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mardi 20 mai 2025

Un été indien

Et les fous sont sacrés car ils rêvent les yeux ouverts…


Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Son édition originale date de 1987. Il a été réalisé par Hugo Pratt pour le scénario, et Milo Manara pour les dessins et les couleurs. Il s’agit de la première collaboration entre ces deux auteurs, qui sera suivi d’une seconde : El Gaucho (1995). Il comprend cent-quarante-quatre pages de bande dessinée. Avant d’être rassemblées en album publié par Casterman en 1987, les planches paraissent dans les numéros 1 à 5, puis 7 à 10 de la revue Corto Maltese entre mai 1985 et juillet 1986. Cette bande dessinée a reçu le prix du Meilleur album étranger du festival international de la bande dessinée d’Angoulême 1987.


La baie de Massachusetts, début du XVIIe siècle, sur la côte de l’océan, des mouettes dans un ciel avec des nuages. Deux jeunes indiens, un Hollandais et le neveu de Squando, repèrent une jeune femme en contemplation immobile devant l’océan. Ils s’en approchent. Le Hollandais la plaque au sol, elle se débat. Ils finissent par la maîtriser et ils la violent. Ils vont ensuite s’ébattre dans l’eau, également pour se laver. Un coup de fusil retentit : le Hollandais est stoppé net dans son mouvement, et il s’écroule dans les bras de son ami. Dans l’eau, l’Indien se tient immobile, interdit. Sur la plage, la jeune femme s’est relevée et n’ose pas bouger, se demandant ce qui vient de se passer. Les mouettes volent toujours dans le ciel. Abner a rechargé son fils et un deuxième coup de feu retentit : l’Indien s’écroule dans les flots à son tour. Sortant de l’abri des dunes, Abner se montre à découvert. Il tire le corps du Hollandais des flots et il le scalpe sous les yeux de Shevah. Il lui remet le scalp et elle se met à hurler sans fin. Il la gifle pour qu’elle se calme et il l’emmène. Elle finit par dire qu’elle ne peut pas retourner au village. Il la regarde à nouveau, et il finit par lui dire d’avancer. Elle reste immobile. Il retourne sur ses pas et il l’embrasse à pleine bouche, elle lui rend son baiser alors que les mouettes virevoltent autour d’eux. Elle perd conscience, il la porte dans ses bras et l’emmène.



Toujours portant Shevah, Abner parvient à la demeure isolée de la famille Lewis. La mère Abigail Lewis les voit arriver depuis la fenêtre. Elle se précipite pour ouvrir la porte. Abner indique à sa mère que des Indiens ont violé la jeune femme toujours inconsciente qu’il porte dans ses bras. Il ajoute qu’il s’agit de leurs voisins, la tribu de Squano. Elle réagit immédiatement : elle ordonne à Abner de faire chauffer de l’eau en quantité, puis de courir chercher sa sœur Phillis, pour lui demander de rapporter de la corne d’élan, il faut aussi qu’il prévienne ses frères. Il obéit promptement, après avoir déposé Shevah sur un lit. Puis il sort en courant à travers champ, faisant s’envoler les corbeaux. Il parvient au champ où Eliah appuie sur la charrue pendant que Jérémie tire le bœuf pour qu’il avance. Il leur annonce que leur mère leur demande de rentrer à la maison, et il continue en annonçant qu’il a tué deux Indiens pour défendre une fille du village, et qu’elle est à la maison. Eliah rétorque que le Hollandais lui devait deux peaux de renard, il veut savoir comment il va les récupérer maintenant.


L’association de deux créateurs de très grand renom, une bande dessinée créée en plein dans une phase de maturation de ce médium, confirmant son accession à l’âge adulte, tant dans la façon de s’exprimer que pour son lectorat. Le lecteur peut partir avec l’a priori que cette œuvre va cumuler les caractéristiques caricaturales de l’un et l’autre auteur : une forme de poésie hermétique sur fond de faits historiques pointus et des jeunes femmes dans des poses lascives pour un oui pour un non. Il découvre la première séquence, enchanté : neuf pages dépourvues de tout mot, d’une lecture facile, avec des dessins magnifiques et une narration visuelle impeccable. Le lecteur est le témoin des violences physiques faites à Shevah, sans voyeurisme, le viol restant masqué par les dunes. Indubitablement, le récit est inscrit dans une époque et un lieu très précis : il est question de cohabitation entre les colons et les Amérindiens, de tensions entre les Yankees et les Britanniques, et de chasse aux sorcières. Abigail Lewis raconte à ses enfants le procès en sorcellerie de Dorothy Talbye, avec l’épreuve de vérité (le supplice) d’être immergée ligotée dans une rivière, puis d’être menée à la potence. Ils mettent également en scène les pasteurs puritains en habit noir, et la pratique de marquer au fer rouge, le visage d’une femme d’une lettre infâmante comme Hester Pryne dans La Lettre écarlate (1850) de Nathaniel Hawthorne (1804-1864).



En effet, la narration visuelle est enchanteresse de bout en bout, et l’artiste restreint son inclination à dénuder les femmes dans des pratiques avilissantes. Il s’investit dans la reconstitution historique et le lecteur en savoure chaque détail. Cela commence doucement avec la tenue des Amérindiens, puis la robe et les bas de Shevah, la tenue de pionnier d’Abner Lewis et le modèle de son fusil. Puis le lecteur pénètre dans la maison des Lewis, : il en regarde son architecture, les poutres, l’âtre en pierre, le mobilier simple en bois, les ustensiles de cuisine, etc. Il fait de même dans les autres intérieurs : les fortifications de New Canaan avec les canons sur les tours, la demeure de Black père, la demeure de Pilgrim Black, la maison dans laquelle se sont réfugiés les Lewis pour se défendre contre l’attaque des Amérindiens, etc. Il prête la même attention aux costumes, c’est-à-dire les tenues vestimentaires aussi bien des Lewis, que des soldats à New Canaan, et celles des Amérindiens, y compris leurs parures. Ou encore le mécanisme des fusils. Manara semble prendre un grand plaisir à représenter chaque détail, avec son trait fin et élégant.


Les paysages réjouissent tout autant la rétine du lecteur. D’abord, les dunes, les vagues calmes de l’océan, la rare végétation, et le vol des mouettes. Puis les champs de maïs avec les corbeaux, l’étendue d’eau en pleine forêt avec l’écorce marquée des arbres, les racines apparentes, les feuilles tombant doucement, les champignons abondants et mêmes un cygne. Une prairie avec des papillons. Une nouvelle séquence en forêt dense, sur la rive d’une rivière, avec une vue du ciel sur les méandres du cours d’eau et la cime des arbres. Les flammes qui ravagent le champ de maïs. Le magnifique arbre à l’intérieur du mur d’enceinte de New Canaan. Bon, c’est vrai, les personnages féminins sont superbes comme à l’habitude de cet artiste, leurs expressions de visage peuvent paraître décalées quand elles sont soumises à la contrainte et la violence sous toutes ses formes. D’un autre côté, la nudité se trouve restreinte à un minimum, deux séquences faisant ressortir le regard masculin qui considère d’une part Phillis, de l’autre Shevah, comme des objets de plaisir. Comme à son habitude, il joue sur l’ambiguïté de montrer tout en condamnant ou en mettant en avant la perversité éhontée du personnage masculin. C’est d’ailleurs plutôt cette façon de voir que retient le lecteur dans le contexte d’un récit avec des personnages au comportement malsain, et des scènes complexes et impressionnantes. Le dessinateur parvient à donner à voir des scènes d’affrontement avec plusieurs points de vue des événements ponctuels, avec une clarté exemplaire.



Des personnages malsains : le scénariste s’attache à une cellule familiale assez déconcertante. Dans un premier temps, l’empathie du lecteur est tout acquise à la jeune femme violée, également à son sauveur Abner, toutefois dans une moindre mesure. Pour quelle raison a-t-il scalpé les deux violeurs après les avoir tués ? Côté de la famille des Lewis, une aide inconditionnelle est apportée à la victime. Côté village de New Canaan, le capitaine Brewster a l’air normal et animé de bonnes intentions, surtout par opposition au pasteur Pilgrim Black pervers assouvissant ses pulsions sur sa nièce, en toute impunité. Rapidement, les auteurs laissent sous-entendre des secrets par des paroles chargées d’implicite, par des attitudes légèrement décalées par rapport à la normale. En effet, le comportement d’Abner acquiert une dimension obsessionnelle, et il est révélé qu’il a eu des relations avec un autre membre de la famille. Suite à l’assaut donné par les Amérindiens, Abigail Lewis révèle l’histoire de famille à ses enfants, dévoilant ses aspects sordides. C’est pas mal non plus dans la famille Black.


Au cours de cette aventure de grande ampleur, avec attaque d’Amérindiens, incendie, charge contre le village fortifié, les auteurs mettent en scène la violence de la société faite aux femmes, souvent utilisées comme étant soumises à la volonté et aux caprices des hommes. Or cet asservissement occasionne des contrecoups pour tous : la maltraitance et les viols marquent durablement les femmes et leurs familles, sans oublier ceux qui les commettent. D’un côté, les hommes trouvent que c’est la voie de la nature que d’assouvir leurs envies printanières, de l’autre le consentement est inexistant. D’un côté le désir sexuel est mis en scène comme une pulsion irrépressible ; de l’autre côté la violence provoque des dommages irréparables et durables, brisant les individus. Le lecteur finit par mettre en parallèle cette violence des rapports imposés par les hommes aux femmes, avec la violence des affrontements entre les colons et les Amérindiens, comme deux expressions d’une unique force de destruction. Dans le même temps, il se souvient de son sourire en découvrant un Amérindien déclarer que : L‘amitié dure tant qu’on ne la brise pas. Une phrase faussement profonde qui semble contenir une dose d’autodérision, comme si les auteurs ne prenaient pas entièrement leur récit au sérieux, et qu’ils suggéraient qu’il s’agit avant tout d’une aventure.


L’union d’Hugo Pratt et Milo Manara fait hésiter le lecteur : va-t-il trouver deux puissances créatrices qui se neutralisent, ou un récit tellement ambitieux que le sens risque de lui en échapper ou que la forme soit trop absconse ? La première séquence le rassure d’entrée : une dizaine de pages muettes et magnifiques, et un acte immonde. Il s’immerge dans un récit historique, un conflit entre colons et Amérindiens, une narration visuelle formidable, superbe. L’association de ces deux créateurs semble avoir neutralisé leurs tendances les plus idiosyncrasiques, au profit d’un récit d’aventure élégant, et de thèmes sous-jacents adultes et provocateurs. Belle réussite.



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