Une beauté telle que toi pourrait conduire un homme à la folie.
Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, qui peut être lue sans aucune connaissance du personnage principal ou des écrits de Robert Ervin Howard (1906-1936). Sa première parution date de 2020 et s'inscrit dans la collection Conan le cimmérien, publiée par Glénat, une série d'ouvrages indépendants adaptant les textes d'Howard. Cette bande dessinée a été réalisée par Gess pour le scénario, les dessins, et la mise en couleurs. Elle comprend 46 planches, et elle constitue l'adaptation de la nouvelle Shadows in Zamboula initialement parue en 1953. L'album se termine avec un texte de deux pages, rédigé par Patrice Louinet explicitant les circonstances de la rédaction de cette nouvelle, avec la couverture de Weird Tales de 1935 réalisée par Margaret Brundage, avec la planche d'essai réalisée par Gess (en noir & blanc, et en couleurs, et 6 illustrations hommage en pleine page réalisée par Sylvain Ferret, Boris Beuzelin, Stéphane Branger, Lionel Marty, Benoît Blary et Danijel Žeželj.
Aux confins du désert de Kharamun se trouve la cité de Zamboula, d'abord édifiés par les stygiens, puis enlevée par les envahisseurs de Turan qui en firent l'avant-poste occidental de leur empire. Elle est dirigée par le satrape Jungir Khan, sous l'influence de sa maîtresse Nafertari. Conan le cimmérien séjourne dans cette ville et se retrouve sans le sou, après avoir payé une chambre pour la nuit dans l'auberge d'Aram Baksh. Dans le souk, il regarde les courtisanes en écoutant un vieil homme, un voleur, lui parler de cet aubergiste et de la réputation de son établissement, de la disparition de nombreux individus y ayant séjourné, des soupçons pesant sur lui sans jamais une preuve tangible. Le vieil homme continue en indiquant que seuls des étrangers disparaissent dans cette auberge, personne n'osant s'attaquer à des autochtones. Conan a tout bien écouté sagement, et conseille au voleur de fuir car l'escouade du guet approche. L'autre prend ses jambes à son cou, et Conan sort au milieu de la rue, les cavaliers de l'escouade passant de part et d'autre de lui. Il a un petit sourire aux lèvres. Puis il s'en va par les ruelles du souk jusqu'à l'auberge où il toque violemment sur la porte, jusqu'à ce qu'Aram Baksh vienne lui ouvrir. Conan demande une chope de vin de Ghazan, puis Baksh le conduit jusqu'à sa chambre, en levant et remettant de nombreuses barres de fer à chaque porte franchit sur le chemin.
La nuit tombée, Conan quitte sa chambre. Il traverse dans la cour de l'auberge qui est déserte. Il sort dans la rue qui est absolument déserte également. Ayant eu la confirmation qu'il n'y a personne dans les rues de Zamboula la nuit, il retourne s'allonger sur son lit dans sa chambre en prenant soin de replacer toutes les barres de fer et de refermer tous les verrous. Malgré tout un intrus parvient à pénétrer dans sa chambre, armée d'une massue hérissée de pointes. Conan se saisit de son épée posée à côté de lui et occis son agresseur, puis sort d'un bond dans le couloir : personne. Il revient dans sa chambre. Le cadavre est allongé par terre, l'entaille faite par l'épée au niveau du sternum, bien visible. Conan constate que sa victime a les dents taillées en pointe : il en déduit qu'il s'agit d'un esclave cannibale du Darfar. Conan a bien compris que l'irruption du cannibale a été rendue possible par l'aubergiste et il se lance à sa recherche pour se venger. La porte de sa chambre ayant été verrouillée, il sort par la fenêtre et se met à escalader le mur jusqu'à arriver sur le toit. Il entend des cris dans la rue en dessous de lui : une femme nue est en train de courir, poursuivie par trois cannibales. Il se jette dans la ruelle et s'interpose.
L'adaptation d'une œuvre littéraire en bande dessinée constitue un exercice délicat : il faut trouver le bon équilibre entre la fidélité au texte, et entre son interprétation, une vision personnelle de l'œuvre. En ce qui concerne Conan, cela s'avère encore plus délicat car le lecteur est venu chercher du Conan, c’est-à-dire la personnalité de Robert E. Howard, et qu'il y a déjà eu de nombreuses interprétations du personnage, à commencer par les comics Marvel, en particulier les histoires en noir & blanc du magazine Savage Sword of Conan, mais aussi des interprétations cinématographiques dont celle d'Arnold Schwarzenegger, et de nombreux clones dérivés de l'original, au point d'un diluer le goût et de faire paraître l'original dépassé et insipide. Le lecteur se retrouve donc un peu déconcerté de voir qu'un auteur tel que Gess se lance un projet où le risque est grand de faire plus fade, ou de trahir l'esprit de l'auteur originel. Pour cette collection, l'éditeur a construit son projet sur une adaptation des textes originaux de Howard : la tentation est donc forte de reprendre texto des morceaux du livre et de les illustrer. Dans la postface très réussie, Patrice Louinet indique qu'en plus cette nouvelle est une histoire calibrée de l'écrivain, pour plaire à son éditeur. Il ajoute : l'histoire n'est ni crédible, ni vraisemblable, mais on sent que Howard s'en moque ouvertement. En particulier, le passage au cours duquel Zabibi danse nue au milieu des serpents semble en effet n'avoir été écrite qu'avec deux objectifs en vue : vendre la nouvelle et fournir à Margaret Brundage une scène idéale pour son illustration de couverture.
Dans un premier temps, le lecteur peut effectivement se dire que Gess reprend des passages du livre à l'identique pour présenter la ville de Zamboula, puis en aménage d'autres sous forme de dialogues entre Conan et le voleur âgé pour exposer les informations nécessaires à expliquer l'intrigue. Cela se reproduit à deux ou trois reprises au cours du récit : le lecteur tourne la page et découvre que la suivante contient de copieux phylactères, quand Zabibi explique sa situation et celle de son amant (page 21), quand Baal-Pteor explique qu'il va faire passer un sale quart d'heure à Conan (p. 34), ou encore lors de l'explication final de Zabibi (p. 44). Dans le même temps, dès la première page, le lecteur constate que l'artiste a passé beaucoup de temps pour représenter la ville et sa population. Avec ce mélange très personnel de traits fluides et de traits secs, Gess réalise des descriptions gorgées de détails. Rien sur la première planche le lecteur peut voir une vue générale de cette ville au milieu du désert, avec des formes bâtiments variées, mais participant d'un urbanisme cohérent, les immenses blocs de pierre de la muraille d'enceinte, les différentes types de toit (bombés ou en terrasse), les quelques arbres, les tentes des défavorisés n'ayant pas trouvé de place à l'intérieur, une caravane de chameaux lourdement chargés de marchandises soigneusement arrimés sur leur dos par des cordes, les différents types de tenues des passants, une escorte de gardes en tenue militaire avec de lourdes protection, pour partie à pied, pour partie à cheval, ouvrant le chemin pour un notable à dos d'éléphant, lui aussi richement paré. Et ce n'est que la moitié basse de la première page.
Il apparaît donc immédiatement que pour Gess l'intérêt de l'adaptation réside dans la concrétisation du monde dans lequel évolue Conan, dans la civilisation barbare fantasmée, dans le développement de l'imaginaire associé à ce personnage plus grand que nature. Effectivement l'artiste ne ménage pas sa peine. Chaque planche permet au lecteur de se projeter dans des lieux tangibles, à l'opposé de bâtiments génériques vaguement esquissés, en contraste total avec des structures informes et prêtes à l'emploi, vidées de toute personnalité parce que piochées dans des clichés visuels ayant dégénéré du fait d'une simplification paresseuse ou industrielle. La richesse de la narration visuelle fait passer l'intrigue au second plan, et le lecteur comprend que l'auteur ait pu jeter son dévolu sur cette histoire ni crédible, ni vraisemblable : il jouit ainsi d'une grande latitude d'adaptation. Tout du long, le lecteur prend son temps pour observer chaque lieu dans le détail : la salle d'audience du satrape (le temps d'une case en page 5), les étals du souk avec la mise en valeur des marchandises, le patio intérieur de l'auberge (planche 10), la rue déserte dans laquelle Conan vient en aide à Zabibi (p.16), les statues simiesques sur le mur d'enceinte du temple d'Hanuman, la statue gigantesque et monstrueuse d'Hanuman, le salon de Baal-Pteor, la chambre du palais du satrape, etc.
Les pages de Gess font exister un monde en totale cohérence avec la nature du récit, de son personnage principal, des individus et des créatures qui le peuplent, avec un vocabulaire graphique riche et adapté, comme l'avait fait Gustave Flaubert dans son roman historique Salammbô (1883). Il ne s'agit pas pour autant d'une suite de tableaux figés. L'auteur a réalisé 5 pages dépourvues de texte qui racontent l'histoire par le seul dessin, avec en particulier les planches 8 & 9. Dans la 8, Conan se tient au milieu de la rue, alors que les cavaliers de la garde passent de part et d'autre : son visage affiche dans une attitude de défiance amusée irrésistible. La planche de la page 9 comporte 4 cases de la largeur de la page, montrant le cheminement de Conan qui avance dans la rue, emprunte un passage couvert, ressort dans une rue d'habitation dépourvue de commerce, pour arriver dans la rue de son auberge. Le lecteur a eu la sensation de traverser ces différents quartiers à une distance respectueuse du cimmérien. À plusieurs reprises, le lecteur se rend compte qu'il prend son temps pour savourer la construction d'une planche ou d'une séquence. Par exemple le cheminement dans la rue quand Zabibi explique son cas à Conan : une vue de dessus de plusieurs rues avec escaliers et façades ouvragées, et le duo placé à quatre endroits différents dans cette unique case pour montrer leur progression. Ou encore les scènes de combat : Gess n'aligne pas juste quelques cases avec Conan dans des postures avantageuses, il montre la suite logique des mouvements et des déplacements dans un plan de prises de vue adapté, avec des cases spectaculaires.
Cette richesse de la narration visuelle et ces savantes compositions nourrissent l'intrigue qui devient une aventure dans un monde très consistant et cohérent. Gess va encore plus loin dans son travail d'adaptation, tout en respectant l'intention de l'auteur. Il est impossible de faire abstraction du fait que Zabibi soit représentée nue dans chacune de la vingtaine de pages où elle est présente, y compris de face. En fonction de sa sensibilité, le lecteur peut trouver ça plus ou moins de bon goût, et même plus ou moins légitime. À l'évidence c'était l'intention de Robert E. Howard d'avoir cette touche assumée d'érotisme, en particulier pendant la danse des serpents, touche présente dans d'autres aventures de Conan comme Conan le Cimmérien - La Fille du géant du gel adapté par Robin Recht. En cela Gess est le digne héritier de Philippe Druillet et de son adaptation de Salammbô ou des bandes dessinées de Richard Corben (Den) assumant la logique de leur récit barbare jusqu'au bout, sans hypocrisie pudibonde.
Adapter un récit de Conan n'est pas chose aisée, ni pour respecter l'intention de l'auteur originel, ni pour faire quelque chose d'original. Gess surprend en se lançant dans ce projet et surprend encore plus avec une version extraordinaire de cette histoire qui combine à merveille l'écriture de Robert E. Howard (sans recopier des paragraphes entiers), une interprétation personnelle avec des visuels enrichissant l'original sans le trahir, et une narration visuelle extraordinaire.
Un commentaire qui tombe à pic pour me rappeler que je n'ai pas encore lu un seul album de cette série, et que les six ou sept premiers attendent toujours bien sagement dans ma réserve.
RépondreSupprimerQuant j'ai vu que Gess allait réaliser "Les Mangeurs d'hommes de Zamboula", j'étais sûr que tu allais le lire et le commenter.
Contrairement à toi, j'ai bien l'intention de faire tous les albums, mais pas de piocher çà et là selon les artistes qui se frottent à l'exercice.
Je n'étais pas très sûr de lire ce tome, mais Bruce me l'a prêté ce qui a levé mes dernières hésitations.
SupprimerJ'ai lu beaucoup d'histoires de Conan par le passé : de nombreux épisodes de la série Conan et de la série Savage Sword of Conan, publiées par Marvel, ainsi que la plupart des histoires écrites par Robert E. Howard, et que quelques-unes écrites par Lyon Sprague de Camp. Du coup, ma curiosité pour toutes les nouveautés Conan est émoussée. c'est ce qui explique que je n'ai pas d'envie de lire ces nouvelles adaptations.
J'ai lu toutes les nouvelles d'Howard et quelques-unes de Sprague de Camp. Assez peu de comics, en revanche ; j'avais lu "Les Nouvelles Aventures de Conan", de Busiek et Cie, l'anthologie Soleil consacrée à J. Buscema, ainsi que l'intégrale que les mêmes avaient publiée.
SupprimerAvec le recul, je trouve le Conan des versions américaines convenu dans la forme. J'ai donc décidé de faire fi de toutes les versions anglo-saxonnes (à l'exception des strips publiés chez Neofelis) et de ne lire que cette série française, pour le meilleur et pour le pire. Côté pire, je pense au premier tome, trop ancré dans le registre caricatural. Côté meilleur, je prends pour exemple "La Fille des géants du gel" - que tu as lu et chroniqué - une relecture débarrassée de toute pudibonderie, qui n'aurait jamais pu voir le jour de l'autre côté de l'Atlantique, en tout cas pas chez un éditeur du calibre de Glénat.
Déjà saturé, je n'avais même pas lu Les nouvelles aventures de Conan de Busiek.
SupprimerOui, c'est vrai : La fille du géant du gel fut une exception pour moi, et un plaisir de lecture, et voici une 2ème exception. Peut-être que tes chroniques à venir me feront changer d'avis sur d'autres tomes de la série.