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jeudi 3 octobre 2024

Les grands peintres - Bosch : Le jugement dernier

L’essentiel est d’avoir un bon fixatif.


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, une biographie partielle du peintre Jérôme Bosch. Son édition originale date de 2015 ; il fait partie de la collection Les grands peintres. Il a été réalisé par Griffo (Werner Goelen) pour le scénario et les dessins, par Florent Daniel pour les couleurs. Il comprend quarante-six pages de bande dessinée. À la fin se trouve un dossier de six pages, rédigé par Dimitri Joannidès, composé de huit parties intitulées : Le joueur de symboles, Une vie des origines entourées de mystère, De multiples sources d’inspiration, Bosch aux origines de la bande dessinée, La reconnaissance d’un art énigmatique, Le jardin des délices fête des métamorphoses, Une sagesse parfois timorée, Un diable caché dans les détails.


Bois-le-Duc, anno domini 1459, la nuit, dans la maison familiale, Jérôme van Aken se réveille en sursaut, étant la proie des cauchemars. Il réveille également ses deux frères qui dorment dans le même lit, et ses parents qui dorment dans un autre lit dans la même pièce. Ses frères se plaignent de ses maudits cauchemars, car ils ont envie de dormir. Sa mère se lève et le prend par la main, pour l’emmener dormir dans la cuisine, en traversant la cour. Il lui demande de ne rien en faire, car c’est la cachette des démons, il a peur. Elle le laisse dans la cuisine en lui demandant d’arrêter ses histoires car elle va finir par croire qu’il est vraiment possédé par le diable ! Elle lui dit de répéter la prière qu’elle lui a apprise, qu’elle commence pour lui remettre en mémoire, et elle s’en va en fermant la porte. Il s’exécute et récite la prière tout en voyant les ustensiles de cuisine s’animer, se mettre à voler dans la pièce. Les couteaux et tous les instruments tranchants vont se ficher dans la porte à côté de lui, et les démons commencent à apparaître, sortant de partout. Revenue auprès de son époux Antoine, la mère lui dit que Jérôme l’inquiète : ses visions démoniaques deviennent de plus en plus fréquentes, il faut en parler à l’abbé. Antoine répond en lui montrant les dessins de leur fils : l’an prochain, dès qu’il aura l’âge, le père le prendra dans son atelier.



À Gand en 2016, la professeure Mathilde de Vlaeminck donne un cours aux étudiants sur Hieronimus Bosch. Elle explique que : En contemplant son œuvre, on peut constater que Hieronimus Bosch était un conteur d’histoires uniques. Durant les sessions précédentes, ils ont vu que des dizaines d’auteurs ont commenté ses tableaux rivalisant d’érudition, admiratifs devant l’universalité d’un langage accessible à tous. Exactement comme on peut apprécier la musique sans savoir lire une partition. Parce que la relation d’un amateur d’art à l’objet d’art est une relation d’amour. Elle continue : L’homme du XVIe siècle doit nous être intelligible en fonction de ses propres idées, et non des siennes. Cet homme du moyen âge se situait entre une dévotion quasi enfantine et le fanatisme du fameux Malleus Maleficarum. Avec Bosch, c’est le dessous du moyen âge qui se vide ! Hieronimus Bosch était le maître qui donnait un visage à tous ces fantasmes, comme s’il les avait vraiment vus. Bosch, le peintre des diables, était un dompteur qui cherchait à dominer ses démons en les peignant.


Pas facile de réaliser une bande dessinée sur Jérôme van Aken, dit Hieronymus Bosch, car les éléments biographiques sont assez limités et proviennent de documents établis tardivement. L’auteur est un bédéiste chevronné, ayant commencé sa carrière en 1975, et ayant travaillé avec des scénaristes comme Jean Dufaux, Patrick Cothias, Stephen Desberg, Rodolphe, Valérie Mangin, Jean Van Hamme, Yves Swolfs, etc. Il a choisi de focaliser son récit sur une courte période de la vie du peintre, après une scène en 1459, le récit passe en 1468, enfin… Le lecteur observe qu’il est difficile de se fier aux dates indiquées dans les cartouches car la première indique 1469, la seconde 1468 alors que Bosch est visiblement plus âgé avec du poil au menton, puis 1463 alors qu’il s’agit de scènes se déroulant juste après celle étiquetée en 1468. Puis quand il fait le calcul avec la date de naissance du peintre, entre 1450 et 1453, cela ne semble pas correspondre en termes d’âge, et en termes de production des premiers tableaux. Quoi qu’il en soit, avec l’apparition d’un ange incarné en hibou, le lecteur interprète la narration comme relevant du conte, et que tous les éléments factuels ne doivent pas être pris au premier degré. La seconde ligne temporelle est fixe : en 2016 à Gand, dans une université ayant la responsabilité d’un tableau célèbre, peut-être La tentation de Saint Antoine, ou Le jugement dernier, qui ont, tous les deux, été peints après 1495 (autre exemple de la relativité des dates annoncées).



Les dates fluctuantes n’empêchent pas le lecteur de faire connaissance avec Jérôme van Acken, en proie à un terrible cauchemar. Le dessinateur commence par montrer une vue générale de Bois-le-Duc, puis la grande pièce principale du foyer de la famille. Il détoure les objets avec un trait fin et assuré, alliant les arrondis avec les tracés plus secs et droits. Il représente les décors et les accessoires de manière réaliste, avec un bon niveau de détails. Dans la première séquence, le lecteur peut prendre le temps de regarder chaque ustensile de cuisine : les assiettes, les couteaux, les bols et les saladiers, les chaudrons, la cruche, les pots, la table, le soufflet, le balais, l’âtre, les pinces, les râteliers, le hachoir, la pique, la broche, etc. Par la suite, le dessinateur représente le coffre en bois à côté du lit des parents, l’atelier dans lequel Jérôme apprend son métier, une clairière riante, une petite chaumière au milieu des ruines d’une église dont il ne reste que deux pans de mur, l’intérieur de la chaumière avec toutes les cornues du mage, la façade de l’hôtel particulier d’un riche marchand à Anvers, une geôle. Bien sûr, le lecteur attend avec impatience l’apparition des démons : il est servi dès la troisième planche. L’artiste prend visiblement un grand plaisir à les représenter. Dans la première scène, les démons sortent de leur cachette au fur et à mesure avec des caractéristiques grotesques : roulant des yeux, un nez métallique, des lunettes sur un museau de taupe, le célèbre entonnoir sur la tête, et même une trompe fichée dans un postérieur. Le lecteur s’amuse à détailler les apparitions suivantes pour voir les caractéristiques grotesques imaginées par l’artiste, ou reprises du peintre.


Ce fil narratif correspond a priori à celui qui a attiré le lecteur : découvrir la vie de Jérôme / Hieronymus / Jheronimus Bosch, ou en apprendre plus sur son compte. L’auteur a choisi un point de vue bien défini : mettre en scène le jeune homme en proie à des visions de démons et voir comment il réagit à ces apparitions qui, pour lui, prennent vie et se répandent dans le monde. L’auteur intègre les croyances religieuses de l’époque : le risque que l’enfant soit déclaré possédé par l’abbé, la conviction que les démons existent bel et bien de manière concrète et incarnée, une référence au Malleus Maleficarum (traité de démonologie des Dominicains et inquisiteurs Henri Institoris et Jacques Sprenger, publié en en 1486, Oups ! une autre date venant infirmer celles du récit), la mention de Philippe le Beau (1478-1506), une autre au mouvement religieux des Adamites. En fonction de sa sensibilité ou de ses convictions, le lecteur peut y voir une interprétation psychanalytique, psychiatrique ou spirituelle, mystique. Dans la dernière page, Jérôme Bosch lui-même effectue une synthèse : Certains exégètes ont même cru voir un langage codifié dans ses tableaux. Il en irait de messages alchimistes, astrologiques, judéo gnostiques, rosicrucien, voire carrément hérétiques. Tout cela peint sous l’influence de drogues hallucinatoires ! Et il conclut : Rien de tout cela, sire. En réalité, il est surtout un dompteur de diables, il les chasse, il les peint et il les enferme dans ses tableaux. L’essentiel est d’avoir un bon fixatif.



En alternance avec la vie de Jérôme Bosch, le lecteur découvre Mathilde de Vlaeminck, responsable de la restauration d’un tableau de Bosch, et mystifiée par la composition du vernis (ou du fixatif). Le directeur van der Kercke s’en remet à elle, plutôt qu’au technicien Bernard qui préconise d’attendre les résultats de l’analyse dudit vernis. La narration visuelle s’avère très agréable : également dans un registre descriptif, avec un bon niveau de détails et de précision, des individus ordinaires avec des mimiques plus en retenue, et une séquence de cauchemar impressionnante où Mathilde déambule dans la rue et se retrouve assaillie par des démons. Le lecteur sourit en voyant que l’attention de Mathilde est attirée par un joueur de flute traversière dans la rue, évoquant la légende allemande du joueur de flûte de Hamelin, ici il semble plutôt attirer les démons. Le lecteur reste un peu perplexe quant au fond de ce deuxième fil narratif. Il est relié en direct au premier par le tableau du peintre, et par les démons qui en sortent, ainsi que par le miracle qui permet de les y faire retourner. Cela semble indiquer que la force de l’œuvre de Jérôme Bosch perdure jusqu’à aujourd’hui : le talent artistique par lequel il a réalisé ces images saisissantes, inégalé, inégalable, dangereux d’y toucher au risque que les mêmes démons ne répandent à nouveau sur terre, sans personne sachant comment les juguler.


Une étrange bande dessinée : la promesse implicite de découvrir une biographie, peut-être partielle, du célèbre peintre. La réalité : une chronologie mise à mal, laissant penser qu’il faut prendre le récit comme un conte, une narration visuelle vivante et concrète avec un humour discret et léger. L’auteur se demande comment Jérôme Bosch a pu être amené à réaliser des peintures aussi radicales, littéralement habitées par des démons, et il propose une vie intérieure de l’artiste qui laisse la place à plusieurs interprétations par le lecteur, tout en montrant que les individus contemporains sont toujours sous le charme de ce grand maître au talent inégalé.



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