Ce tome contient une histoire compète et indépendante de toute autre. La première édition date de 2017. Il a été entièrement réalisé par Timothé Le Boucher. Il comprend 192 pages de bande dessinée en couleurs. Il s'agit de la troisième bande dessinée de l'auteur, après Skins Party (2011), Les Vestiaires (2014).
Sur la scène d'un théâtre, sous les yeux du public, Lubin Maréchal habillé d'une robe blanche et d'une coiffe réalise un numéro d'acrobatie, sur une cage à oiseau géante. Il laisse tomber sa robe ; il porte en-dessous un juste au corps blanc. Il danse avec sa robe qui a retrouvé du volume. Il effectue des figures au sommet de la cage, et tombe lourdement quand elle casse. En coulisses, les autres acteurs sont inquiets, mais Maréchal se relève et le spectacle peut continuer. Le lendemain il se réveille à 07h45 et se dépêche de s'habiller et de partir à vélo, pour gagner son pari d'arriver avant son copain Léandre pour prendre leur service à la caisse du supermarché Smart Shop où ils travaillent. Lubin est particulièrement fier de lui car il s'assoit une minute avant Léandre à son poste. Ce dernier lui fait observer qu'il a perdu son pari car il a 23 heures et 59 minutes de retard. Lubin met un peu de temps à comprendre et encore plus à le croire : ce n'est pas le lundi 02 septembre, mais le mardi 03 septembre. Il a perdu un jour de sa vie. Léandre et Lubin aident le livreur à décharger son camion. Le soir ils récupèrent quelques invendus périmés pour leur repas, Lubin ayant invité Gabrielle à manger chez lui.
Lubin rentre chez lui à vélo. Il reçoit Gabrielle et ils passent au lit avant de manger. Il se réveille le lendemain, un peu surpris que Gabrielle ne soit plus dans lit et qu'elle ait déjà récupéré ses affaires. Il consulte le calendrier de l'ordinateur et il doit se ranger à l'évidence : il n'a aucun souvenir du mercredi. Il se rend au supermarché où il est reçu par Andrès qui lui fait la morale sur l'assiduité et qui lui donne son congé. Lubin donne rendez-vous à Léandre à 18h00 au Mantra. À 18h00, les 4 membres de la troupe de spectacle se retrouvent au café. Ils passent en revue les raisons plus au moins fantaisistes qui pourraient expliquer l'absence de Lubin pendant 2 jours. Comme ils doivent se produire le lendemain à Bruxelles, Pedro & Alexandra proposent de passer chez lui pour venir le chercher. Avant de rentrer chez lui, il envoie un texto à Gabrielle, mais il reste sans réponse. Lubin se réveille en ayant encore perdu une journée, celle du vendredi. Il appelle Léandre qui lui indique que quand ils sont venus le chercher le vendredi, il n'y avait personne dans son appartement.
Quelle étrange expérience de lecture. La couverture semble annoncer un conte fantastique, avec un jeune homme à moitié entré dans l'eau, de la verdure derrière lui, et un double maléfique qui se reflète. Le choix des couleurs est étrange avec une végétation violette et une onde orange. L'entrée en matière déstabilise tout autant avec 5 pages muettes (sans texte) comme si le lecteur assistait réellement au spectacle. Il assistera d'ailleurs à un deuxième spectacle, tout aussi muet, de même nature durant les pages 102 à 107. Il suppose que ces scènes ont une valeur métaphorique, celle d'un récit dans le récit, provoquant une mise en abîme dont il ne peut pas soupçonner le sens du fait qu'il s'agit de la première scène, et qu'il ne dispose pas d'autres séquences auxquelles la rattacher. Il apprécie la qualité de la narration visuelle, pouvant suivre la logique d'enchaînement des mouvements dans l'évolution de Lubin Maréchal. Il apprécie aussi la forme d'épure des dessins (avec des traits de contours fins et élégants) apportant une touche d'onirisme au spectacle.
Timothé Le Boucher sait donner une apparence simple et immédiatement reconnaissable à ses personnages, en jouant sur la couleur de leur peau, la forme de leur coiffure, leur couleur de cheveux, mais aussi leur morphologie (la silhouette d'Alexandra est plus étoffée, Pedro est plus grand et plus costaud). Il n'hésite pas à faire apparaître les marques de l'âge sur les visages et même dans la façon de se tenir, par exemple pour Josiane, la mère adoptive de Lubin, ou pour Lubin lui-même au fur et à mesure des années qui passent. Il donne un air assez jeune aux principaux personnages : Lubin, Gabrielle, Tamara, Léandre, Pedro, Alexandra, avec des traits de visage proches de la ligne claire et une discrète influence manga pour des éléments éparses, par exemple la chevelure de Léandre. Le lecteur adulte peut se retrouver un moment décontenancé car la représentation des personnages semble être à destination de jeunes adolescents, voire tout public. Le dessinateur montre bien quelques personnages dénudés, mais les caractéristiques sexuelles sont très atténuées et se limitent aux fesses et à la poitrine. En outre, il utilise des couleurs assez douces, voire un peu ternes, à l'exception de la chevelure rousse de Tamara. Il exagère un peu les expressions de visage, de manière à ce que l'état d'esprit du personnage soit plus clair. Il n'y a que dans le dernier quart du récit que les personnages ont des gestes plus mesurés, attestant qu'ils ont pris de l'âge.
Les éléments de décors sont également détourés par des traits très fins, et l'artiste n'utilise que très rarement les aplats de noir, préférant foncer la teinte d'une zone par endroit pour figurer les ombres portées. Néanmoins, s'il prête attention aux différents environnements, le lecteur constate que Timothé Le Boucher ne se contente pas de les tracer à la va-vite. Après la scène de théâtre, le premier environnement d'importance est la chambre / salon de l'appartement de Lubin. Dans un premier temps, le lecteur peut rester dubitatif devant sa grande taille. Les meubles sont, comme le reste, détourés avec des traits fins, et la mise en couleurs reste un peu terne, sans chercher à faire ressortir chaque objet par rapport aux murs du fond ou au plancher. Le lecteur intègre donc ce décor de manière machinale sans plus y prêter attention. S'il s'y attarde à l'occasion d'une case, il remarque les différents objets et accessoires, reflétant bien la personnalité de Lubin. Or par la suite, une remarque de Lubin l'incite à y prêter un peu plus d'attention et il se rend compte qu'il y avait des informations visuelles juste sous ses yeux. Sans en avoir l'air, Timothé Le Boucher réalise des décors consistants, établissant des lieux concrets et uniques : le balcon de l'appartement de Lubin, les façades d'immeubles des rues qui constituent des paysages urbains différents suivant les quartiers, l'aménagement de l'appartement de Gabrielle qui reflète également sa personnalité, le viaduc autoroutier au-dessus de la rivière encaissée pour se rendre chez la mère de Lubin (page 40), le réseau routier quand Gabrielle emmène Lubin en weekend, le parcours de jogging de Tamara, les Champs Élysées pour le défilé du 14 juillet, les lieux de répétition de la troupe d'acrobates, la maison à la campagne de la mère de Lubin, etc. Le récit se prolongeant dans le futur par rapport au temps présent du lecteur, il peut également faire comme Lubin et regarder autour de lui pour voir les stigmates des avancées technologiques, discrets mais bien présents.
En dépit d'une apparence gentille et tout public, la narration visuelle de Timothé Le Boucher repose sur de nombreux éléments visuels brossant des personnages et des environnements tangibles et bien formés. Le lecteur plonge donc bien volontiers dans ce récit de dédoublement de la personnalité, avec une tonalité dédramatisée grâce à une narration bienveillante. L'auteur ne tergiverse pas sur la situation de Lubin Maréchal : sa conscience n'est présente qu'un jour sur deux, et une autre conscience ou une autre personnalité habite son corps et l'utilise les autres jours. Le lecteur accorde bien volontiers la suspension d'incrédulité nécessaire pour accepter ce postulat. Il suit donc Lubin alors qu'il essaye de comprendre ce qui lui arrive, de s'en accommoder dans sa vie (semi)quotidienne. Il essaye de communiquer avec son autre lui-même, et de faire comprendre à ses amis ce qui lui arrive. Il fait des propositions concrètes à son autre lui-même pour une vie en bonne intelligence : que l'autre continue à s'entraîner un minimum pour que lui puisse continuer à être un acrobate de haut niveau, essayer de maîtriser son régime alimentaire car il est végétarien, etc. Les 2 personnalités finissent également par aller consulter le même psychologue (la docteure Thalmann) pour trouver une solution. Le lecteur se rend bien compte que le récit est raconté exclusivement du point de vue du Lubin acrobate, et même à sa manière, avec sa personnalité. De ce point de vue, les dessins évidents et la bienveillance générale de la narration reflètent l'état d'esprit de Lubin acrobate.
Timothé Le Boucher s'amuse bien avec les moments de gêne des amis de Lubin ou de sa famille, qui finissent par accepter son état, ce qui conforte le lecteur dans le fait d'en faire de même. La personnalité de l'autre Lubin se révèle différente de l'initiale, plus pragmatique, mieux organisée, plus responsable. Du coup il prend en charge les formalités administratives du quotidien et le ménage, et commence même à gagner de l'argent, que des avantages pour Lubin acrobate. Le scénariste se montre encore un peu plus facétieux du fait que l'un comme l'autre entretiennent des relations amoureuses, mais pas avec la même femme, ce qui génère des situations délicates, à nouveau sans dramatisation larmoyante. Le lecteur sourit quand Lubin acrobate se réveille un matin avec les cheveux courts (l'autre étant passé chez le coiffeur pour être plus présentable), ou quand il décide de se faire faire un tatouage sur le dos en sachant que l'autre n'aime pas ça, ou encore quand l'un se bourre la gueule la veille au soir en sachant que l'autre souffrira de la gueule de bois le lendemain. Le décalage entre les 2 personnalités nourrit des métaphores, à commencer par une opposition entre la vie décontractée de Lubin acrobate, et celle plus responsable de l'autre Lubin. Il se produit une comparaison entre un individu ayant suivi une voie d'artiste refusant une forme de conformisme social, avec un autre plus productif dans la société. Néanmoins, ce n'est pas un récit à charge contre Lubin acrobate, car c'est celui que préfère ses amis, sa sœur, et même Insecte & Prêchant, les chiens de sa mère. C'est aussi celui que préfère la rousse flamboyante.
Ainsi Lubin acrobate reste le héros de sa propre vie, la personnalité à partir de laquelle le récit, et donc le lecteur, porte un jugement sur les événements. La gentillesse de Lubin acrobate éprouve toutes les difficultés à accepter l'intérêt très personnel de 2 psychologues successifs qui le prennent en charge plus pour les papiers qu'ils vont pouvoir écrire dessus, que pour le soigner, encore moins par empathie. Il reste aussi un héros au sens romanesque du terme, dans la mesure où le récit repose bel et bien sur une intrigue. Celle-ci ne se limite pas à savoir si la coexistence entre les 2 Lubin peut être pérenne, ou si Lubin acrobate retrouvera son état normal. Il se produit des événements qui viennent remettre en cause l'équilibre entre les 2, parfois au détriment de Lubin acrobate. Le lecteur ressent alors une compassion pleine et entière pour lui, car son caractère ne lui a pas appris à se défendre contre ce genre d'événements ou de comportements d'autrui. Le lecteur est pris de pitié pour Lubin acrobate, souffre de le voir ainsi rabaissé et exploité, alors qu'il fait contre mauvaise fortune bon cœur, face à ces injustices.
En fonction de ses inclinations, le lecteur peut être plus ou moins attiré par la couverture, ou le résumé de la quatrième de couverture, et dans tous les cas surpris par le décalage qui se produit à la lecture, par rapport à ces présentations. Il se prend vite d'amitié pour Lubin Maréchal, jeune homme éminemment sympathique et facile à vivre, et pour ses amis qui le soutiennent. Il s'adapte progressivement aux dessins à l'apparence gentille, car ils forment une narration visuelle solide et riche. Il apprécie les situations successives qui dessinent des métaphores sur la façon de voir la vie, sur les valeurs morales de l'individu, alors que l'intrigue sous-jacente le tient en haleine. Il est épaté par la manière dont l'auteur met à profit la longueur de son récit, jusqu'à la mort naturelle de Lubin. Il termine sa lecture, attristé de devoir faire le deuil de Lubin et de ce qu'il représente, ainsi que du principe de réalité qui s'est imposé à lui, à a fois Lubin, à la fois le lecteur lui-même.
Voilà une bande dessinée particulièrement intrigante !
RépondreSupprimerEt comme tu le soulignes, cela doit être une étrange expérience de lecture. En débutant la lecture de ton article, rien ne laisse présager ce qu'il va se passer.
Je ne connaissais pas Timothé Le Boucher.
J'avais feuilletée cette bande dessinée à plusieurs reprises à la FNAC, et reposée à chaque fois, à la fois pris à rebrousse-poil par la promotion soutenue, à la fois peu attiré par les dessins. Finalement Bruce me l'a prêtée et je suis tombé sous le charme. Une découverte inattendue qui m'a pris par surprise.
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