Tu te souviens de la crise indienne de 1990 ?
Dans la librairie Stephan à Beyrouth, un homme en veste noire (tenant à la main un exemplaire de L'ombre de Jaïpur) en rejoint un autre avec une veste blanche. L'homme en noir indique que c'est pour demain : le touriste doit visiter le site de Baalbek le lendemain matin. Dans l'ancienne Héliopolis, entre les temples de Bacchus, Jupiter et Vénus, s'étant écarté du reste du groupe de touristes, un touriste roux est assailli par l'individu blond en veste blanche qui l'assassine en lui tranchant la gorge. Puis il prend une photographie du cadavre. Depuis le bar de son hôtel, le blond appelle son contact et lui indique qu'il a rempli sa part du contrat. Il sort alors de l'hôtel et va jeter un bouquet de roses dans la mer. À Beloeil dans la banlieue de Montréal, Caroline Baldwin emménage dans le pavillon qu'elle vient d'acheter, avec Gary Scott, agent du FBI. Ce dernier l'informe qu'il doit repartir le jour même car le bureau l'a appelé pour une mission de quelques jours à la frontière américaine. Le soir même, Rachel (une cousine) vient sonner à sa porte. Elle souhaite engager Caroline en tant que détective privée, pour qu'elle retrouve son fils Jérémie.
Rachel explique que son fils Jérémie (15 ans) est en révolte contre l'ordre établi, qu'il sèche les cours, qu'il a disparu depuis 6 jours. Elle a déclaré sa disparition à la police tribale qui estime que c'est de son âge et que ça lui passera. Caroline accepte de le retrouver. Le lendemain, alors qu'elle s'apprête à partir avec Rachel pour aller enquêter, Caroline Baldwin est abordée devant chez elle par Nohad Yared, une femme qui souhaite l'engager pour retrouver son père. Baldwin indique qu'elle est déjà sur une autre affaire. En faisant route vers la ville de Québec, Rachel donne plus d'informations à Caroline. Elle évoque la crise indienne de 1990 : blocus de chemins de fer en Ontario, blocus routier au Québec, la crise d'Oka (du 11 juillet au 26 septembre 1990) et le blocage de la circulation au pont Honoré-Mercier (reliant la réserve autochtone de Kahnawake à Montréal). Rachel sait que son fils fréquente assidûment des individus militant pour une insurrection violente. En outre, les affaires indiennes ont lancé une enquête sur ces agissements.
Dans l'introduction du troisième tome de l'intégrale, Anne Matheys explique que pour concevoir son intrigue, André Taymans a reçu le soutien d'un agent secret canadien, et a du coup approfondi ses recherches sur l'histoire des indiens dans la société canadienne. Comme amorcé depuis plusieurs tomes, l'auteur souhaite raconter des histoires avec une intrigue plus sophistiquée et mieux documentée. Effectivement, Caroline Baldwin se retrouve impliquée dans une enquête sur une fugue. Il s'en suit une forme de course-poursuite (Baldwin traquant son neveu Jérémie) ce qui constitue une dynamique entraînante pour le récit, propice à de nombreux rebondissements, avec une implication émotionnelle immédiate, ne serait-ce que l'inquiétude de la mère pour son fils qui se met en danger, sans prendre conscience de la gravité de ses actes. L'artiste ne dramatise pas pour autant les gestes et postures de ses personnages, conservant une approche plus naturaliste que théâtrale, ce qui permet au lecteur adulte de plus facilement se projeter en eux. Il représente les différents acteurs avec une forme de simplification dans les contours et les traits de visage, rendant la lecture d'autant plus facile, sans pour autant sacrifier les détails, qu'il s'agisse de leur morphologie ou de leur tenue vestimentaire y compris quand il s'agit des uniformes de la police, auquel il ne manque aucun accessoire.
Accroché par le suspense de savoir si Caroline Baldwin réussira à tirer Jérémie de la mauvaise situation dans laquelle il s'est fourré, le lecteur plonge avec elle dans une intrigue qui se nourrit de la réalité historique de cet endroit du globe, et plus particulièrement du sort des Premières Nations au Canada. Comme à son habitude, l'auteur développe son histoire sur la base d'éléments bien réels. Ici, il s'agit de la gestion des indiens par le gouvernement canadien, par le bais du ministère des Affaires autochtones et du Nord Canada (Aboriginal Affairs and Northern Development Canada) qui est responsable des politiques liées aux peuples autochtones canadiens, c’est-à-dire les Premières Nations, les Inuits et les Métis, mais aussi de l'action militante d'indiens pour faire reconnaître leurs droits sur des territoires (la crise d'Oka). Le lecteur curieux peut aller se renseigner sur les faits et constater qu'André Taymans connaît son sujet. Ainsi l'histoire de cette bande dessinée est fondée sur des faits réels, des tensions entre plusieurs communautés. Cette dimension du récit est également alimentée par le soin apporté aux environnements décrits. Dans ce tome, l'artiste continue d'utiliser ses connaissances des lieux acquises lors de séjours touristiques. Toutefois, le lecteur n'éprouve pas la sensation de suivre un guide pour faire le tour de sites remarquables. La représentation des autoroutes, de la terrasse Dufferin à Québec, des rues de Québec, du château Frontenac, du Parc de Mont-Royal de Montréal sont impeccables et conformes à la réalité. Ce sont aussi les lieux que traverse ou longe Caroline Baldwin lors de ses déplacements. Ce n'est pas du tourisme pour caser des sites remarquables, c'est vraiment l'endroit où vit et évolue l'héroïne. Ce qui n'empêche pas le lecteur de profiter de la très belle perspective de la terrasse Dufferin ou d'admirer les façades du château Frontenac.
Au fur et à mesure des pages, le lecteur apprécie l'habileté narrative élégante de l'auteur. C'est tout naturellement que Caroline Baldwin se retrouve mêlée à cette affaire de fugue, par le biais de sa cousine Rachel. C'est tout naturel que Baldwin se sente concernée par cette histoire car elle est elle-même d'ascendance indienne et donc concernée par le traitement de ce peuple par le gouvernement canadien. Il se rend compte qu'André Taymans se montre tout aussi habile à intégrer des clins d'œil visuels discrets. Ça commence avec un tee-shirt et une casquette avec le logo de Batman. Ça continue avec la bande dessinée que tient l'homme à la veste noir : L'ombre de Jaïpur (1981) de Daniel Ceppi & Juan Martinez. S'il y prête attention, il constate également qu'un client de la librairie est en train de lire Blankets (2003) de Craig Thompson, et il reconnait le logo de la série Jonathan de Cosey. Planche 15, il est intrigué par 2 personnages en premier plan dans le hall de l'hôtel où Caroline Baldwin est en train de prendre une chambre. Dans la préface de l'intégrale, Anne Matheys explicite leur identité pour le lecteur néophyte : Albert Weinberg (1922-2011, un ami proche de Taymans) et sa création Dan Cooper (41 tomes). Ne pas identifier ces références n'enlève rien au plaisir de lecture, encore moins à la compréhension de l'histoire.
S'il l'avait oublié, le lecteur peut à nouveau admirer les qualités de la narration visuelle au travers de 6 planches muettes. Par exemple, le meurtre initial est raconté en 2 planches dépourvues de mot, pour une lisibilité exemplaire, et un impact émotionnel marquant. D'ailleurs, il ne s'aperçoit qu'à la fin de la dernière page qu'il a tout lu d'une traite, avec une facilité étonnante. Pour autant, le récit met en jeu une intrigue étoffée, des personnages adultes, un suspense bien construit. À la rigueur, il a peut-être tiqué sur 2 coïncidences un peu grosses : la présence de Gary Scott dans le même club où Caroline Baldwin a suivi Claude Fortier, la simultanéité des 2 enquêtes (celle sur le fils de Rachel, celle sur le père de Nohad Yared). Mais prises dans leur ensemble, les composantes de cette histoire font plus que simplement s'additionner. Elles s'intègrent dans un tout avec une précision extraordinaire. Elles constituent un polar de haute volée, avec des personnages incarnés, aux convictions, au caractère, et aux agissements modelés par leur histoire personnelle et leur appartenance socio-culturelle. L'intrigue trouve ses racines dans l'histoire de cette région du monde, mettant en lumière des tensions ethniques et politiques spécifiques, à l'opposée d'une polémique générique indépendante de l'environnement dans lequel elle se déroule. Les personnages sont soumis aux paramètres qui régissent la société dans laquelle ils évoluent de manière naturelle et évidente, malgré la complexité du contexte.
Quand il ouvre un nouveau tome de la série, le lecteur a des attentes très claires : il veut retrouver l'héroïne qu'il a appris à connaître et à apprécier, ainsi que les caractéristiques de la série (dessins descriptifs et découverte de lieux reproduits fidèlement), tout en lisant une nouvelle histoire qui ne donne pas l'impression de se répéter, et également un bon polar avec une enquête semi-réaliste. Avec cette première partie, André Taymans lui donne tout ça, sous la forme d'une bande dessinée qui se lit toute seule, tellement l'intégration des différentes composantes est élégante et harmonieuse.
J'adore lire tes commentaires sur cette série. Chaque article me donne de plus en plus envie de m'y attaquer.
RépondreSupprimer"André Taymans a reçu le soutien d'un agent secret canadien" : diable ! Voilà qui n'est pas pour plaisanter !
À lire ton paragraphe sur les lieux touristiques, ça donne envie d'y aller et de voir à quoi ça ressemble, ce que j'ai fait, en tout cas sur Internet ; merci la technologie. Tu en parles en connaisseur, et il me semble me souvenir que tu m'avais dit que tu avais passé des vacances au Québec.
Merci pour le compliment ; ça me met la pression pour les suivants. :)
RépondreSupprimerOui, ta mémoire est bonne : j'avais passé des vacances au Québec, et j'apprécie la qualité de la description de l'artiste qui me donne la sensation d'y être.