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jeudi 5 juillet 2018

La troisième population

Si tu vas là-bas, toi aussi tu vas être fou ?

Ce tome contient un reportage complet par lui-même et indépendant de tout autre. Il s'agit d'une bande dessinée de 108 pages, parue pour la première fois en 2018, écrite par Aurélien Ducoudray, dessinée et mise en couleurs par Jeff Pourquié. L'ouvrage commence avec une introduction d'une page rédigée par Denys Robiliard (ancien député, et rapporteur sur de la mission sur la santé mentale et l'avenir de la psychiatrie), puis une autre page rédigée par le docteur Jean-Louis Place (médecin directeur de la clinique psychiatrique de La Chesnaie).

Un dessin d'enfant représente un père et son fils autour d'une table en bois dans le jardin, avec le chat non loin. Aurélien (Ducoudray) explique à son fils qu'il repart pendant une semaine avec tonton Jeff (Pourquié) à Blois dans une grande maison pour les fous. Le garçon demande à son père si c'est parce qu'il est fou. Aurélien répond que non, qu'il va faire une bande dessinée sur des gens qui, à un moment dans leur vie, ont eu un petit quelque chose qui s'est cassé dans leur tête. Le garçon s'inquiète de savoir si son père va devenir fou en allant là-bas. Jeff & Aurélien se rendent en voiture à La Chesnaie, s'inquiétant de savoir si le GPS est bien à jour tellement ils sont dans la cambrousse. Pendant qu'Aurélien conduit, Jeff lui fait un bref rappel de la création de l'établissement de La Chesnaie, de son mode de fonctionnement, sur la psychothérapie institutionnelle rompant avec les pratiques asilaires antérieures, tout ça tiré de wikipedia.

Arrivés à destination, Jeff et Aurélien découvrent des bâtiments en bois, et entendent le son d'une chanson des Rolling Stones. Ils entrent dans ce qui ressemble à un bar et se font servir un café et un Coca. Plusieurs personnes leur adressent la parole de manière tout à fait normale. Une femme leur demande qui ils sont et les invite à la suivre pour une réunion afin de préparer l'apéritif du dimanche midi. Au bout des quelques échanges, une autre femme finit par leur demander qui ils sont et les dirigent vers Cathy, la secrétaire du Club. Une fois installés autour d'une table, Cathy énonce l'ordre du jour : les Olympiades, la fête interclubs, l'installation d'une borne internet pour le cyberespace, l'achat d'un barbecue ou d'une plancha, la mise aux normes des cuves à gaz et la demande de location pour l'un des appartements extérieurs à la Clinique, une demande de service civique et la réserve parlementaire du député. Elle leur explique qu'ils assistent à une réunion du Club, c’est-à-dire l'association Loi de 1901 qui sert d'interface entre l'intérieur (le monde de la clinique) et le monde extérieur, le public. Elle leur remet un flyer avec le programme des animations de la semaine. Une fois la réunion terminée, elle les emmène dans la salle à manger.


Dans la première introduction, Denys Robiliard rappelle qu'une personne sur 4 est susceptible de développer une maladie mentale au cours de sa vie, et que cette bande dessinée a le mérite d'exister pour aider à faire connaître la maladie mentale, et pour présenter un établissement relevant de la psychothérapie institutionnelle. Dans la deuxième introduction, le docteur Jean-Louis Place attire l'attention du lecteur sur la particularité d'une institution sans mur d'enceinte. En y ajoutant la scène d'introduction, le lecteur a bien compris le projet de cette bande dessinée : un reportage dans l'établissement de la Chesnaie, par les 2 auteurs qui réalisent la bande dessinée. Ils se mettent en scène pour relater leur propre expérience de découverte de cet établissement, et en montrer des facettes de son fonctionnement, avec un regard de candide.

En fonction des séquences, Jeff Pourquié utilise un mode représentation variable. Pour la plus grande partie de l'ouvrage, les séquences mettent en scène les 2 auteurs se rendant d'un endroit à un autre, rencontrant des moniteurs, des médecins, des patients, des visiteurs. L'artiste réalise des dessins descriptifs, avec un bon niveau de détails. Il détoure les formes d'un trait irrégulier, comme s'il s'agissait de dessins réalisés sur le vif, sans phase de reprise ultérieure pour peaufiner es traits, les rendre plus assurés, sans lisser les contours. Ce type de représentation a pour effet de conserver une forme de spontanéité aux dessins, et d'induire la sensation que la réalité n'est perçue que de manière imparfaite par l'individu, que son cerveau sélectionne et interprète les informations que lui font parvenir ses sens, à commencer par celui de la vue. Certain objets sont donc représentés avec une forte simplification, par exemple un vague emballage pas régulier pour un paquet de clopes, ou 2 vagues traits pour le corps d'un stylo bille. Ce mode de représentation suffit amplement pour que le lecteur reconnaisse sans doute possible le modèle de chaise en plastique bon marché sur la terrasse. Il n'exclut pas pour autant un niveau de détails plus élevés quand la scène le nécessite, comme la disposition des bacs à vaisselle pour la plonge, l'aménagement de la pharmacie de l'établissement, ou encore une vue du ciel de la disposition des bâtiments.


Ce mode de représentation se marie bien avec des éléments visuels d'une autre nature, comme une exagération comique des postures dans une scène où les auteurs se retrouvent à courir, ou un glissement vers des images plus expressionnistes (par exemple page 86 sur la consommation de tabac). Jeff Pourquié réalise lui-même sa mise en couleurs, et il utilise majoritairement une seule teinte pour chaque séquence, variant d'une séquence à l'autre. Il réalise des mises en couleurs plus traditionnelles qui prennent alors une signification forte. La page d'ouverture commence avec ce qui semble être un dessin d'enfant colorié au feutre, mode de dessin qu'il reprend par la suite pour indiquer qu'il fait comme si ils avaient été réalisés par d'autres personnes que lui, en l'occurrence des patients dans un atelier BD. Il utilise également la couleur pour indiquer un état d'esprit, généralement celui d'un patient qui voit et interprète la réalité différemment d'une personne extérieure. Il fait ainsi preuve d'une délicatesse épatante, car la couleur indique une perception du monde avec plus de saveurs, sous-entendant que les patients ont une expérience de la vie plus riche que les individus qualifiés de sain d'esprit.

L'approche retenue par les 2 auteurs est de nature naturaliste : le lecteur les suit dans toutes les pages à de rares exceptions près. Il n'y a que 3 dessins en pleine page qui présentent des patients (certainement avec une apparence physique modifiée pour respecter le secret médical) : Manuel (34 ans), Marielle (27 ans), Édouard (54 ans). Pour chacun d'eux, l'artiste les représente, ainsi qu'une esquisse de quelques-unes de leur représentation mentale en arrière-plan, avec des phylactères ou des cellules de texte reproduisant leur parole. Avec un à-propos pince-sans-rire, Aurélien Ducoudray lit l'article wikipedia sur la Chesnaie, à Jeff Pourquié, pendant qu'ils font le trajet en voiture. Le lecteur s'informe ainsi en même temps des principales caractéristiques sur cette institution pratiquant la psychothérapie institutionnelle. Il y a ainsi 3 ou 4 passages au cours desquels les auteurs prennent une grande quantité d'information auprès d'un sachant, la dernière se produisant lorsqu'ils rencontrent Claude Jeangirard le créateur de la Chesnaie.


Le reste du temps, Ducoudray & Pourquié rencontrent des individus en train d'accomplir leur mission au sein de la Chesnaie, ou des patients, le plus souvent les 2 en même temps. Dans ces séquences, la quantité d'informations délivrée est plus faible, et l'enjeu est plus de côtoyer les résidents de la Chesnaie, pour ressentir cette expérience comme l'ont ressentie les auteurs. Ce parti pris narratif dédramatise la découverte de l'établissement, des patients, des moniteurs et des médecins, évite tout effet voyeuriste puisqu'il s'agit plus d'observer la démarche des auteurs que de regarder fixement les patients ou les soignants, et reste à l'écart de toute tentation sensationnaliste. Les auteurs réussissent plutôt bien à rendre compte de la particularité de cet établissement (l'absence de barrière ou de clôture pour enfermer, avec son corollaire la liberté de circulation), de la dynamique de la psychothérapie institutionnelle (l'intégration de l'institution au traitement), avec comme effet que les patients et les moniteurs ne portent pas de signe distinctif. Comme l'explique l'un des personnels : Du coup, il n'y a pas de différence visible entre les patients et les encadrants, ceux qu'on appelle dans notre jargon les moniteurs. Alors comme on ne sait pas qui est qui, eh bien ça force à se parler pour savoir. Et donc, ça crée du lien social ! Cette socialisation, c'est une des bases de la psychiatrie institutionnelle : créer une relation entre soignants et soignés, dans un lieu de soin qui est aussi un lieu de vie.

Le lecteur passe donc d'une scène à l'autre, sans savoir ce qui l'attend dans la suivante, mais tout en restant dans un registre très banal, sans basculer dans l'explication, l'exposé ou la crise. Au détour d'une page, il peut se retrouver dans une réunion où il est question de savoir comment s'est passée la sortie pêche du week-end précédent, à marcher aux côtés d'un personnage pendant tout une page muette, à cloper pendant toute une page, à découvrir le couchage sortant de l'ordinaire des 2 auteurs, à assister à la distribution des médicaments, à découvrir 2 pages où les arrière-plans sont constitués de produits de marque de la grande distribution, à écouter Christine parler de sa passion pour les livres de la série Bennett d'Anthony Burckeridge (1912-2004), à assister à une partie de Dessiner c'est gagné. Les auteurs savent se montrer gentiment facétieux de temps à autre, la pauvre patiente sourde, muette, trisomique, analphabète et qui ne déchiffre pas le langage des signes devant dessiner une représentation de Caliméro. En fonction de ses attentes, il est possible qu'il regrette que le récit n'aille pas plus à fond dans le fonctionnement de l'institution (d'où vient le budget ?), dans les séances de psychothérapies (il y en a une), ou encore dans les théories psychothérapeutiques à l'œuvre. Même si là encore, les 3 pages de discours de Claude Jeangirard répondent pour partie à ses attentes.


Cet ouvrage est d'un abord très facile, et de lecture très agréable car le lecteur a l'impression d'embarquer avec les auteurs et d'effectuer la découverte et l'acclimatation de la Chesnaie en même temps qu'eux, avec leur respect et leur attention. La narration visuelle est claire et vivante, et elle aussi très respectueuse de tous les individus rencontrés. Sur ce plan-là, l'ouvrage atteint son objectif de présenter une institution mettant en œuvre la psychothérapie institutionnelle, sans stigmatiser malades ou soignants, sans romantisme ou dramatisation artificiels, en rendant compte de l'originalité de l'établissement. La contrepartie de cette réussite est que le lecteur aurait bien aimé en découvrir plus qu'un tour d'horizon dressant un tableau par l'effet cumulatif de petites touches, peut-être sous la forme d'annexes plus académiques. Entre 4 et 5 étoiles en fonction des attentes du lecteur.


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