Babel n'est pas un mythe, c'est une escroquerie.
Le néant n'aura bientôt plus aucune limite. Pas même celle des champs infinis mais trompeurs de l'imagination (extrait de Les contemplations de Shaan). - Quelque part sur une planète isolée dans le vide de l'espace, un vieil homme est grimpé sur un haut rocher en forme de colonne et il vitupère contre les dieux qui permettent que sa planète soit bientôt effacée par l'Écume, hurlant que les siens ne sont pas nés que pour souffrir et mourir, ne comprenant pas pourquoi ceux de là-haut veulent les réécrire. Bientôt les vaisseaux de l'Écume atterrissent à la surface de la planète, comme une écume noire déchiquetée. Shaan sort du vaisseau amiral et indique qu'il veut que l'épuration de la bordure extérieure se poursuive. Il se rend devant un cercueil noir qui s'ouvre et dont sort une vrille métallique articulée qui vient transpercer sa main droite. Elle absorbe un peu du sang de Shaan qui indique qu'il a le goût de la proie du monstre robotique lupin dans le cercueil. Shaan lui enjoint de libérer l'univers de la complexité qui le dévore. Il lui ordonne de trouver son double asymétrique et corrompu de naissance, et de le tuer. Le monstre mécanique doit trouver et tuer Sloane.
Sur la planète Kazhann, les militaires viennent de voir apparaître un cercueil volant géant dans leur spatioport. Un détachement d'une douzaine de soldats se rend devant et réfléchit à ce qu'il convient de faire. L'un d'eux ouvre le feu dessus y créant une grande brèche. Il ne leur reste plus qu'à pénétrer à l'intérieur. Dans une salle, ils se retrouvent face à un individu derrière un pupitre. Il dit s'appeler l'Abbé et salue les dignitaires de Kazhann au nom du collectif. Il ajoute qu'il en sera la parole et le visage, dépêché parmi eux pour s'entretenir d'urgence avec les esthètes pontifes de ce monde. Il demande à parler à leurs maîtres, les barons bleus. Il a à leur parler de Shaan. Dans son lit, Lone Sloane est tiré de son sommeil de dix ans par Légende. Cette dernière lui indique qu'il est attendu. Il s'habille et il est amené devant l'Abbé assis sur un trône, entouré par cinq barons bleus. L'Abbé se présente : il est l'ambassadeur suprême du collectif de Babel. Il espère être le témoin de la chute de Shaan. Lone Sloane lui répond qu'il arrive un peu tard parce qu'il a déjà réglé le compte de Shaan. L'Abbé le détrompe : Shaan, l'ennemi naturel de Lone Sloane, a su retrouver la source d'une entité-force appelée l'Écume, un fragment aveugle du non-être, un principe perverti et privé de substance qui se nourrit de tout ce qui fut, est ou sera un jour. Elle nage dans le sillage de l'empereur se répandant comme une tâche qui dévore les étoiles, une contagion pour être exact.
Lone Sloane est donc un personnage créé par Phillipe Druillet au milieu des années 1960, ayant bénéficié d'une première aventure rééditée dans Lone Sloane 66 : Le mystère des abîmes (1966). Il a réalisé 5 autres histoires consacrées à Lone Sloane : Les Six Voyages de Lone Sloane (1972), Delirius (1973, scénario de Jacques Lob), Gail (1978), Salammbô (d'après Gustave Flaubert, 1980, 1982, 1986), Chaos (2000), Delirius 2 (21012, scénario de Jacques Lob & Benjamin Legrand). Il s'agit donc de la reprise d'un personnage par de nouveaux auteurs, avec la bénédiction de son créateur encore vivant. Il est un peu difficile d'envisager cette reprise pour un lecteur ayant déjà lu une des aventures originelles, tellement elles sont façonnées par la forte personnalité de son auteur, à la fois dans le ton de la narration, à la fois par sa flamboyance visuelle démesurée. Le lecteur s'attend donc à retrouver ces éléments : c'est le cas. Xavier Cazaux-Zago a repris les caractéristiques d'écriture de Philippe Druillet : des personnages qui emploient des gros mots, des pavés de texte emphatiques et lyriques, pas toujours explicites. Lone Sloane a toujours son caractère de cochon : il envoie promener ses interlocuteurs qui l'ennuie avec des insultes ordurières, et il est en colère. Le scénariste fait également apparaître des personnages de précédentes aventures : Zearl le néomartien, Vuzz le fou, Légende, Kurt Kurtsteiner. Il le fait en donnant assez d'information pour qu'un nouveau lecteur sache de qui il s'agit et ce qu'il vient faire là.
Le lecteur attend également beaucoup de retrouver la démesure visuelle et barbare de Philippe Druillet, tout en sachant que c'est vain car il n'y a que Druillet qui réalise des pages de Druillet. Malgré tout, la couverture est prometteuse, avec une composition dérivative de Druillet, tout en en ayant la force. La première planche est un dessin en pleine page : une vision d'une ville avec des statues colossale et une petite tour de Babel, avec un cadre autour qui reprend des ornements typiquement Druillet, en particulier des visages extraterrestres grimaçants. On s'y croirait presque, si ce n'est la colorisation plus sophistiquée, sans cette saveur psychédélique. Dans les planches 4 & 5, le lecteur retrouve d'autres éléments spécifiquement Druillet (ses vrilles au découpage géométrique), ainsi que l'absence de silhouette humaine permettant de se projeter de trouver un point de vue humain. Au fur et à mesure des séquences, le lecteur retrouve des sensations propres à la narration visuelle de Druillet : un découpage de planche toujours changeant, avec parfois des cases en forme de disque, des cases de la hauteur de la page, un dessin en double page qui nécessite de faire faire un quart de tour à la BD pour la tenir à la verticale, des visions cyclopéennes (un gigantisme écrasant les silhouette humaines, les rendant insignifiantes), des cases en trapèzes qui s'emboîtent les unes dans les autres, des images encadrées par des têtes de soldats en train de regarder, des vrilles technologiques faisant des angles aigus agressifs et déchirants, des cases tenant de l'illustration. Malgré tout, il n'est pas très satisfaisant de considérer cette bande dessinée uniquement sous l'angle d'une histoire à la manière de Philippe Druillet parce que ça n'en est pas, sous l'angle de l'ersatz forcément moins bien.
Néanmoins, il n'est pas si simple de la considérer comme une œuvre autonome parce qu'elle est fortement marquée par sa genèse de continuation d'une œuvre existante. Le lecteur ne peut que constater que Dimitri Avramoglou réalise des planches avec une forte personnalité graphique, pour partie héritée de Philippe Druillet (le caractère obsessionnel en moins dans le niveau de détail) dont il sait manier les idiosyncrasies graphiques avec intelligence, pour partie plus personnelle avec des traits de contour plus fins et plus réguliers, un usage du noir plus inquiétant par sa propension à infecter les surfaces attenantes, un goût réel pour concevoir des vaisseaux spatiaux aux formes originales, et une belle capacité à faire s'exprimer la tension et la rage des personnages. De temps à autre, le lecteur se dit que certaines cases manquent de décors. La plupart du temps, il est impressionné par le spectacle visuel qui s'offre à lui. De la même manière, il n'est pas si simple de faire abstraction de la parenté avec Philippe Druillet dans la manière de raconter l'histoire. L'intrigue est assez linéaire et facile à suivre : Lone Sloane, Légende et l'Abbé se dirige vers la mythique Babel pour y trouver un livre qui permettre de défaire Shaan. La page de crédits précise qu'il s'agit d'une idée originale de Serge Lehman, et le lecteur peut effectivement percevoir le goût de cet auteur dans les saveurs métaphysiques du récit. Lorsque le récitatif évoque l'antique sceau de Borges, le lecteur fait également le lien avec la nouvelle La bibliothèque de Babel (1941) de Jorge Luis Borges (1899-1986), présente dans le recueil Fictions.
Xavier Cazaux-Zago fait un usage libéral des récitatifs et des personnages qui déclament des phrases empathiques et lyriques. Sous réserve qu'il ne soit pas allergique à cette forme d'expression le lecteur se rend très vite compte que ces phrases sont porteuses de plusieurs sens, et se prêtent bien à l'interprétation. Par exemple, en lisant la question prononcée par un personnage (Pourquoi qu'ils veulent toujours nous réécrire là-haut ?), le lecteur peut le lire au premier degré, mais aussi comme un écho du fait que Cazaux-Zago & Avramoglou sont en train de procéder à une réécriture de Lone Sloane, à leur façon. Cela fonction aussi avec les images : quand Shaan lâche un loup robotique pour traquer Lone Sloane, le lecteur peut y voir une forme de conte de fées déformé. Parfois cela aboutit à une touche d'humour pas forcément faite sciemment : difficile de ne pas sourire en lisant Le temps des retraites est révolu, en plein débat sur la réforme des retraites. Très vite, la dimension métaphorique du récit crée une mise en abîme : les personnages ont pour objectif de trouver un ouvrage contenant le récit qui décrit comment défaire leur ennemi, et ils vont participer à son écriture, soit un questionnement sur la nature même d'une fiction et du rôle des protagonistes. La conclusion boucle d'ailleurs la boucle en faisant explicitement référence aux cycles du champion éternel (créé par Michael Moorcock) et à et son épée maudite, le porteur d'orage (traduction littérale de Stormbringer), déjà une vision cyclique des héros de fiction, un éternel recommencement.
Cette bande dessinée est pétrie d'idiosyncrasies, à commencer par celles de Philippe Druillet. Ce n'est pas du Druillet, mais le lien spirituel est présent, respectueux, et conforme à l'esprit. À bien des égards, la narration reprend des caractéristiques d'écriture de bande dessinée des années 1970, rendant la lecture différente, moins fluide, avec des récitatifs moins polis par une écriture normalisée. En cela, cette bande dessinée s'apprécie au regard de l'œuvre de Philippe Druillet, avec la conscience d'être réalisée par des disciples et pas par le maître, sans pouvoir prétendre faire aussi bien, en particulier sur le plan graphique. D'un autre côté, il est quand même possible de l'envisager pour elle-même, comme un récit de science-fiction métaphysique, autoréflexif, sur la nature même d'un récit et sa façon de s'autoalimenter dans une littérature ayant conscience de sa propre existence, de ses prédécesseurs.
"Cette bande dessinée est pétrie d'idiosyncrasies" ; point intéressant, car je me demande si l'on peut rendre hommage à Druillet ou reprendre son univers sans être "contraint" d'imiter la partie graphique. Je pense que l'œuvre de Druillet se caractérise par une indivisibilité de la narration et du dessin. L'exercice est donc ardu, mais empêche peut-être l'artiste de pouvoir faire autre chose que du Druillet ou en tout cas de s'en rapprocher.
RépondreSupprimerJe suis convaincu qu'on ne peut pas rendre hommage à Druillet sans imiter sa partie graphique. Je n'avais lu qu'une seule aventure de Lone Sloane : Salammbô, et ce sont les dessins plus que l'histoire qui m'avaient mis à genou. Du coup, ce n'était pas la suite des aventures de Lone Sloane que je cherchais dans cette BD.
SupprimerJ'avais feuilleté Babel une première fois à la FNAC et l'avait reposé. C'est en lisant une interview de Druillet, Cazaux-Zago et Avramoglou dans le mensuel dBD que je me suis dis que ça devait pouvoir fonctionner... et j'ai cédé à la tentation. En effet j'aime beaucoup l'univers visuel de Druillet, et il ne me vient pas à l'esprit d'autre bédéaste qui navigue dans les mêmes eaux.