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lundi 20 septembre 2021

Mes mauvaises filles

Comment fait-on pour décider du moment de la mort de quelqu'un ?

Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre. Sa première édition date de 2021. Il a été réalisé par Zelba pour le scénario, les dessins, les couleurs, le lettrage. Il s'agit d'une bande dessinée de 150 pages.

Au temps présent, l'esprit de la défunte Bri évoque le livre Chronique d'une mort annoncée, de Gabriel Garcia Marquez, se disant qu'elle n'en connaîtrait jamais la fin. Elle avait toujours bien aimé ce titre, bien avant qu'il ne rime avec sa propre fin de vie : maladie chronique avec mort assistée, c'est pas terrible comme titre. De toute façon, elle a toujours préféré les débuts aux fins, les bourgeons prometteurs aux fleurs fanées. Au début tout est beau, et si ça part, on peut rectifier le tir. Réussir sa fin est plus compliqué. Une vielle dame passe avec son chien et son arrosoir, devant la tombe de Bri, 11.9.1948 – 3.3.2006, alors qu'un rouge-gorge vient de se saisir d'un asticot et l'emmène à ses oisillons pour leur donner la becquée, dans le nid posé au creux d'une statue d'ange. La voix désincarnée poursuit sa réflexion : elle adore l'idée d'avoir donné la vie à celles qui allaient lui donner la mort. Dans l'allée menant à cette tombe, arrivent Ylva, la cadette de Bri, avec son mari Grishka et ses deux enfants Olga & Laslo. Ils viennent se recueillir sur la tombe de Bri, alors que Grishka essaye de faire promettre à sa femme qu'elle se conduira correctement pour la cérémonie de remariage de son père qui doit se dérouler le matin même.

Devant l'église, Liv, l'aînée de Bri, attend l'arrivée de sa sœur en compagnie d'Omi, une dame âgée, la belle-mère de Bri. Omi est une belle-mère à faire mentir les contes de fée : pas une once de méchanceté, par l'ombre d'une jalousie mal placée, Bri l'appelait maman. Liv est divorcée d'un homme qui voulait faire d'elle une jolie plante verte posée dans la cuisine. Ça a tenu quelques années parce que Liv et sa mère ont une faiblesse : se laisser entretenir tout en rêvant d'indépendance. Paradoxal en effet. Depuis Liv s'est réveillée, a repris son travail de kinésithérapeute et a claqué la porte. Devant l'église, une amie de la famille s'approche de Liv et lui parle de l'état de la tombe de sa mère. Au cimetière, Ylva est au bord des larmes, alors que le soliloque de Bri reprend, se disant que ce ne sont pas les vivants qui manquent aux morts mais le contraire, qu'elle avait apprécié que son hépatologue ait plus d'humour que ses collègues en pneumologie pour lui annoncer son diagnostic quant à l'hépatite C et l'état de ses poumons. Sylva prend une petite fleur sur la tombe de sa mère et la met dans ses cheveux, puis il est temps de se rendre à la cérémonie de re-mariage. Elle est accueillie avec soulagement par sa sœur, avec des remarques sans filtre par Omi qui lui demande ce qu'elle a fait avec ses cheveux, et pourquoi elle est sortie en chemise de nuit. Elle est surprise qu'on n'est jamais appris à Ylva que lors d'un mariage, seule la mariée s'habille en blanc. Puis elle demande si la naissance est pour bientôt : elle a perdu la mémoire concernant la venue au monde de Laslo il y a deux mois.


Le début de cette bande dessinée s'avère un peu étrange. Un titre qui dénigre les filles d'une mère, et une très belle utilisation du vernis sélectif pour le spectre de la mère. Une scène d'introduction dans un cimetière pour évoquer un (re)mariage et une voix désincarnée : celle de la défunte. Dans le même temps, l'oiseau donnant la becquée à ses oisillons est d'un naturalisme remarquable, et la mise en couleurs est extraordinaire, évoquant la technique de la couleur directe complétant harmonieusement les formes détourées avec un trait encré. Les décors sont représentés avec un précision et texture, un bon niveau descriptif, et les traits de visage des êtres humains sont un peu appuyés ce qui les rend plus expressifs et plus vivants, avec là encore un bon niveau de détails, ce qui ne crée pas de solution de continuité avec l'environnement dans lequel ils évoluent. Le lecteur est pris au dépourvu par la franchise d'Ylva et son humour, ainsi que par Omi et ses absences de mémoire. Cette scène au présent est en couleurs, et le récit passe en noir & blanc avec des nuances de gris pour le passé. Le lecteur est vite séduit par le naturel d'Ylva, de son mari, de ses enfants, de sa sœur Liv, ressentant la chaleur humaine des relations familiales, la banalité et le caractère unique de cette famille, appréciant les commentaires de la défunte, présentant les unes et les autres, avec un regard aimant assorti de quelques pointes d'humour.

Rapidement, le lecteur se demande si c'est un récit autobiographique ou une autofiction, s'il doit voir Zelba dans le personnage d'Ylva, évoquant le souvenir de sa propre mère, ou s'il s'agit d'une reconstruction. Dès le début, il se rend compte que cette interrogation passe en arrière-plan grâce à l'authenticité des émotions. La direction d'actrices et aussi des acteurs, est remarquable, d'une rare justesse et finalement peu importe s'il s'agit d'une reconstitution authentique ou d'un roman, car la justesse des personnages et de leur propos atteste de la véracité du vécu. Cette question perd tout son intérêt au bout de quelques pages. En fait cela permet de créer une petite distance salutaire, sans diminuer en rien l'impact émotionnel de la narration. Faire parler la mère défunte est un dispositif narratif assez gonflé : un enfant devenu adulte qui imagine les pensées de sa mère, une autre adulte plus âgée avec une expérience de vie différente, ne serait-ce que pour la maladie, et le décalage d'époque. C'est tout à l'honneur de l'autrice de réussir ce pari, de faire ainsi s'incarner l'esprit de la défunte, la rendant plus présente, plus personnifiée y compris dans la phase où elle n'est plus qu'un corps sans conscience.


Le lecteur suit donc bien volontiers les deux sœurs pendant la cérémonie et le repas, se sentant un invité à sa place, ayant loisir de faire connaissance avec les uns et avec les autres, et pouvant regarder autour de lui grâce aux dessins. Puis le récit revient en 2006, alors que Bri vient d'être hospitalisée dans le coma à 57 ans. La narration visuelle reste douce et concrète, sans prendre en otage les émotions du lecteur, sans virer au mélodrame, tout en montrant bien l'état de santé de Bri. Alors que Liv s'occupe des formalités matérielles, Ylva prend le train depuis la France pour la rejoindre à l'hôpital en Allemagne. En noir & blanc avec des nuances de gris, le récit raconte alors les heures qui suivent, entrecoupées de quelques souvenirs qui sont en couleurs. Parmi ces souvenirs : Bri expliquant à ses filles qu'elle ne veut pas finir branchée 24 heures sur 24 à une machine, Bri rencontrant un autre homme après son divorce, Ylva et Liv se racontant chacune d'un souvenir avec leur mère.

Pour autant, il ne s'agit pas d'un récit lisse ou d'un long fleuve tranquille. En page 8, le lecteur est pris au dépourvu par une simple phrase : j'adore l'idée d'avoir donné la vie à celles qui vont me donner la mort. Avant de découvrir le contexte de l'acte de mort assistée, cette phrase semble relever d'une forme de cruauté. Après avoir fait la connaissance d'Omi et de ses pertes de mémoire, le lecteur tombe sur une petite phrase d'une rare honnêteté sur les femmes entretenues rêvant d'indépendance, qui semble même sévère au regard des personnages qu'il voit évoluer. Il apprécie également la finesse avec laquelle l'autrice met en scène la manière dont la nouvelle épouse se heurte à la connivence existant entre le père et ses filles, issue d'années de vie de famille. Il n'y a pas de volonté de se montrer désagréable, juste les habitudes communes. Il se crée progressivement une familiarité et une réelle intimité entre lui et les deux sœurs même s'il ne sait pas tout de leur vie. Il est donc émotionnellement impliqué et en pleine empathie quand elles s'assoient dans le cabinet du docteur Keller à l'hôpital. Il explique posément les règles de l'assistance au décès, rendant concret le processus. En sortant de la pièce, Ylva fait remarquer que les tâches à accomplir incombe à l'aînée, que c'est elle qui va commettre le matricide. Le lecteur se souvient de la petite phrase sur celles qui vont donner la mort, et toute l'ampleur de cette transgression s'impose à lui. Les heures se passent jusqu'à l'heure programmée et il faut passer à l'acte. À nouveau, l'autrice reste à un niveau pragmatique, avec une narration visuelle tout en retenue, sans mélodramatisation, et le lecteur se retrouve ainsi à se projeter dans la situation, ressentant son propre désarroi si c'était à lui de le faire. La mort se produit aux deux tiers de la bande dessinée, et la vie continue.


Sans effet de manche ou d'exagération tire-larme, Zelba a placé le lecteur devant ce choix et cet acte. La douceur et la prévenance de la narration visuelle n'occultent en rien l'ampleur de la transgression que constitue l'acte de donner la mort, de mettre fin à une vie. Il y a à la fois l'énormité pour les filles de devoir tuer leur mère, à la fois le processus d'agonie une fois l'acte commis, à la fois le jugement de certaines personnes dans l'entourage. S'il arrive avec ses propres convictions déjà établies, il est vraisemblable que cette histoire ne le fera pas changer d'avis qu'il soit farouchement opposé à l'assistance au décès, ou au contraire déjà convaincu de son bien-fondé. S'il ne s'est jamais posé la question, ce témoignage lui permet de prendre toute la mesure du tabou de tuer, de cette valeur de la société qui est de préserver la vie à tout prix, et de l'énormité transgressive qu'il y a à aller contre cette valeur fondamentale implicite dans tellement de facettes des sociétés humaines. Zelba en rajoute une couche dans la postface, en 7 pages de bande dessinée. Elle évoque la fin de vie de Vincent Lambert (1976-2019) dont un accident de la route a mis fin à l'existence consciente en 2008. Le lecteur peut voir l'autrice, son mari et une invitée se réjouirent de la mort de Vincent Lambert, à nouveau une réaction éminemment transgressive. Elle met ainsi clairement en scène ses propres convictions, et les explique, tout en laissant le lecteur libre de sa propre opinion.

Le lecteur part pour une bande dessinée dont il sait qu'elle ne sera pas forcément facile au vu de son thème. Il a tout faux : la lecture est très agréable, à la fois pour la narration visuelle détaillée et vivante, organique et naturelle, à la fois grâce à l'humour d'Ylva et de sa mère. Le registre naturaliste se tient à l'écart de toute tentation mélodramatique, et l'autrice l'utilise à merveille pour que le lecteur puisse ressentir cette expérience humaine de devoir donner la mort à un proche. Il n'y a pas de leçon de morale ou même de prosélytisme : c'est une expérience de vie relatée avec une honnêteté extraordinaire, permettant de comprendre et de ressentir le choix des filles de Bri, à la fois pour leur mère, à la fois dans les différentes facettes de cet acte transgressif au regard de la valeur donnée à la vie humaine dans la société. Une réussite exceptionnelle.



7 commentaires:

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  2. "Le lecteur part pour une bande dessinée dont il sait qu'elle ne sera pas forcément facile au vu de son thème. Il a tout faux" : J'entends ton argument, mais oui et non, d'après ce que je comprends en te lisant bien.
    Oui grâce à la forme ; effectivement, tu parles de narration visuelle vivante et organique, tu cites l'humour présent dans l'ouvrage, tu soulignes la volonté de l'autrice de ne pas céder à la "tentation mélodramatique", etc.
    Mais bien que tu expliques que si le lecteur "arrive avec ses propres convictions déjà établies, il est vraisemblable que cette histoire ne le fera pas changer d'avis", je me dis aussi que non, le lecteur n'a pas tout faux, parce tu utilises plusieurs fois le verbe "transgresser" et ses substantifs, et que tu écris que le lecteur qui ne s'est jamais posé la question prend "toute la mesure du tabou de tuer" ; personnellement, je pense que ça doit être très interpellant, comme lecture, même si la forme contribue à faire passer la pilule, si je puis dire.
    En tout cas, merci d'avoir attiré mon attention sur un ouvrage auquel je ne me serais certainement jamais intéressé sans ton billet.

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    1. En te lisant, je vois le paradoxe contenu dans mes propos. C'est interpellant (j'ai même versé une larme), et en même temps c'est totalement naturel. Il est logique et légitime de respecter la volonté de Bri de ne pas vouloir être artificiellement maintenue en vie dans le coma, et il n'y a aucun espoir de rémission dans un état de santé qu'elle pourrait accepter. En même temps, retirer le masque à oxygène et assister à sa suffocation sans prêter assistance va à l'encontre de toute la morale judéo-chrétienne.

      J'ai beau reformuler, je butte sur ce même paradoxe : ma lecture a été facile et agréable, et en même temps voir ces deux femmes assister à l'asphyxie plutôt paisible de leur mère est un moment émotionnellement boulversant.

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    2. Oui, j'ai lu ça ; j'ai suivi ton échange avec l'autrice sur ta page Facebook, et je dois avouer que j'ai admiré l'authentique candeur avec laquelle tu as dévoilé l'impact de cette lecture sur tes émotions.

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    3. Cette bande dessinée m'a tellement plu (et ému en voyant les deux sœurs en train de regarder leur mère asphyxier doucement selon sa volonté) que je compte bien en lire une autre de cette autrice, d'ici quelque temps.

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  3. Ayant été attiré sur cette BD par les posts de l'autrice sur facebook, il me semblait un juste retour des choses que de lui indiquer l'existence d'une critique, pour attester que quelqu'un l'a lue et appréciée. Mais du coup je savais en rédigeant mon commentaire que je prenais le risque qu'il soit lu par l'autrice (pas une certitude), ce qui m'a amené à réfléchir sur la formulation de mes observations, un peu comme si je lui disais en face.

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    1. J'ai lu les articles lui étant consacrés, et je découvre que 1) Elle est allemande et que 2) Elle a été sportive de haut niveau !

      Je me souviens avoir failli acheter "Dans le même bateau" et avoir renoncé ; je n'avais pas retenu le nom de l'autrice.

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