Donne à ton soldat, la force d'éradiquer la débauche.
Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre. La première édition de cet ouvrage date de 2017. Elle a été réalisée par Mana Neyestani, pour le scénario, les dessins et l'encrage. Il s'agit d'une bande dessinée en noir & blanc, d'environ 150 pages. Il commence par une introduction d'une page de l'auteur expliquant la nature de l'ouvrage. Puis suit un texte d'une page présentant la ville sainte de Mechhed (Mashhad).
Dans la ville de Mechhed (Mashhad) à l'été 2000, les fidèles viennent se recueillir au mausolée de la tombe du huitième imam chiite, Ali ar-Rida (Alî pesar Mûsâ Rezâ, 766-818). Parmi eux, Saïd Hanaï demande à Dieu qu'il donne la force à son soldat d'éradiquer la débauche. Durant l'hiver 2001, la journaliste Roya Karimi Majd attend dans un couloir du tribunal de Mechhed pour être reçue par le juge Mansour qui instruit le dossier du tueur en série de prostituées. Monsieur Rahimi, l'assistant du juge, lui dit que c'est son tour. Elle est reçue par un homme affable qui comprend sa demande, et s'interroge sur le fait qu'elle souhaite également l'interviewer lui. Elle explique que le tueur a justifié ses actes en invoquant sa foi comme seule motivation, car la Charia condamne la prostitution. Son interlocuteur rappelle que l'état nomme des juges pour remplir la fonction d'application de la Charia et qu'il n'appartient pas à chaque croyant de l'appliquer par lui-même. Il accède à sa demande d'interview de Hanaï, en mettant à sa disposition une salle du tribunal, et en s'assurant qu'elle ne sera pas seule avec le tueur. Elle le remercie et sort à l'extérieur, allumant une cigarette pour se détendre. Puis elle téléphone à Maziar Bahari, pour lui indiquer le résultat de son entretien.
Quelques jours plus tard, Majd et Bahari sont dans la petite salle du tribunal, elle assise sur une chaise, lui derrière la caméra, prêts pour l'interview. Alors qu'on toque à la porte, il lui rappelle de bien cacher ses cheveux sous son voile. Saïd Hanaï passe la porte et Majd ne peut pas s'empêcher de regarder fixement ses mains, celles qui ont étranglé 17 prostituées. Ayant repéré son regard, il explique qu'il s'agit de mains de maçon, et continue en indiquant qu'il est prêt et qu'il l'écoute. S'en tenant aux conseils du caméraman, elle débute l'entretien en demandant au tueur de lui parler de sa jeunesse de son adolescence. Il fait partie d'une fratrie de six garçons, et sa mère avait un atelier de confection où travaillaient plusieurs jeunes filles. Il n'avait pas de petite amie et il ne parlait pas aux femmes. Elle lui demande alors comment il a rencontré son épouse. Il explique qu'il avait envie de s'acheter une moto et que son frère trouvait ça trop dangereux, donc il valait mieux qu'à la place il se marie. Son frère a tout arrangé : entre la première fois où il a songé à se marier et la cérémonie, il s'est passé à peine une semaine. Le caméraman lui demande alors de parler de son service lors de la guerre Iran-Irak.
Dans son introduction, l'auteur explique bien la nature de l'ouvrage : il s'agit de l'adaptation d'un entretien filmé réalisé par le journaliste Maziar Bahari, entre Saïd Hanaï et la journaliste Roya Karimi Majd. Il n'a pas tenu à être fidèle point par point à la réalité des faits, mais plutôt à s'inspirer de l'esprit des événements décrits. Le lecteur sait donc qu'il va plonger dans un récit entre fiction et réalité, entre supputations nées du ressenti de l'auteur et propos du tueur recueillis par une journaliste. Il alterne donc les plans fixes durant lesquels Hanaï est en train de parler, de répondre aux questions posées, avec des reconstitutions. Le lecteur est frappé par la forme caricaturale de la tête du tueur : nez et mentons très allongés en avant, crâne très allongé en arrière, morphologiquement impossible, mais sans aller vers une caricature grimaçante ou laide. Au contraire, le dessinateur a conservé toute la douceur du visage, l'a même accentuée pour montrer un individu inoffensif. De même les plans fixes donnent à voir un homme très calme et très posé, à l'opposé d'un individu agité ou agressif. En cela, l'artiste reprend l'impression donnée lors de l'interview filmée, et le seul lien établi avec la brutalité des assassinats se fait lorsque que la journaliste regarde ses mains en se disant qu'il s'agit de l'arme du crime. Il rend compte de son ressenti au visionnage, prenant du recul par rapport à une représentation photographique, interprétant visuellement l'apparence du tueur pour orienter sa représentation, vers un individu gentil, humble, rationnel. L’auteur se sert du dessin pour prendre du recul par rapport au documentaire filmé pour rendre compte de sa perception, de son interprétation.
En fonction de sa sensibilité, le lecteur peut trouver que la narration visuelle semble un peu naïve. D'un côté les dessins peuvent être détaillés : la vue du ciel de Mechhed, la représentation du mausolée de l'Imam, les façades d'immeuble, l'aménagement intérieur de l'appartement de la famille Hanaï, la cour intérieure du palais de justice, l'appartement du juge Mansouri. D'un autre côté, certains éléments sont représentés de manière simpliste : la bouille et les expressions de certains personnages, la caméra pour l'entretien, l'organisation de l'atelier de confection, l'uniforme de soldat, certains modèles de voiture, la vision d'une rue, des perspectives très basiques. Pourtant, le lecteur est régulièrement surpris par un visuel remarquable : la foule des croyants autour du mausolée de l'Imam, le dénuement du bureau du juge Mansouri, sa manipulation du mishaba, le regard de la prostituée Leïla en observant l'appartement de la famille Hanaï, le naturel du soldat et de Majd en train de s'en griller une dans la cour du palais de justice, la calligraphie du juge Mansouri, le naturel du fils de Saïd Hanaï après l'arrestation de son père, la sensation du quotidien qui reprend son cours pour Majd après la fin du dernier entretien. Sous des dehors qui peuvent sembler un peu limités techniquement, la narration visuelle sait faire passer des sensations et des émotions fugaces d'une grande justesse.
Le lecteur est frappé par le fait qu'il n'y ait pas de reconstitution des meurtres. Tout passe par la parole de Saïd Hanaï et par des réflexions d'autres personnes. En guise de reconstitution, le lecteur n'assiste qu'à un trajet en voiture conduite par le tueur, avec une prostituée sur le siège passager, et leur entrée dans l'appartement, et au fils de Saïd mimant les gestes de son père en train d'étrangler une prostituée pour montrer qu'il a bien compris ce qu'on lui a expliqué. Conformément au documentaire, Mana Neyestani s'en tient aux déclarations de l'assassin et de ses proches. Pour le lecteur, la réalité de ces meurtres n'a de la consistance qu'au travers des dires des uns et des autres. Cela accentue encore la prise de recul par rapport au fait, une narration à l'opposé de la diabolisation d'un individu. Comme Maziar Bahari, l'auteur évoque ces meurtres au travers de l'entretien avec Saïd Hanaï, les explications du juge Mansouri, une heure ou deux de la vie de la prostituée Leïla, l'entretien avec l'épouse de Hanaï, la journée du fils de Hanaï quand son père a été arrêté, les dessins de Samira, la fille d'une des prostituées. Ce choix d'exposition induit que le lecteur a une conscience aiguë que ce qui lui est raconté, l'est au travers d'individus différents, chacun avec leur point de vue découlant de leur âge, de leur relation personnelle avec le coupable, de leur histoire socio-culturelle.
Ce procédé de reportage mettant en avant la subjectivité de chaque témoin ne permet pas au lecteur d'avoir une position neutre, et lui fait prendre conscience que lui-même est un observateur subjectif, quelle que soit son origine socio-culturelle, ses convictions politiques, morales et religieuses. Il a forcément son propre avis, voire ses propres a priori sur la religion musulmane, dans un sens ou dans l'autre, sur le régime politique en Iran, sur le fait que l'église et l'état n'y soient pas séparés, etc. Bourré d'a priori positifs ou négatifs, il se retrouve à réagir à chaque propos, ce qui met aussi bien en évidence ses propres convictions que celles de l'individu en train de s'exprimer. Il n'y a pas de flou nauséabond de la part de l'auteur : il condamne les actes abjects du meurtrier. Les entretiens et les déclarations des uns et des autres donnent une vision très humaine de l'affaire, très incarnée, tout en restant mesurée. L'avis du juge n'est pas celui de la journaliste, ni celui de l'épouse ou du fils, encore moins de la fille encore enfant d'une prostituée assassinée.
Contenu dans ces témoignages, il apparaît de nombreux facteurs systémiques : la pauvreté des habitants de Mechhed, le service militaire de Saïd Hanaï lors de la guerre Iran-Irak l'amenant à se considérer comme un soldat, l'usage de la drogue par certains, la prostitution comme seule source de revenu, l'autodiscipline pratiquée par Saïd Hanaï pour vivre une vie conforme à la religion avec les refoulements qui l'accompagnent, l'application de la Charia par des juges assermentés, la pratique du mariage arrangé, la place traditionnelle de la femme dans cette société en particulier, la capacité de l'individu à interpréter les paroles de Dieu, et son droit à le faire au sein de la société, ainsi par voie de conséquence que l'obéissance qui est attendue de lui, etc. Quelles que soient ses origines, cela amène le lecteur à s'interroger sur l'organisation et le fonctionnement d'une société qui peut produire ce genre d'individus, qui peut amener un individu à commettre de tels actes, en toute connaissance de cause, de manière raisonnée et intelligente. Bien sûr, cette question se pose pour tous les assassins, quelle que soit leur société d'origine et ses préceptes.
Sous des dehors un peu frustes et un sujet risquant d'être racoleurs, cette bande dessinée se révèle être un questionnement intelligent et réfléchi sur une série de meurtres abominables, amenant le lecteur à s'interroger sur ses propres convictions, sur les tenants et les aboutissants de la société et de la culture en Iran, et par voie de conséquence sur ceux de sa propre société. Même s'il peut sentir de quel côté penche le cœur de l'auteur, le lecteur n'a pas l'impression de subir un cours magistral, mais plutôt d'accompagner Mana Neyestani dans sa réflexion inconfortable dans des registres politiques, religieux, sociologiques, psychanalytiques. Un tour de force.
Quelle surprise que cet article ! Une bande dessinée sur un tueur en série réalisée par un auteur iranien ! Et publiée chez un éditeur que je viens de découvrir tout récemment. Je serais curieux de savoir comment et pourquoi tu l'as choisie - et ne me dis pas que c'est (encore) ton pote Bruce qui te l'a prêtée ☺ ☺ ☺ !
RépondreSupprimer"Il s'agit de l'adaptation d'un entretien filmé réalisé par le journaliste" : une nouveauté pour moi, et un tour de force en soi ; je n'ai encore jamais lu de BD tirées d'un "simple" entretien filmé.
Je ne m'étais pas posé la question de l'existence de tueurs en série en Iran. J'ai vu qu'il y en avait eu quelques-uns. J'ai lu qu'Hanaï avait été exécuté par pendaison et je souhaitais te demander si ce point était évoqué dans le livre, même s'il est hors entretien.
J'admire ta perspicacité : il ne s'agit pas d'un prêt de Bruce, celle-là, je l'ai achetée tout seul.
RépondreSupprimerD'où ça sort ? Je me suis inscrit sur Babelio pour y poster mes avis. Parmi les fonctionnalités du site, il est possible d'explorer les bibliothèques des autres membres, et de le faire par thème. L'un des thèmes est la bande dessinée (notion à la fois logique et très bizarre, car la bande dessinée s'apparente à un média plutôt qu'à un thème comme la politique ou la religion, ou même un genre comme le western ou les vampires). De temps à autre, je passe en revue les commentaires d'un membre pour ses BD. C'est ainsi que j'ai découvert L'araignée de Mashhad, ainsi que celle de la semaine prochaine.
Pour celle-ci, j'était très curieux de pouvoir lire le point de vue d'un iranien sur cette affaire criminelle, plutôt qu'un reportage effectué par un occidental.
L'exécution de Saïd Hanaï est évoquée sous forme d'un court texte dans l'épilogue. Il a été pendu 8 mois après son arrestation. Roya Karimi Majd était présente. Les journalistes ont été priés de sortir de la salle avant l'exécution proprement dite.