, de ses expérimentations diverses et sans tabou. Chapitre 7 : Emmy - Du petit garçon à la femme épanouie…

Le sous-titre explicite la nature de l'ouvrage : itinéraires de travailleuses du sexe. La quatrième de couverture est composée de 2 paragraphes extraits de l'introduction rédigée par Ovidie sur la stigmatisation dont sont l'objet toutes les travailleuses et les travailleurs du sexe. La lecture de l'introduction ne laisse pas de place au doute sur l'honnêteté de la démarche de l'autrice. Cette dernière explique dans l'introduction qu'elle rapporte les histories de vie de personnes qu'elle a rencontrées et qu'elle a écoutées à l'occasion de maraude avec l'association Paloma, la couverture portant en plus le logo de Médecins du monde. La postface de 5 pages constitue un texte explicatif corédigé par Médecins du Monde France & Paloma sur la nature de leurs actions, la diversité des situations des travailleuses/eurs du sexe, et les actions de prévention. Le lecteur comprend qu'il s'agit donc d'évoquer plusieurs parcours de vie de manière brève (entre 12 et 24 pages) partant généralement de l'enfance jusqu'à la situation adulte (entre 25 et 50 ans en fonction des personnes). Ces parcours sont présentés de manière condensée, mais pas romancée.


Le lecteur entame la première histoire et apprécie la douceur qui se dégage de la narration visuelle. L'artiste détoure les formes d'un trait léger, fin et précis. Les individus présentent des morphologies variées et réalistes, avec des visages différenciés, des tenues vestimentaires en cohérence avec leur statut social, leur activité, leur culture, la région du globe où se déroule la scène. Muriel Douru représente la réalité sans l'enjoliver, sans la dramatiser, avec un degré de simplification dans les formes pour rendre la lecture plus fluide, sans pour autant s'inscrire dans un registre tout public, encore moins enfantin. Elle prend soin de représenter les environnements en les différenciant également. Au fil des histoires, le lecteur peut observer des appartements différents, un pavillon, une ville au Nigéria, un village en Chine, une rue à Bogota, une vue aérienne de Paris, etc. Il ne s'agit pas de reportages touristiques, mais chaque lieu comporte des caractéristiques géographiques et d'aménagement, cohérentes et réelles. De même, le lecteur est bien en train de lire une bande dessinée, et pas un texte illustré, pas des pavés de texte découpés en morceau où la dessinatrice hésite entre représenter ce qui est dit, ou coller une image de transition. Ces 10 chapitres sont autant de bandes dessinées en bonne et due forme, avec une approche factuelle et descriptive, et une narration visuelle riche et variée, que ce soit dans la conception des prises de vue, ou dans la complémentarité entre textes et dessins.

Le lecteur commence donc par découvrir l'itinéraire de Vanessa, depuis son enfance maltraitée jusqu'à l'interrogation sur son futur maintenant qu'elle a 50 ans. Il n'y a pas de misérabilisme, pas de victimisation, pas de jugement de valeur, pas de romantisme, pas de diabolisation du métier ou des clients. Pour autant, il n'y a pas de banalisation ou d'indifférence. Le lecteur a l'impression que Vanessa lui raconte le déroulement de sa vie, avec les éléments relatifs à son métier, et des détails de sa vie privée qui en font une vraie personne. Le deuxième récit est raconté de la même manière, avec la même approche naturaliste. L'absence de dramatisation évite à la narration de donner l'impression d'un reportage sensationnaliste. À nouveau, l'histoire d'Amélia est unique et personnalisée. Le lecteur ressent tout naturellement de l'empathie basique pour cette personne, en gardant à l'esprit qu'il a accès à une partie de sa vraie vie. Du coup, lorsqu'il la voit avec d'autres femmes dans sa situation, dans une cage d'escalier dans un foyer à enchaîner les passes à dix euros, le ressenti est douloureux. Les actes sexuels sont représentés dans 3 cases, sans effet esthétique, sans gros plan, dans un registre sans rapport avec celui de la pornographie. L'aspect factuel de la description rend palpable la réalité de la situation et des actes. En proscrivant tout effet pour appuyer, l'autrice rend possible la projection du lecteur dans la situation, sans filtre déformant.


Au fil des 10 biographies, le lecteur se retrouve ainsi dans la peau d'êtres humains en butte aux pires comportements de ses confrères. Il perçoit la souffrance de chacune de ces personnes. L'effet cumulatif est dévastateur. Au fil de ces 10 parcours de vie, il subit l'oppression, les viols, la guerre, la famine, l'exploitation, les profiteurs, le chantage, les passes à 10 euros, la peur au bois (de Vincennes, de Boulogne), les macs, les mariages arrangés, la violence conjugale, le chômage, la crédulité, l'abus de confiance, le mirage de l'Eldorado, l'angoisse de l'expulsion du sol français, l'indifférence des pouvoirs publics, la prison de son identité sexuelle physique, la séropositivité, la déscolarisation forcée, les prédateurs, la traite des femmes, la pauvreté, le racket, le chantage sur les proches, la reproduction des schémas de la violence familiale, la drogue… Il se rend compte que le parti pris graphique atténue l'horreur visuelle des situations et des violences, rendant la lecture supportable et même agréable, mais qu'il ne cache rien de ces maltraitances. Muriel Douru se révèle être une narratrice extraordinaire. Elle sait représenter la violence sans la rendre esthétique, sans non plus tomber dans le gore. Elle n'hésite pas à représenter les actes sexuels, sans hypocrisie, sans fausse pudeur, mais sans séduction, ce qui correspond bien à cette relation tarifée. Elle montre ces travailleuses et travailleurs en situation de travail, avec une approche professionnelle, sans être technique.

Bien sûr, l'accumulation de maltraitance finit par atteindre le lecteur. Son regard sur ces femmes et ces hommes s'en trouve modifié, quelles que soient ses convictions morales ou religieuses. Dans son introduction, l'autrice évoque la difficulté de projection pour comprendre la réalité de ces vies, à partir de son milieu, son éducation et son statut, de femme blanche et occidentale, n'ayant jamais manqué d'amour parental ni souffert de la faim. Elle indique que la rencontre avec ces femmes et cet homme lui a permis de comprendre combien il est compliqué d'appréhender ce qui vivent des gens au destin si éloigné. Au fil de la lecture, il se dégage également une représentation de la relation sexuelle comme un rapport de force, dans lequel les travailleuses du sexe et les travailleurs du sexe occupent la position de faiblesse. En outre, la représentation de ces rapports forcés, de ces abus réguliers (sans être systématiques) par des clients violents ou voleurs, et souvent des conditions sordides du rapport tarifé (sur le capot d'une voiture) finit par brosser un tableau déprimant de la pulsion masculine imposée aux femmes, et par voie de conséquence subie par les hommes incapables d'échapper à sa force impérieuse. Au sein des témoignages, le lecteur peut relever 2 petites phrases qui définissent cette forme de relation. Dans la première, une travailleuse indique qu'elle était devenue un objet, l'objet de 2 hommes. Dans la seconde, une autre travailleuse constate que même les gentils profitent d'elle : elle doit toujours coucher même quand elle n'en a pas envie, et pour le temps dont ils ont besoin pour se soulager.

Cette bande dessinée est extraordinaire dans le sens où elle parvient à déjouer tous les pièges de la représentation de du travail du sexe (misérabilisme, romantisme, voyeurisme, etc.) sans rien occulter de la nature de ce travail, en donnant la sensation au lecteur d'écouter ces femmes et cet homme en train de lui parler directement, lui laissant son libre arbitre sans lui faire de chantage à l'émotion, sans le culpabiliser, sans l'agresser par des visions insoutenables, dans un rapport de lecture librement consenti, respectueux de sa sensibilité.