J’étais devenue un objet, leur objet.
La bande dessinée comprend 10 chapitres, chacun consacré à une travailleuse ou un travailleur du sexe différent. Chapitre 1 : Vanessa - De l'enfant esseulée à la mère de famille nombreuse. Dans un appartement en banlieue, une femme observe sa voisine par le judas de sa porte palière et constate qu'elle fait entrer un homme chez elle. Elle décroche son téléphone et avertir l'office HLM. Vanessa est née il y a 48 ans, vivant dans un appartement avec sa famille dans la banlieue modeste d'une ville de province. Chapitre 2 : Amélia - De la vie subie à la vie choisie. Amélia arrive au boulot pour s'installer à son poste de téléopératrice. Un texto arrive sur son portable lui rappelant qu'elle doit 60.000 euros et que son correspondant ne la lâchera pas tant qu'elle n'aura pas remboursé. Amélia est née au Nigéria dans une famille très pauvre. Chapitre 3 : Mei - Des rizières de la Chine aux trottoirs de Belleville. Quelque part dans le quartier de Belleville à Paris, Mei emmène un client faire une passe dans un appartement. Une fois qu'il est parti, elle se fait choper sur le palier pour un autre homme qui exige du sexe gratuit. Elle ne peut qu'obtempérer au risque sinon qu'au moindre esclandre elle se fasse dénoncer par les voisins. Elle est née en Chine au début des années 1970, et sa famille travaillait durement dans la production de maïs.
Chapitre 4 : Giorgia - Du petit garçon des rues à la femme engagée. Dans la nuit du 16 au 17 août 2018, au Bois de Boulogne, un client mécontent abat Vanesa, une transgenre, à bout portant. Une autre travailleuse du sexe en informe Giorgia. Celle-ci est née à Bogota en 1979, dans une famille recomposée. Petit garçon elle a rapidement pris conscience qu'elle avait été assignée à un genre qui n'était pas le sien. Chapitre 5 : Candice - Du malheur à la quête du bonheur. Candice regarde une déclaration d'Éric Ciotti à la télévision, enjoignant l'Aquarius à retourner sur les côtes libyennes. Elle est née au Nigéria il y a 25 ans, l'aînée de 3 frères et 4 sœurs. Elle n'a jamais vu d'amour entre ses parents. Chapitre 6 : Lauriane - De l'adolescente complexée à l'escort girl. Lauriane rentre chez elle dans son petit pavillon et trouve un bouquet de fleurs devant sa porte, avec un gentil mot d'un certain Jean-Louis. Elle se souvient de son enfance en pavillon dans une famille ordinaire, et de sa passion pour le sexe, développée à l'adolescence, de ses expérimentations diverses et sans tabou. Chapitre 7 : Emmy - Du petit garçon à la femme épanouie…
Le sous-titre explicite la nature de l'ouvrage : itinéraires de travailleuses du sexe. La quatrième de couverture est composée de 2 paragraphes extraits de l'introduction rédigée par Ovidie sur la stigmatisation dont sont l'objet toutes les travailleuses et les travailleurs du sexe. La lecture de l'introduction ne laisse pas de place au doute sur l'honnêteté de la démarche de l'autrice. Cette dernière explique dans l'introduction qu'elle rapporte les histories de vie de personnes qu'elle a rencontrées et qu'elle a écoutées à l'occasion de maraude avec l'association Paloma, la couverture portant en plus le logo de Médecins du monde. La postface de 5 pages constitue un texte explicatif corédigé par Médecins du Monde France & Paloma sur la nature de leurs actions, la diversité des situations des travailleuses/eurs du sexe, et les actions de prévention. Le lecteur comprend qu'il s'agit donc d'évoquer plusieurs parcours de vie de manière brève (entre 12 et 24 pages) partant généralement de l'enfance jusqu'à la situation adulte (entre 25 et 50 ans en fonction des personnes). Ces parcours sont présentés de manière condensée, mais pas romancée.
Le lecteur entame la première histoire et apprécie la douceur qui se dégage de la narration visuelle. L'artiste détoure les formes d'un trait léger, fin et précis. Les individus présentent des morphologies variées et réalistes, avec des visages différenciés, des tenues vestimentaires en cohérence avec leur statut social, leur activité, leur culture, la région du globe où se déroule la scène. Muriel Douru représente la réalité sans l'enjoliver, sans la dramatiser, avec un degré de simplification dans les formes pour rendre la lecture plus fluide, sans pour autant s'inscrire dans un registre tout public, encore moins enfantin. Elle prend soin de représenter les environnements en les différenciant également. Au fil des histoires, le lecteur peut observer des appartements différents, un pavillon, une ville au Nigéria, un village en Chine, une rue à Bogota, une vue aérienne de Paris, etc. Il ne s'agit pas de reportages touristiques, mais chaque lieu comporte des caractéristiques géographiques et d'aménagement, cohérentes et réelles. De même, le lecteur est bien en train de lire une bande dessinée, et pas un texte illustré, pas des pavés de texte découpés en morceau où la dessinatrice hésite entre représenter ce qui est dit, ou coller une image de transition. Ces 10 chapitres sont autant de bandes dessinées en bonne et due forme, avec une approche factuelle et descriptive, et une narration visuelle riche et variée, que ce soit dans la conception des prises de vue, ou dans la complémentarité entre textes et dessins.
Le lecteur commence donc par découvrir l'itinéraire de Vanessa, depuis son enfance maltraitée jusqu'à l'interrogation sur son futur maintenant qu'elle a 50 ans. Il n'y a pas de misérabilisme, pas de victimisation, pas de jugement de valeur, pas de romantisme, pas de diabolisation du métier ou des clients. Pour autant, il n'y a pas de banalisation ou d'indifférence. Le lecteur a l'impression que Vanessa lui raconte le déroulement de sa vie, avec les éléments relatifs à son métier, et des détails de sa vie privée qui en font une vraie personne. Le deuxième récit est raconté de la même manière, avec la même approche naturaliste. L'absence de dramatisation évite à la narration de donner l'impression d'un reportage sensationnaliste. À nouveau, l'histoire d'Amélia est unique et personnalisée. Le lecteur ressent tout naturellement de l'empathie basique pour cette personne, en gardant à l'esprit qu'il a accès à une partie de sa vraie vie. Du coup, lorsqu'il la voit avec d'autres femmes dans sa situation, dans une cage d'escalier dans un foyer à enchaîner les passes à dix euros, le ressenti est douloureux. Les actes sexuels sont représentés dans 3 cases, sans effet esthétique, sans gros plan, dans un registre sans rapport avec celui de la pornographie. L'aspect factuel de la description rend palpable la réalité de la situation et des actes. En proscrivant tout effet pour appuyer, l'autrice rend possible la projection du lecteur dans la situation, sans filtre déformant.
Au fil des 10 biographies, le lecteur se retrouve ainsi dans la peau d'êtres humains en butte aux pires comportements de ses confrères. Il perçoit la souffrance de chacune de ces personnes. L'effet cumulatif est dévastateur. Au fil de ces 10 parcours de vie, il subit l'oppression, les viols, la guerre, la famine, l'exploitation, les profiteurs, le chantage, les passes à 10 euros, la peur au bois (de Vincennes, de Boulogne), les macs, les mariages arrangés, la violence conjugale, le chômage, la crédulité, l'abus de confiance, le mirage de l'Eldorado, l'angoisse de l'expulsion du sol français, l'indifférence des pouvoirs publics, la prison de son identité sexuelle physique, la séropositivité, la déscolarisation forcée, les prédateurs, la traite des femmes, la pauvreté, le racket, le chantage sur les proches, la reproduction des schémas de la violence familiale, la drogue… Il se rend compte que le parti pris graphique atténue l'horreur visuelle des situations et des violences, rendant la lecture supportable et même agréable, mais qu'il ne cache rien de ces maltraitances. Muriel Douru se révèle être une narratrice extraordinaire. Elle sait représenter la violence sans la rendre esthétique, sans non plus tomber dans le gore. Elle n'hésite pas à représenter les actes sexuels, sans hypocrisie, sans fausse pudeur, mais sans séduction, ce qui correspond bien à cette relation tarifée. Elle montre ces travailleuses et travailleurs en situation de travail, avec une approche professionnelle, sans être technique.
Bien sûr, l'accumulation de maltraitance finit par atteindre le lecteur. Son regard sur ces femmes et ces hommes s'en trouve modifié, quelles que soient ses convictions morales ou religieuses. Dans son introduction, l'autrice évoque la difficulté de projection pour comprendre la réalité de ces vies, à partir de son milieu, son éducation et son statut, de femme blanche et occidentale, n'ayant jamais manqué d'amour parental ni souffert de la faim. Elle indique que la rencontre avec ces femmes et cet homme lui a permis de comprendre combien il est compliqué d'appréhender ce qui vivent des gens au destin si éloigné. Au fil de la lecture, il se dégage également une représentation de la relation sexuelle comme un rapport de force, dans lequel les travailleuses du sexe et les travailleurs du sexe occupent la position de faiblesse. En outre, la représentation de ces rapports forcés, de ces abus réguliers (sans être systématiques) par des clients violents ou voleurs, et souvent des conditions sordides du rapport tarifé (sur le capot d'une voiture) finit par brosser un tableau déprimant de la pulsion masculine imposée aux femmes, et par voie de conséquence subie par les hommes incapables d'échapper à sa force impérieuse. Au sein des témoignages, le lecteur peut relever 2 petites phrases qui définissent cette forme de relation. Dans la première, une travailleuse indique qu'elle était devenue un objet, l'objet de 2 hommes. Dans la seconde, une autre travailleuse constate que même les gentils profitent d'elle : elle doit toujours coucher même quand elle n'en a pas envie, et pour le temps dont ils ont besoin pour se soulager.
Cette bande dessinée est extraordinaire dans le sens où elle parvient à déjouer tous les pièges de la représentation de du travail du sexe (misérabilisme, romantisme, voyeurisme, etc.) sans rien occulter de la nature de ce travail, en donnant la sensation au lecteur d'écouter ces femmes et cet homme en train de lui parler directement, lui laissant son libre arbitre sans lui faire de chantage à l'émotion, sans le culpabiliser, sans l'agresser par des visions insoutenables, dans un rapport de lecture librement consenti, respectueux de sa sensibilité.
Pour un point de vue complémentaire sur la prostitution : La petite Bédéthèque des Savoirs - tome 10 - Histoire de la prostitution. De Babylone à nos jours
Quand les algoritmes d'Amazon m'a recommandé cet ouvrage, j'ai tout de suite su que j'allais en lire une chronique sur ton blog.
RépondreSupprimerJe ne vois rien sur cette tendance des "Sugar Daddies" ; mais peut-être l'auteure ne les considère pas comme de "vraies" travailleuses du sexe.
Autre catégorie complètement exclue des débats, mais c'est peut-être une perception : les clients.
Je n'aurais pas cru que mes intentions de lecture puissent être aussi transparentes et aussi facilement anticipées. :)
RépondreSupprimerMême avec 200 pages de bande dessinée, l'autrice ne pouvait pas présenter une vision complète de la prostitution. Elle s'est donc focalisée sur les témoignages de 10 travailleuses/eurs du sexe. Comme le fait observer Ovidie dans son introduction, il n'est pas question des camgirls, ni effectivement des relations de type Sugar Daddy / Sugar Baby, ni de pratiques tarifées plus spécialisées comme le sadomasochisme (sauf dans une case). Le sujet est aussi circonscrit par la volonté de rapporter la parole de femmes et d'hommes avec qui elle a eu l'occasion de parler.
Les clients ne sont vus qu'au travers de quelques vignettes, car ce n'est pas non plus le sujet de l'ouvrage.