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dimanche 8 novembre 2020

Fredric, William et l'Amazone

La blessure à l'œil


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Il s'agit d'une bande dessinée en noir & blanc, rehaussée de lavis, avec quelques cases en couleurs, dont la première édition date de 2020. Elle a été réalisée par Jean-Marc Lainé pour le scénario, Thierry Olivier pour les dessins, l'encrage et les lavis. Ce tome se termine avec un dossier de 20 pages comprenant des pages à différents stades d'avancement, des documents d'époque, et un texte édifiant de Lainé commentant le processus de création. La dernière page comprend une bibliographie présentant 6 ouvrages de référence, ainsi qu'une courte biographie d'un paragraphe présentant les deux auteurs.


Chapitre 1 : 1922-1935. Fredric Wertham écrit une lettre à son ancien professeur Sigmund Freud. Il relate qu'il se trouve accoudé au bastingage du navire arrivant en vue de New York, en train de passer au large de la Statue de la Liberté. Dans le même temps, il s'interroge sur les paramètres du déterminisme social susceptibles d'engendrer la violence. Il se fait déposer à destination par un taxi. Il avise un kiosque à journaux en descendant du taxi et achète un journal. En le feuilletant, il est frappé par l'expressivité des personnages du comicstrip. Dans sa maison, William Moulton Marston est confortablement installé dans son fauteuil, et sa femme lui apporte le journal où un article évoque ses travaux sur le détecteur de mensonge, et plus particulièrement sur la pression systolique. Il se félicite qu'on parle de ses travaux, réalisées avec son assistante Olive Byrne, alors que sa femme ironise sur le fait qu'il s'agit plutôt de sa maîtresse. Il ajoute qu'il travaille sur le manuscrit de son prochain livre Le détecteur de mensonges, et qu'il a été contacté par un avocat qui souhaite utiliser ledit détecteur pour innocenter son client. Wertham est reçu par le directeur de l'université Johns-Hopkins de Baltimore dans le Maryland, qui l'engage. L'avocat présente son client James Frye à Marston en prison. Il teste le détecteur de mensonges. Le jugement a lieu et Frye est reconnu coupable, les résultats du détecteur n'étant pas reconnus par le tribunal. L'avocat fait observer à Marston que grâce à lui, son client a quand même échappé à la chaise électrique. Le compte-rendu de l'audience fait l'objet d'un article dans un grand quotidien, et il se félicite que son invention y soit mentionnée. Wertham peste contre la supercherie de la pression systolique dont il ne reconnaît pas la validité scientifique.


William Moulton Marston continue de tester son invention, cette fois-ci dans ses bureaux, sur une jeune femme qui capte bien le sous-entendu d'être attachée sur un fauteuil. Peu de temps après, il impose à sa femme Elizabeth le fait qu'Olive Byrne s'installe chez eux, instituant ainsi un ménage à trois. En 1927, Wertham est naturalisé citoyen américain. En 1928, Marston travaille pour un studio d'Hollywood à essayer d'anticiper les goûts du public. À Los Angeles, la police de Chicago engage un dénommé Leonarde Keeler, l'inventeur de l'émotographe. Le 26 août 1928 naît Pete, le fils d'Elizabeth et William. Peu de temps après, le studio d'Hollywood apprend à Marston qu'ils n'ont plus besoin de ses services, du fait de la mise en œuvre du code Hays. Il comprend bien qu'ils l'ont remplacé pour un prestataire moins cher, vraisemblablement Keeler. En décembre 1934, la police arrête le tueur en série Albert Fish. Son évaluation psychologique échoit à Fredric Wertham.



Voici un projet aussi alléchant que sujet à caution : rapprocher deux psychologues ayant vécu à la même époque, et ayant une incidence à long terme sur les comics américains. L'un a créé Wonder Woman en 1941, l'autre a jeté durablement l'opprobre sur les comics avec un livre paru en 1954. Indéniablement, la structure et la narration présentent des particularités qui attirent l'œil et l'attention du lecteur. Les auteurs ont choisi de ne pas toujours respecter l'unité de lieu et de temps dans certaines pages : une séquence peut se terminer aux deux tiers, et une autre sans rapport commencer dans le dernier tiers. Marston semble systématiquement arborer un sourire factice, d'autant plus éclatant que le dessinateur ne représente pas de séparation entre les dents. Il peut arriver que certaines scènes ne débouchent sur rien. Par exemple page 15, Marston place ses capteurs sur les bras et les jambes d'une jeune femme pour un test : le sourire et le regard intense de la demoiselle semble indiquer qu'elle saisit bien le sous-entendu de domination contenu dans cette situation. Pour autant la page d'après passe à une discussion sans rapport évident entre Marston et son épouse, et il n'est plus jamais question de cette jeune dame. De temps à autre, un bras ou une tête semblent un peu trop gros ou un peu trop petit, ou trop court. Les emprunts à Watchmen (1986/1987) de Dave Gibbons & Alan Moore s'apparentent à du recopiage, par exemple la scène d'entretien entre Albert Fish et Wertham, avec un découpage en 9 cases de la planche et une mise en couleurs contrastée entre présent et images dans l'esprit du psychologue.


Dans le même temps, le lecteur se rend vite compte qu'il ne s'agit pas d'amateurisme. Les auteurs reconstituent une époque précise, ou plutôt développent plusieurs thèmes dans une structure complexe totalement maîtrisée : l'évolution de l'image des comics, au travers de la trajectoire en miroir de deux personnalités très différentes. Au fur et à mesure qu'il découvre les pages, le lecteur relève de nombreuses autres caractéristiques qui attestent d'un ouvrage très réfléchi. Pour commencer, il est découpé en 4 chapitres, chacun correspondant à une époque : de 1922 à 1935, de 1935 à 1940, de 1940 à 1945, et de 1945 à 1956, chacune placée sous le signe d'une personnalité historique différente (Sigmund Freud, puis Albert Fish, Adolph Hitler, Joseph McCarthy). À l'opposé d'un dispositif gadget pour ajouter une caution historique factice et creuse, ces références apportent une profondeur de champ thématique au récit. Au fil des pages, le lecteur relève d'autres références visuelles : à Dave Gibbons, à Richard Corben, à un ou deux artistes ayant travaillé pour EC Comics. Là encore il ne s'agit pas simplement de manque d'inspiration ou de citations serviles. Au dos de chaque page annonçant le chapitre, se trouve un facsimilé de comics d'époque constituant à la fois une référence visuelle dessinée à la manière de l'époque, et un jeu thématique avec les éléments développés dans le chapitre en question. Quand il prend un peu de recul, le lecteur se rend compte du soin avec lequel le récit a été construit, par exemple en remarquant que chaque chapitre s'ouvre avec une vue différente de New York, à autant d'époques différentes, avec un investissement tangible pour respecter l'authenticité historique. Ainsi il s'impose comme une évidence qu'il s'agit d'une BD très soignée, tant sur le plan de sa construction, que sur le plan visuel.



S'il est néophyte en histoire des comics, le lecteur découvre deux individus sortant de l'ordinaire. Un psychologue élève de Sigmund Freud (1856-1939) effectuant un métier éprouvant, constructif pour la société : professeur dans une école de médecine de Baltimore, psychologue expert auprès des tribunaux, être humain soumis à l'exposition la plus crue des horreurs commises par un tueur en série, professionnel écoutant la parole des enfants, individu concerné par la société dans laquelle il vit et souhaitant faire de la prévention. Par contraste, les qualifications professionnelles de William Moulton Marston ne sont jamais explicitées. Son apport à la création du détecteur de mensonges n'est pas forcément très important en pourcentage. Il présente un côté bateleur faisant son autopromotion et sa vie privée recèle des zones d'ombre discutables, en particulier en ce qui concerne sa relation avec sa femme. Le récit n'est pas à charge contre lui, mais il ne provoque pas la sympathie. L'artiste met en scène ses personnages avec une direction d'acteur naturaliste, des individus avec une présence souvent intense, un grand soin apporté à la reconstitution historique (décors, tenues vestimentaires, éléments culturels). Le lecteur découvre ainsi plus qu'un pan de l'histoire des comics : la manière dont la société gère une facette de l'image de la violence en son sein, en particulier dans ses publications à destination de la jeunesse.



Pour un lecteur de comics un peu familier de l'histoire des comics, la narration recèle des richesses impressionnantes. L'utilisation de la scénographie de Watchmen (l'entretien entre Walter Joseph Kovacs & le docteur Malcolm Long) s'impose comme une évidence pour celui entre Albert Fish et Wertham : ce n'est pas du plagiat mais un hommage intelligent à bon escient. L'utilisation du kiosque à journaux se révèle tout aussi pertinente et intelligente. Le retournement de la polarisation affective entre les 2 psychologues fait sens : à la fois pour réhabiliter Fredric Wertham, à la fois pour montrer les failles de Marston. D'ailleurs les auteurs ne grossissent pas le trait. Ils évoquent en passant l'intégration d'Olive Byrne dans le cercle familial, le lecteur sachant peut-être que Marston a imposé un ménage à trois à son épouse. Le lecteur relève d'autres références de la culture comics comme le thème visuel de la blessure à l'œil, pointé du doigt par Wertham, l'exemple positif de Wonder Woman pour les lectrices, et bien sûr la participation de Carmine Infantino (1925-2013) et Julius Schwartz (1915-2004), ainsi que l'image de conclusion. Il se rend compte que les aveux d'Albert Fish sont encore plus terrifiants que la confession de Kovacs : voyeurisme, sadisme, masochisme, fétichisme, flagellation active, zoophilie, prostitution, autocastration, pédophilie, ondinisme, coprophilie, cannibalisme. Il prête une attention plus importante aux autres éléments historiques, ayant conscience qu'il s'agit d'autant de parties émergées d'événements qu'il peut aller approfondir s'il est intéressé : par exemple, l'émotographe de Leonarde Keeler (1903-1949), le code Hays (1930-1968), la carrière personnelle d'Elizabeth Holloway Marston (1893-1993, avocate et psychologue), l'activisme militant de Margaret Sanger (1879-1966), etc. Il observe que William Moulton Marston a écrit les aventures de Wonder Woman de 1941 à 1947, alors que Robert Kanigher les a écrites de 1947 à 1968, avec une interprétation différente de celle de son créateur.


Le lecteur peut partir avec un a priori négatif sur une tranche d'histoire des comics réalisée par des français, et un feuilletage rapide de la BD peut le conforter dans son opinion. Si sa curiosité le mène à entamer la lecture, celle-ci s'avère d'une grande richesse, en termes de reconstitution historique, d'évocation de la vie de Fredric et William, de l'importance culturelle de l'amazone, de thèmes abordés qui sont plus larges que juste les comics. En tant que néophyte, il découvre une facette de la société des États-Unis sur la gestion des comics en tant que vecteur culturel de la violence, mais aussi de l'image de la femme. En tant que lecteur chevronné, il découvre que l'ampleur de la richesse de l'œuvre est encore plus grande qu'il n'imaginait, et que Jean-Marc Lainé & Thierry Olivier ont fait œuvre d'auteur pour un ouvrage à la construction sophistiquée et élégante, et à la narration fluide et très agréable.




4 commentaires:

  1. Je ne connaissais ni cette publication - qui semble très récente - ni cet éditeur !
    Merci de cet article et de ton analyse de l'ouvrage, qui soulèvent maintes questions et qui m'ont poussé à faire plusieurs recherches sur la toile. Par exemple, j'avais déjà entendu parlé d'Albert Fish, mais sans fouiner plus loin : quelle horreur, ça fait franchement froid dans le dos.
    Le sujet de la blessure à l'œil aurait gagné à être détaillé (personnellement, je ne connaissais pas) ; j'ai néanmoins trouvé de quoi il s'agissait dans l'article en anglais que Wikipédia consacre à Wertham : https://en.wikipedia.org/wiki/Fredric_Wertham#Seduction_of_the_Innocent_and_Senate_hearings

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    1. Oui, il s'agit d'une publication récente : 15 janvier 2020.

      J'ai découvert l'existence d'Albert Fish avec cette lecture : effectivement quelle horreur. Je suis toujours surpris par le fait qu'il y ait plus de tueurs en série aux Etats-Unis qu'en Europe, ou alors c'est une impression fausse dans mon esprit.

      La blessure à l'œil : d'un côté je connaissais déjà ce thème pour l'avoir rencontré dans des articles sur les comics, de l'autre je ne souhaitais pas dire tout ce que raconte la BD. A la fin, ça donne effectivement un passage trop cryptique pour le lecteur non initié, dans mon commentaire.

      Jean-Marc Lainé est un traducteur et scénariste de comics et de BD, et également un auteur, par exemple de l'ouvrage Stan Lee, Homère du XXe siècle, et manuel technique sur la bande dessinée, comme Cahier d'exercices BD: 101 exercices pour réussir sa BD, L'écriture du scénario...

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  2. Je ne sais pas s'il y a plus de tueurs en série aux États-Unis qu'en Europe ; je pense que oui. Je pense qu'il y a en Europe beaucoup plus de tueurs en série qu'on ne veut bien l'imaginer.
    Voir (pour ce que ça vaut) : https://www.worldatlas.com/articles/countries-that-have-produced-the-most-serial-killers.html

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    1. Merci pour le lien. Ces statistiques font froid dans le dos. Même en imaginant que tous les tueurs en séries ne sont pas comptabilisés en Europe, les États-Unis conservent la palme du pire tellement ils sont loin devant.

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