Chaque homme porte en lui une divinité.
Ce tome fait suite à La Vie de Bouddha - Édition prestige T03. Il faut avoir commencé par le premier tome La Vie de Bouddha - Édition prestige T01. Il comprend 18 chapitres du récit, écrits, dessinés et encrés par Osamu Tezuka (1928-1989). Les différents chapitres de cette série sont parus de 1972 à 1983, et le récit total comprend environ 2.700 pages, réparties en 4 tomes pour cette troisième édition en VF. Ce manga en noir & blanc raconte la vie de Siddhārtha Gautama, le premier Bouddha, le chef spirituel d'une communauté qui a donné naissance au bouddhisme. Il s'achève par une carte de l'Inde et du Népal permettant de suivre l'itinéraire de Bouddha, et une autre carte situant les principaux lieux du récit : Kapilavistu, Lumbini, Kosala, Kushinagar, Sarnath, Bodh Gaya, Magadha.
Un cavalier arrive au château du royaume de Maghada, avec sa monture galopant ventre à terre. Il finit par tomber de sa selle alors que le cheval ne s'arrête que face au roi Bimbisara assis sur son trône, et c'est le cheval qui annonce la nouvelle : Bouddha avec un millier de religieux se dirige vers le palais. Le roi ordonne qu'ils soient reçus. Yatara se manifeste, voulant le voir. Le prince Ajasé demande à Dévadatta si c'est ce Bouddha dont il lui a si souvent parlé. Bouddha entre dans le palais et se tient devant le roi lui indiquant qu'il est venu donner de ses nouvelles, comme il lui avait promis. Le roi donne de nouvelles instructions : qu'on fasse entrer tous les disciples dans la grande salle. Qu'on leur serve un repas, puis qu'on les laisse se reposer. Tatta descend les escaliers à toute vitesse, en tenant son épouse Miguéla par le poignet. Ils s'agenouillent devant Bouddha disant leur plaisir de le revoir, et il lui présente ses trois enfants. Il est poussé sur le côté par un autre ami pressé de retrouver Bouddha.
Dévadatta entre à son tour dans la pièce, et il présente le prince Ajasé, l'hériter de ce royaume. L'enfant observe que Bouddha ne s'agenouille pas devant lui, ce à quoi il répond qu'il n'est pas un de ses sujets. Ajasé continue : son père s'est agenouillé devant Bouddha, cela signifie qu'il est remarquable. Pourtant il a l'air très ordinaire. Au contraire, Dévadatta est un homme remarquable : il est instruit et intelligent, et il lui apprend quantité de choses. Ajasé décrète que Bouddha n'est rien pour lui. Après sa sortie de la salle, un conseiller rappelle qu'une prédiction dit que le prince tuera sa majesté lorsqu'elle atteindra ses quarante et un ans. Même si tout le monde feint de ne pas y croire, en réalité tout le monde en est affecté, le roi en premier. Sa majesté à trente-six ans, il ne lui reste que cinq ans avant la date fatidique. Pendant ce temps-là, une jeune femme a pongé au fond du bassin du jardin et en a remonté un coffre qu'elle tend au roi, et celui-ci le présente à Bouddha qui s'en souvient bien. Il lui offre la fortune qu'il contient, ainsi qu'une forêt couverte de bambous, appelée Karnataka.
Arrivé à la fin du troisième tome, que reste-t-il encore à raconter ? Plus de souffrances, de mises à l'épreuve ? Et la mort de Bouddha… S'il n'est pas familier de l'histoire de ce personnage, le lecteur se rend vite compte de la densité narrative de ces 770 pages : le nombre de personnages, les différents lieux, la montée en puissance des fidèles qui s'organisent en communauté, sans oublier la reprise de contact avec de nombreux individus qui avaient croisé la route de Siddharta Gautama, avant qu'il ne devienne l'Éveillé. Dès la séquence d'ouverture, le lecteur retrouve les idiosyncrasies de l'auteur, sans concession. Certes, il a conscience que le découpage en 4 tomes est postérieur à la création de l'œuvre, et que ce n'est donc pas un fait exprès. Quoi qu'il en soit, il découvre un cavalier perdant connaissance, et un cheval qui dispose de la parole et qui transmet les informations au roi, en s'agenouillant devant lui. De la même manière, Tezuka continue à faire un usage comique d'anachronismes : les personnages qui évoquent la possibilité d'aller au cinéma, de se rendre à Tombouctou, le livre des records, un carnet de ticket-repas. Plus loin, le lecteur voit des disciples écouter les nouvelles sur des transistors. Page 455, il reconnaît ET et Yoda le temps d'une case. Le créateur s'autocite quand Bouddha explique qu'il est lui-même un médecin, que l'artiste le dessine avec la tête de Black Jack, un autre de ses personnages. Il brise également le quatrième mur en apparaissant en page 165, avec une tête de citrouille dans la quatrième case. Parmi les bizarreries déstabilisantes, le lecteur peut également relever des éléphants en train de danser, une femme qui agite sa poitrine dénudée en signe de joie (page 412), un personnage qui tourne la tête à 180° (page 577), et des jeux formels sur les cases (un personnage qui se cogne la tête sur la bordure supérieure d'une case en page 565). En fonction de sa sensibilité, il peut y voir les pitreries d'un auteur qui s'ennuie à devoir raconter des passages obligés parce qu'inscrits dans la légende de Bouddha, ou une forme de recul par rapport à ce qu'il raconte, et même une autodérision pour bien rappeler que ce n'est que sa version personnelle, d'homme du vingtième siècle, déformée par son milieu socioculturel.
Au cours de ces dix-huit chapitres, Bouddha retrouve de nombreux personnages croisés ou côtoyés dans les tomes précédents, et le lecteur n'éprouve aucune difficulté à les identifier. Bombisara, Ajasé, Yatara, Dévadatta, Tatta, Miguéla, Ahinsa, Rita, Anana, Yashodara, Mara, Visaka, Luly, Prasenajit : chacun d'entre eux présente une identité visuelle forte, une preuve patente du talent de l'artiste pour concevoir l'apparence et les postures de chaque protagoniste. Le guide spirituel se rend dans différents endroits, et là encore le lecteur apprécie ses talents de chef décorateur : l'art et la manière de concevoir aussi bien un palais qu'une masure, de montrer l'intérieur, ou bien les scènes d'extérieur dans la forêt, dans les marais, dans la montagne, etc. Les cases de Tezuka profitent d'un savoir-faire extraordinaire de conteur pour gérer le plan de prise de vue, et le degré d'informations visuelles dans chaque case, passant aussi bien d'une description réaliste très détaillée, à une case avec un personnage sans arrière-plan, ou au contraire des cases avec une végétation luxuriante sans aucun être humain ou animal. Il joue avec le nombre de cases et leur forme pour accélérer ou ralentir le rythme de lecture, pour accompagner un mouvement, etc. Il réalise aussi bien des dessins fonctionnels, naturalistes, caricaturaux, expressifs, personnels : tout passe ! Le lecteur perçoit l'état d'esprit de chaque personnage, ressent ses émotions, suit ses mouvements, ses déplacements, le plus naturellement du monde. Il semble n'y avoir aucune barrière ou incompréhension culturelle entre cet auteur nippon et le lecteur français grâce à l'évidence des dessins et des séquences.
C'est autant plus remarquable que le récit s'avère de grande ampleur. Installation de Bouddha et de son millier de fidèles dans la bambouseraie, tentative d'assassinat du saint homme, incarcération de longue durée dans la pièce principale d'une tour, capacités surnaturelles, manifestation d'un esprit, manifestation hostile d'une foule, guerre entre deux royaumes, intrigues de palais, contrôle de foule prête à se rebeller, pluies torrentielles, retrouvailles intenses entre une mère et son fils, souffrance psychologique terrible, période de doute atroce, et bien sûr les prêches de Bouddha, soit lors d'une conversation en tête à tête, soit en s'adressant à une foule. Au-delà des moments déstabilisants ou incongrus, il faut parfois que le lecteur prenne un temps de recul pour se rendre compte de ce que l'artiste parvient à faire passer avec le plus grand naturel. Le roi se mourant emprisonné dans une tour par son fils, son épouse lui rend visite le corps enduit de miel, sous ses habits. Le lecteur voit alors le roi lécher le corps de la reine avec avidité, comme si c'était une évidence. De manière tout aussi discrète, l'artiste est parvenu à désexualiser la poitrine nue des femmes, faisant douter le lecteur contemporain de ce que ça pouvait représenter pour les hommes de cette civilisation. La narration visuelle parvient ainsi à immerger le lecteur dans une zone géographique bien particulière, à une époque bien cernée, jusqu'à ce qu'il tienne pour normal ce qu'il voit, oubliant une partie de ses propres normes socio-culturelles.
L'intrigue en elle-même s'avère tout aussi captivante, alors que le lecteur pouvait estimer qu'il ne restait que quelques épreuves à surmonter, et à envisager les prémices de la diffusion de la parole de Bouddha. Il se rend vite compte qu'il faut aussi évoquer les manigances autour de ce personnage remarquable, certaines pour le discréditer, d'autres pour profiter de son ascendant sur ses disciples. En outre, son évolution engendre des répercussions sur trois royaumes : le Kapilavastu dont il est originaire, le royaume du Kosala qui a conquis le clan des Shakya, et enfin le royaume du Magadha. Le lecteur reste épaté de se retrouver si facilement entre les enjeux de ces trois royaumes, comprenant que là encore la narration est d'une élégance remarquable pour rappeler les fais indispensables en tant que de besoin. Il ressent de temps à autre qu'un événement arrive un peu bizarrement, et comprend que l'auteur doit intégrer un fait connu de la légende de la vue de Bouddha. Il se rappelle alors que Osamu Tezuka réalise un récit particulièrement délicat en racontant la vie d'un individu étant devenu un guide spirituel dont les enseignements ont façonné et façonnent encore la vie de centaines de millions de fidèles.
Plus que dans les tomes précédents, le lecteur remarque que la représentation de Bouddha présente des singularités : ses longs lobes d'oreille, sa chevelure ou sa coiffe avec des petits ronds et ce qui ressemble à un chignon, le point au milieu du front, certaines postures qui semblent très codifiées. Or il ne trouve pas d'explications à ces éléments graphiques au cours du récit. S'il est assez curieux, il pose la question à un moteur de recherche et il aboutit à un article énonçant les trente-deux signes d'un grand homme, complétés par quatre-vingts autres caractéristiques secondaires. Il découvre alors qu'il n'y a pas eu de représentation de Bouddha avant le deuxième siècle. Il comprend que l'artiste a choisi pour ces pages de représenter le personnage conformément à l'iconographie traditionnelle qui fait partie intégrante de la culture religieuse du bouddhisme, mais qui n'est pas une évidence pour les occidentaux. Ayant pris connaissance de ces éléments symboliques, il assiste au reste de la vie de Bouddha, à la sécularisation de son savoir par le biais de l'organisation de la communauté de ses fidèles, à ses discours, et à la suite de sa progression spirituelle. En effet, l'auteur montre comment Bouddha met à profit sa sagesse, en fait profiter les autres.
Au cours de ce tome, Bouddha aborde plusieurs thèmes : affronter sa peur pour conserver sa sérénité, la possibilité de faire évoluer son destin, les causes profondes de la souffrance d'un être humain, le fait que l'existence soit fondée sur des causes, la vie la plus juste qui est de se conformer au rythme de la nature, la peur de la mort, l'interdépendance universelle, l'incapacité pour l'homme de concevoir ce qu'il deviendra quand il quittera son enveloppe charnelle. Comme pour son apparence, le lecteur ressent que ces questionnements et leurs réponses renvoient au crédo du bouddhisme, implicites pour une partie du lectorat, inconnus pour les autres. Il observe Bouddha en train de s'adresser à des hommes en leur disant que Pour échapper à la souffrance, l'homme doit suivre un chemin à huit branches ou principes : la perception correcte, la réflexion correcte, les paroles correctes, les moyens d'existence justes, l'activité quotidienne correcte, la persévérance correcte, l'attention correcte, enfin la concentration correcte (il n'y en a que sept dans le phylactère correspondant p.277). Ce passage renvoie au Noble Chemin ou Sentier octuple, la voie qui mène à la cessation de Dukkha, ainsi qu'à la délivrance totale.
Dans un autre passage, Ananda se trouve à résumer l'action de son guide spirituel : Nos souffrances ont toutes des causes profondes et Bouddha nous les expose lumineusement. Nos souffrances peuvent toutes être vaincues et Bouddha nous explique le moyen d'y parvenir. Un catholique détecte des épreuves et des constats qu'il connaît bien, ainsi que l'usage de paraboles. Par exemple, Bouddha est soumis à la tentation, en particulier la fornication. Un riche marchand découvre que sa fortune est bien dérisoire au regard de ce qu'il souhaite accomplir pour Bouddha (couvrir un parc de pièces d'or), et finit par y consacrer l'intégralité de ses richesses qui s'avèrent insuffisantes, et vivre dans le dénuement. Ce passage entre en résonnance avec la maxime qui veut qu'il est plus facile à un chameau de passer par le trou d'une aiguille qu'à un riche de rentrer dans le royaume de Dieu (Évangile de Matthieu 19:24).
En fonction de sa familiarité avec la vie de Bouddha, le lecteur peut être surpris de le voir connaître un deuxième éveil en comprenant que chaque homme porte en lui une divinité, qu'il la porte dans son cœur. Il peut également être surpris par une présentation quasi psychanalytique d'une de ses convictions : le fait que la souffrance ait des causes profondes, des traumatismes dans le passé de l'individu, une lecture ou au moins une formulation certainement influencée par le fait que l'auteur connaisse les grands principes de la psychanalyse du vingtième siècle. En outre, il peut également ressentir la forme de compréhension qui permet de passer de la résignation à l'acceptation. Il ressent une profonde émotion quand Bouddha raconte à nouveau la parole du vieil homme, de l'ours, du renard et du lièvre, présente dans le premier tome : cette fois-ci l'auteur la montre dans des pages sans texte, sans mot. L'ouvrage se conclut avec le décès de Bouddha, et le lecteur apprécie le silence qui vient après, conscient d'avoir bénéficier d'un ouvrage extraordinaire, quelles que soient ses propres convictions spirituelles ou religieuses. Une bande dessinée avec une narration séquentielle d'une richesse aussi épatante que discrète, et une biographie respectueuse, sans être hagiographique.
"une carte de l'Inde et du Népal permettant de suivre l'itinéraire de Bouddha, et une autre carte situant les principaux lieux du récit" - Voilà une excellente idée. Alors certes, ce n'est pas novateur, mais j'adore ces publications où l'on trouve des cartes qui permettent de visualiser un parcours géographique et donc de s'immerger encore plus dans une histoire.
RépondreSupprimer"Tezuka continue à faire un usage comique d'anachronismes" - Voilà qui doit être assez déroutant. Honnêtement, j'ai un peu de mal à me représenter la façon dont cela s'intègre dans l'histoire principale. Est-ce que cela relève systématiquement du gag ?
"Le lecteur voit alors le roi lécher le corps de la reine avec avidité" - Je pense que tu fais référence à l'une des planches que tu proposes en extrait. Je la trouve terriblement expressive, triste, et touchante. Le trait est pourtant "simple".
D'une règle générale, je remarque, toujours en observant les planches que tu proposes, une certaine originalité dans le quadrillage et dans la forme des cases. Il y a là des vignettes aux contours flous, d'autres de forme biscornue, qui alternent avec une régularité plus classique.
Pour mon petit personnel d'individu incapable de retenir quoi que ce soit sur le plan géographique, ces cartes sont inestimables. 😅
SupprimerL'anachronisme relève systématiquement du gag. Un personnage peut faire observer l'anachronisme, tout comme il peut juste être inclus discrètement dans une case sans que personne ne le relève. Ils me surprennent toujours autant. Un touche humoristique en total décalage avec le récit. Une trace du fait que ce manga est réalisé par un auteur qui n'a pas vécu à cette époque, qui n'a pas été témoin des faits et qui le rappelle de temps à autre attirant l'attention du lecteur sur le fait qu'il ne doit pas prendre ce récit pour argent comptant. Une touche d'autodérision de l'auteur qui est conscient qu'il est peut-être en train d'affabuler avec une sensibilité d'homme du vingtième siècle, sans preuve de ce qu'il avance.
Le roi lèche le corps de la reine : cela correspond au morceau de planche que j'ai inclus. J'ai le même ressenti : des dessins à l'apparence simple et parfois simpliste, une émotion intense, et une sensibilité d'une rare justesse. C'est la magie du génie de Tezuka à l'œuvre.
Quand je me suis remis à lire des mangas il y a un peu plus de 10 ans, il y avait Ayako dans ma pile. J'ai été frappé par cette variété dans la mise en page, par l'inventivité d'Osamu Tezuka pour construire ses planches en fonction de la scène, du mouvement, de l'émotion, une originalité sans commune mesure avec les bandes dessinées franco-belges, ou les comics, présente dans tous les chapitres.