Ma liste de blogs

mardi 27 mai 2025

Le bestiaire du crépuscule

Ces spécimens sont d’une cinglante matérialité !


Ce tome contient un récit complet, indépendant de tout autre, qui s’apprécie mieux avec une vague idée de la nature des œuvres de l’écrivain Howard Phillips Lovecraft (1890-1937), né dans la ville de Providence dans l’état de Rhode Island. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Daria Schmitt pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend cent-douze pages de bande dessinée. Il inclut la nouvelle L’étrange maison haute dans la brume (1931) de Lovecraft dans sa forme intégrale, avec des illustrations. Il s’ouvre avec une introduction d’une page, rédigée par Philippe Druillet


Dans un grand parc à la localisation indéterminée, le gardien Providence s’est réfugié au milieu de la végétation qui semble démesurée pour être au calme. Son nom retentit : il est appelé par son chat Maldoror qui se manifeste sous forme spectrale elle aussi démesurée. Le chat insiste pour savoir si le gardien l’entend car il le voit en train de faire le mort. Maldoror lui dit qu’il ne s’en tirera pas comme ça, il intime au gardien de laisser ces fausses fleurs qui lui donnent mal à la tête, car il fait presque jour, c’est bientôt l’heure de la ronde. Providence lui demande pour quelle raison il faut que son chat le houspille, il était bien là, parmi les doux sarracenias. Mais il est vrai qu’il convient de profiter de cette heure idéale, et de ce rare moment de solitude sur le parc. Providence s’interroge : les visiteurs ont-ils jamais eu besoin d’un gardien ? En effet tous ces promeneurs se débrouillent très bien sans lui. Il se demande même parfois si ce n’est pas lui qui les met en danger. Peut-être que le loup n’existe pas ? Le monde obscur ne serait-il un rêve de plus ? Maldoror lui répond qu’il le trouve bien rationnel pour un rêveur.



Maldoror continue ; il donne un conseil de chat au gardien : ne pas tout ramener au diapason de la raison humaine, il y a trop de choses qu’elle n’explique pas. Il prend l’exemple de ses propres pattes : elles sont pleines d’encre noire, alors qu’il a marché sur une page banche, qu’en dit Providence ? Ce dernier fait observer que ses pattes sont sales et que la page est humide, il l’a repêchée sur le lac avec quelques autres. Le chat lui conseille de ne pas oublier que l’occulte a toujours raison des sceptiques et s’amuse à tirer vengeance de ceux qui le méprisent. L’attention de Providence s’est reportée sur les pages. Il voit qu’il y a quelque chose d’inscrit, mais l’eau a tout effacé. Peut-être que par transparence il arrivera encore à le lire ? Il tenterait bien de reconstituer ce texte… Voilà qui le tiendrait éveillé pendant ses rares moments de loisir. Il décide qu’il s’y mettra le soir, les pages auront eu le temps de sécher. Après une remarque de Maldoror sur la tendance de Providence à accumuler tous les vieux machins qu’il ramasse dans le parc, ils sortent à l’extérieur pour effectuer le contrôle du parc. Le gardien commence par aller relever les boîtiers d’alerte. Dans un grand escalier, ils croisent la directrice faisant sa tournée à cheval. Elle demande à Providence quand il les débarrassera de ces sacrés machins, en désignant les boîtiers, car ils surprennent les promeneurs qui risquent alors la crise cardiaque


Quelle inconscience ! Rendre hommage à Howard Phillips Lovecraft en bande dessinée, ce n’est pas donné à tout le monde. D’un autre côté, l’autrice n’adapte pas une de ses œuvres. Enfin, bon, il y a quand même cette nouvelle qui bénéficie d’illustrations. Celles-ci s’avèrent assez sages : elles ne cherchent pas à réinventer l’imaginaire de l’écrivain. On y trouve la maison en bois, les animaux marins qui évoluent dans le ciel, des tentacules bien sûr, des présences surnaturelles, des couleurs entre enchantements et terreurs (comme tombées du ciel bien sût) et un amalgame très réussi de vie marine et d’yeux, pour une illustration plus enchanteresse que réellement terrifiante. La majorité de l’album est donc consacré à cet étrange gardien au nom fort évocateur, un hommage direct à la ville natale de l’écrivain. La scénariste ajoute une pincée d’Arthur Rimbaud (1854-1891), une autre de Lautréamont (1846-1870) avec le nom du chat faisant référence aux chants de Maldoror (1868-69). Le lecteur ne s’attend pas forcément à voir les trois Nornes : Urd, Verdandi et Skuld. Elles ne sont pas nommées et ne se tiennent pas près d’un puits. Elles évoquent vaguement le destin, plutôt par des phrases cryptiques sur l’ouvrage que Providence repêche au fond du lac, qui est souillé par le chat, qu’elles lui volent, et qui est ensuite chapardé par les enfants. Il est possible d’y voir une métaphore sur les lecteurs de Lovecraft dont chaque nouvelle génération interprète ses écrits.



Qu’a donc pu voir Philippe Druillet dans cet ouvrage ? Le premier contact se produit avec la couverture : un dessin en noir & blanc avec des éléments très texturés par de nombreux traits, quelques aplats de gris, et la présence incongrue et grotesque de ces deux carpes volantes et en couleurs. Le tout produit un effet surréaliste, surtout une fois que le lecteur a remarqué la présence des yeux parmi les herbes. Tout du long de l’ouvrage, l’artiste va utiliser la couleur pour le même effet : Providence évolue dans un monde en noir & blanc, sans nuances de gris, fortement hachuré et donc texturé, et les éléments surnaturels sont les seuls apparaître en couleurs, venant apporter une touche plus vivante, réenchantant ce monde sec et contrasté. L’artiste utilise des teintes allant du rose clair et vif au pourpre profond, et du vert d’eau au bleu. Ce dispositif s’applique aussi bien à des éléments de décors comme des marches d’escalier ou la maison au fond du lac, la surface de l’eau, qu’à des éléments vivants comme les carpes ou les tentacules (car, oui, il y a bien des tentacules) et les chats. Le lecteur observe que les êtres humains restent en noir & blanc, à l’exception des enfants quand ils sont transformés en êtres mi-humains, mi-poissons.


Le lecteur part peut-être avec un a priori après avoir vu la couverture : celui que les dessins vont être chargés et exiger un effort de concentration pour la lecture. Il se plonge dans les premières pages et découvre que le ressenti est fort différent : ça se lit tout seul. S’il le souhaite, il peut très bien se contenter de la forme générale de chaque dessin, et passer un temps réduit pour chaque case, juste pour en saisir l’idée générale. Providence assis au milieu de fleurs démesurées avec des insectes plus gros que lui, ce qui produit une sensation d’être caché dans la végétation. Ces insectes qui finissent par former une nuée, comme une composition abstraite, avec la silhouette spectrale du chat qui en émerge. La discussion très banale entre le chat et le gardien dans son bureau, avec le fouillis autour, une scène relevant du quotidien normal, à ceci près que le chat parle. La première balade dans le parc : l’impression de feuillage, la texture des troncs, les végétaux plus ou moins indistincts, les rambardes torturées, le pont, les pelouses, le kiosque, les bancs, les multiples branches fines et noueuses, le lac, la barque, etc. Il ressent ce plaisir à se promener dans ce parc qui a l’air d’être de belle dimension, et en même temps une nature à tendance expressionniste. Il voit également les personnages, plutôt normaux, tout en présentant une forte personnalité par leur apparence : le gardien élancé, les trois Nornes en femmes âgées, l’agent Zadok bizarre inspecteur du travail de la psycho-sanitaire avec son uniforme étrange, la directrice sèche et pleine d’autorité.



Le lecteur peut aussi trouver son plaisir à s’attarder sur des détails dans les cases, en fonction de ses envies, de son propre rythme. Il relève alors des détails singuliers : les parapluies parmi les objets abandonnés récupérés par le gardien, les pots de fleurs à l’extérieur de sa porte d’entrée, les rambardes caractéristiques des parcs parisien en rusticage, la présence régulière de la faune, l’hétérogénéité des manteaux et blousons des enfants, l’architecture de la maison du gardien qui évoque un chalet de parc parisien, celle du kiosque de belle dimension, les chaises pliantes avec leurs lattes métalliques, la tenue de cavalier de la directrice, les nichoirs, etc. Il se fait que la réflexion que tout cela participe à l’atmosphère globale du récit, que la tonalité évoque en effet celle des romans de Lovecraft, pour partie seulement. Dans le même temps, l’autrice ne réalise ni une adaptation d’une œuvre de l’écrivain, ni un hommage appliqué premier degré. Elle met en scène Providence dans un monde où le surnaturel existe, au moins pour lui et pour les Nornes, peut-être pas pour la directrice. Elle apporte y apporte une saveur différente de celle de Lovecraft, elle exprime son propre ressenti sur sa lecture de ces œuvres. Elle le voit comme ce monsieur sur sa réserve, ce monsieur inquiet de l’existence d’éléments surnaturels, qui les accepte, qu’il ne craint pas, pour lesquels il éprouve une curiosité, d’en savoir plus. Le lecteur se dit que c’est la manière dont Dara Schmitt se représente la vie intérieure de Lovecraft, d’après son œuvre, sans forcément penser à sa vie.


Le lecteur découvre que le récit va plus loin qu’une simple fantaisie à partir de l’imaginaire de l’écrivain de Providence. Cela commence par les préoccupations du gardien vis-à-vis de la sécurité des usagers du parc, sécurité physique et sécurité psychique. Il y a également ce jeu autour de l’ouvrage repêché au fond du lac : une nouvelle de Lovecraft, qui dégage une aura ayant des conséquences sur la réalité. Plus surprenant : la vision de la directrice sur la gestion du parc et son management. Alors qu’il n’y a pas de téléphone portable dans ce récit, elle développe un discours moderne sur les différents usages d’un parc, et sur le management, avec une volonté de modernisme, des valeurs a priori peu conciliantes avec les fantaisies du gardien, avec les capacités limitées par l’âge des Nornes, et bien sûr un hermétisme total quant à la vie psychique incarnée par le surnaturel. Le lecteur est encore plus surpris de constater qu’elle fait évoluer ses valeurs au fil des contacts qu’elle a avec son personnel.


La promesse de lire une histoire baignant dans une atmosphère à la Lovecraft, et la crainte d’un succédané fade et de contresens potentiels. Très vite, le lecteur oublie cet a priori pour apprécier ce que raconte vraiment le récit. Il succombe vite au charme de la narration visuelle, entre nostalgie discrète et éléments contemporains très concrets. Il se laisse gagner par le réenchantement du monde généré par les touches de couleurs et par la curiosité tranquille du gardien. Il succombe vite à la qualité de cet hommage conservant la personnalité de l’autrice, exprimant son ressenti personnel sur l’œuvre de Lovecraft, sans le trahir, ni le singer. Un envoûtement plein de charme.



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire