Et lui, il donne sa préférence à cet Italien avaleur de nouilles !
Ce tome est le dernier d’une tétralogie, qui fait suite à une autre tétralogie : Borgia (2004-2010). Il fait suite à Le Pape terrible T03: La pernicieuse vertu (20013). Son édition originale date de 2019. Il a été réalisé par Alejandro Jodorowsky pour le scénario, et par Theo (Theo Caneschi) pour les dessins, la mise en couleurs ayant été réalisée par Luca Merli. Il comporte cinquante-deux pages de bande dessinée.
Le 21 février 1513, un nuage lugubre passe dans le ciel de Rome. Église San Pietro in Vincoli, sous la coupe de la famille Della Rovere, la grande cloche peinte en noir sonne le glas. Toute la ville prie pour l’âme de Jules II. Dix gardes suisses, ainsi que les peintres Michel-Ange et Raphaël, portent le vicaire de Dieu vers sa tombe. Placés à l’avant du cercueil, les deux artistes sont en train de se lancer des invectives, le second mettant en avant qu’il été le préféré du pape, traitant l’autre d’ivrogne pestilentiel, alors que le premier estime que lui était le préféré pour son talent. Raphael fait remarquer que lui au moins termine ses œuvres, alors que ça fait des années que Michel-Ange sculpte les quarante statues du tombeau du pape et qu’il n’en a terminé que quelques-unes. Son interlocuteur rétorque que oui, dont un Moïse si grandiose qu’il vaut bien tous les vains princes de Raphael, que ce dernier n’est pas un peintre, qu’il n’est qu’un marchant d’écume. Ils commencent à s’insulter et à se porter un coup de pied. Les gardes suisses mettent vite un terme à ce comportement, en menaçant de les castrer. De son côté, Nicolas Machiavel se rend dans l’établissement de Madame Imperia, mais il trouve porte close, et une voix lui répond que c’est fermé aujourd’hui, car ce sont les funérailles du saint père, jeûne sexuel. Il explique qu’il ne vient pas forniquer, qu’il apporte un trésor à la patronne.
Nicolas Machiavel est introduit à l’intérieur, et il trouve les prostituées en train de prier autour d’un autel improvisé devant une statue de la Vierge. Il parvient devant Madame Imperia qui est assise à l’écart, et il lui demande son nom véritable. Un peu décontenancée, elle répond qu’il y a des années qu’elle ne l’a pas prononcé : Marietta Corsini. Il s’agenouille devant elle et lui déclare qu’elle n’est pas une prostituée, mais une reine. Il lui déclare qu’il l’aime, et lui demande qu’elle soit sa femme. Elle rétorque qu’elle n’épousera qu’une montagne d’or. Il vide devant elle le sac qu’il a apporté : quatre kilos d’or. Il indique qu’il ne l’a pas volé, c’est Jules II qui le lui a donné. Il est le dernier accompagné d’une ombre à l’avoir vu vivant. Et il raconte. Il a été accueilli par le pape lui-même dans ses appartements privés. Jules II l’a convié à boire une coupe de marc, et il lui a confié une nouvelle d’importance. Alors que Machiavel boit, le pape lui annonce qu’il va mourir cette nuit. Il confirme : lui Jules II sera mort le lendemain matin. Et il lui remet un sac contenant quatre kilos d’or. Il explique qu’il ne ment qu’à ses ennemis, qu’il a restauré le saint pouvoir du Vatican, et qu’il peut maintenant quitter ce monde cruel et demeurer auprès de Dieu qu’il aime.
Dernier tome : le pape meurt le 21 février 1513 (conformément à la réalité historique), il est enterré, et Nicolas Machiavel (1469-1527) racontent les dernières semaines de cet individu hors du commun. C’est plié… Enfin… Pas tout à fait… Déjà parce que le scénariste a pris des libertés avec la véracité historique dans les tomes précédents, qu’il peut raconter ce qu’il veut, ensuite parce que l’élan vital de Giuliano Della Rovere a été ravivé dans le tome précédent, et que cet individu en impose par sa démesure. Alors même que son décès est acté dans la première planche, le lecteur se demande ce que lui réserve l’intrigue. De fait, ça démarre très fort avec une version très personnelle du Ve concile du Latran, et de son ouverture le trois mai 1512, en présence de quinze cardinaux et de soixante-quinze évêques. Puis vient la campagne militaire de Gaston de Foix (1489-1512) avec la progression très rapide de son armée. Enfin Machiavel part avec son épouse s’installer à la campagne. Le lecteur découvre surprise après surprise, parce que l’auteur continue de réarranger les faits historiques à sa sauce. Par exemple, le sermon spectaculaire de Latran est prononcé par Jules II, au lieu de Gilles de Viterbe (1469-1532) dans la réalité. L’attaque finale de Gaston de Foix se produit à Rome, sur la place du Vatican, au lieu de Ravenne. Aussi, Machiavel épouse Marietta Corsini en 1513, au lieu de 1501.
Habitué à cette réécriture de l’Histoire, le lecteur s’en accommode fort bien, d’autant qu’il s’est attaché à cette version plus grande que nature de Jules II et des autres, plutôt qu’une vie de pape officielle. Il ouvre le tome, et il découvre une première planche saisissante, évoquant la première du premier tome, avec un jeu de lumières dans les nuages. Il vérifie : il y a eu un changement de coloriste par rapport aux deux tomes précédents. Le travail du nouveau venu, Luca Merli, évoque celui de Sébastien Gerard dans le premier tome… en encore plus sophistiqué. La mise en couleurs vient nourrir les formes détourées, apporter des ambiances lumineuses, rehausser les reliefs, allant parfois jusqu’à représenter des éléments visuels complémentaires, comme en couleur directe. Le lecteur ralentit sciemment sa lecture pour savourer des visuels magnifiques : le crâne dans le ciel d’orage, la procession funéraire et les coups de pied que se donnent Raphael et Michel-Ange, les magnifiques appartements de Jules II avec les peintures réalisées par Raphael, la somptueuse tiare portée par le pape au concile, Louis XII en train de vitupérer contre trois conseillers de petite taille effrayés, les ébats de Machiavel et de la voluptueuse Marietta, les verdoyants jardins papaux, et le ciel comme habité par un visage en nuages dans la dernière page. Un régal à chaque page.
Sans oublier que Jodorowsky est égal à lui-même : il excelle dans le dosage de sa narration, entre texte et images, et dans la création moments spectaculaires à la tension paroxystique. Le lecteur n’est pas près d’oublier des moments chocs et visuels : l’hostie déversant du sang entre grand guignol et horreur mystique, le duel dans le bassin entre Gaston de Foix et Jules II pendant sept pages de sauvagerie et de pulsion animale, et la mort (totalement inventée) du même Gaston de Foix dans des circonstances frappant l’imagination. Dessinateur et coloriste réalisent des planches habitées par un souffle entre élan vital débridé et démence intérieure : le regard fou de Jules II alors que le sang dégouline sur son visage, le dénouement d’une vigueur débridée et pénétrante pour le corps à corps dans le bassin aquatique, la foudre frappant un cavalier et sa monture. Le lecteur ressent pleinement le déchaînement d’intenses émotions brutes et jubilatoires, parfois jouissives. Il en mesure encore mieux la puissance, lorsqu’il tourne la page et découvre un paysage bucolique et apaisé, ou toute la sensualité de la relation sexuelle entre Marietta & Nicolas.
Le lecteur se rend compte qu’il se trouve sous la coupe du suspense de l’intrigue, alors même qu’il en connaît l’issue… ou du moins le croit-il car le scénariste le manipule avec élégance, jouant sur sa propension à anticiper des événements annoncés. Il n’hésite pas non plus à introduire des coups de théâtre, entre réécriture assumée de l’Histoire et autres inventions comme un frère de Giuliano Della Rovere et son fils. Le lecteur retrouve les thèmes des précédents tomes : à commencer par l’homosexualité généralisée dans les rangs des hommes d’Église au Vatican, et la vitalité hors du commun du pape lui-même, avec une préférence affichée pour les jeunes hommes, ses choix ayant évolué depuis le premier tome. Mais voilà, même si le rôle de Machiavel a gagné en importance de tome en tome, Jules II reste bien le personnage principal. Le lecteur se rend compte qu’il s’est attaché à cet homme d’âge mur, qui a conservé toute sa vigueur dans la force de l’âge, un stratège remarquable, un fin tacticien, traversé de véritables transports émotionnels, de l’amitié à l’amour. Certes il est moralement condamnable : exercice du pouvoir uniquement pour assouvir ses pulsions de conquête et ses passions physiques… encore qu’il s’enorgueillisse d’avoir rendu toute sa gloire à l’Église. Il est doublement condamnable en tant que chef spirituel suprême de l’Église catholique, dont les actions en bafouent à chaque instant les croyances et les valeurs. Mais quand même…
L’appétit de vivre de Della Rovere, sa rouerie et ses victoires le rendent attachant : tenir tête aux cardinaux et aux armées de Louis XII, retourner leur allégeance par des ruses hors du commun. Quelle intelligence ! Quel panache ! À côté, Nicolas Machiavel apparaît comme terne et timoré, en tout cas pas à la hauteur d’un tel individu hors norme. En plus, il trouve son bonheur dans une banale relation hétérosexuelle, trouvant son épanouissement dans la normalité conventionnelle du mariage… Bon, pas tout à fait, puisque son amour a pour objet une voluptueuse mère maquerelle dont il fréquentait l’établissement : là encore les valeurs morales sont mises à mal. La scène finale met à nouveau en scène l’appétit de vivre du personnage principal : son énergie illimitée, sa capacité de dévoration (un peu domptée), son charisme magnétique. Quel homme ! Quel comédien ! Et quel monstre !
Tout est joué d’avance, et le scénariste commence par le port du cercueil. Pourtant l’intrigue s’avère pleine de surprise, de moments spectaculaires hors norme, portée par une narration visuelle riche et pleine d’emphase, une merveille. Impossible de résister à l’emprise monstrueuse de ce pape véritable force de la nature, à son plaisir de vivre et de triompher aussi bien de ses ennemis que de ses tragédies, avec une vision claire de ce qu’il veut, qui n’exclut pas une forme d’évolution. Une interprétation très libre et habitée de ce pape.
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