La pêche est une question de patience.
Dans les bureaux du siège social d'un cigarettier, 5 dirigeants sont dans une salle de réunion. Ils évoquent la situation au Québec, et la nécessité de couper les branches mortes de leur trafic de contrebande. La décision est prise de faire assassiner Claude Fortier, leur intermédiaire au Québec, qui est également le meneur des insurgés qui ont organisé la prise d'assaut d'un train sur un des ponts reliant Montréal à la rive nord du Saint Laurent. Le responsable Harper ne veut surtout pas être mis au courant des détails, pour ne pas risquer de se faire supprimer à son tour si les choses tournent mal. À Montréal, le maire reçoit dans son bureau, le préfet de police, ainsi qu'un représentant des services secrets canadiens. Il apprend que les insurgés ont réussi à s'enfuir du pont qui était cerné par la police. L'agent Roy explique que c'est une manœuvre décidée par les services secrets afin de pouvoir neutraliser un gros poisson : Claude Fortier. L'agent Roy fait clairement comprendre au maire qu'il doit soutenir la version officielle d'une fuite en pleine nuit, quitte à faire passer les services de police pour des incompétents.
Chez elle, Caroline Baldwin lit le journal et apprend la fuite des insurgés : elle se réjouit pour Jérémie, son neveu, le fils de sa cousine Rachel. Gary lui indique qu'il se rend à Montréal pour rencontrer un homologue canadien afin de comprendre ce qui s'est réellement passé. Il sort alors que Nohad Yared sonne à la porte, avec un visage très fermé. Elle est reçue froidement pas Caroline Baldwin, Scott s'empressant de s'éloigner au plus vite. Baldwin communique quand même les informations à Nohad Yared : son père a été condamné pour viol sur mineur et a bénéficié d'une libération anticipée avec changement d'identité. Caroline Baldwin prend sa voiture pour aller s'entretenir avec Tom, chef de la police tribale de la région. À la radio, les infos indiquent que les explications du maire sur la fuite des insurgés ne convainquent personne, que d'autres réserves se soulèvent dans le pays et que la traque des terroristes s'annonce longue et difficile.
Le tome précédent s'était achevé sur une situation non résolue et le lecteur revient pour avoir la fin de l'histoire. André Taymans mène à bien ses 2 intrigues concomitantes : celle relative à l'insurrection des indiens et celle relative à la recherche du père Nohad Yared. En cours de route, le lecteur acquiert la conviction que l'auteur a intégré celle relative à la recherche de la personne disparue parce que celle relative à l'insurrection ne tenait pas en 1 seul album, mais n'était pas suffisante pour remplir 2 albums. Puis au fur et à mesure, il se dit que peu importe la raison car dans la vie réelle il est également très rare de pouvoir se consacrer à 100% sur une seule chose, sur un seul objectif, et que finalement c'est ce qui se produit pour Caroline Baldwin. Cet enchevêtrement de 2 histoires n'apparaît plus comme une solution technique pour atteindre un quota de pages, mais comme une situation plus réaliste. Comme l'indique Anne Matheys dans le dossier de l'intégrale, le scénariste a effectué plusieurs révisions à son histoire grâce à plusieurs sources d'informations. Le lecteur plonge donc dans un thriller politique assistant à une révolte d'une partie des communautés des Premières Nations, découvrant la source de financement des groupuscules armés, observant les coulisses de la communication politique et policière. Il ne s'agit pas d'un pamphlet anti-establishment ou d'une analyse sociologique et ethnique sur la maltraitance des peuples autochtones et leur devenir. Mais c'est un thriller qui ne se limite pas non plus à une alternance bien agencée de course-poursuites et de coups de feu.
De fait, le lecteur ressent une curiosité irrépressible de savoir ce qui va se passer. Caroline Baldwin tirera-t-elle Jérémie de ses mauvaises fréquentations ? Comment se dérouleront les retrouvailles entre Nohad Yared et son père ? Accessoirement, c'est quoi le rapport avec la scène d'assassinat en ouverture du tome précédent ? André Taymans ajoute une histoire de vengeance pour faire bonne mesure et le lecteur ne lâche pas sa bande dessinée jusqu'à la fin. En plus, le lecteur retrouve tout ce qu'il aime dans cette série. Caroline Baldwin est toujours attachante : personnalité directe et parfois un peu sèche. Elle ne s'en laisse pas conter, elle souhaite aller de l'avant, faire aboutir son enquête. Elle reste toujours attachante du fait son investissement affectif : son amour compliqué pour Gary Scott, son sens de la justice (sauver Jérémie), sa propension à donner de sa personne en se mettant en danger, mais aussi en se remettant en question (la discussion avec l'ancien de la communauté indienne). L'artiste reste dans un registre proche de la ligne claire, avec des traits de contour précis et nets, très légèrement arrondis, pour une apparence presque tout public. Il nourrit les formes ainsi détourées, avec des traits un peu plus bruts, donnant une apparence un peu plus rêche, un peu plus adulte. Le lecteur se demande si la plastique de Caroline sera mise en avant. Cette fois-ci, André Taymans limite la titillation à une page où son héroïne est en sous-vêtement sur son lit. Il est possible de trouver que cette tenue n'est pas si propice à la décontraction, ou un peu gratuite. D'un autre côté, elle correspond bien à la personnalité de Caroline Baldwin, et le lecteur a déjà pu la voir ainsi à l'aise précédemment.
Dans ce tome, la narration visuelle d'André Taymans s'apparente plus à une approche naturaliste, presque de reportage. Alors que le récit se prête bien à une mise en scène spectaculaire (une fusillade, une personne menacée à bout portant par une autre avec une arme à feu, une personne avec les chevilles menottées autour d'un tronc d'arbre), l'artiste se tient à l'écart des visuels qui en mettent plein la vue, pour mieux servir son histoire. C'est ainsi que le simple fait pour Baldwin de faire demi-tour sur l'autoroute à cause d'un barrage devient marquant, alors même qu'il ne s'agit que d'une petite case qui ne la montre pas à contresens du sens de circulation. Cette impression de reportage se retrouve également dans le traitement des différents endroits. André Taymans prend bien soin de montrer l'endroit où se déroule chaque scène, les actions ayant une relation directe avec leur environnement. Toute trace de tourisme a disparu de la narration, pour faire place à un accompagnement des protagonistes là où ils se trouvent. La case montrant l'Empire State Building n'est pas une photographie d'une visite casée là, mais une case indispensable pour faire comprendre où se situent les bureaux de l'entreprise cigarettière. La vue d'ensemble de Montréal depuis le parc Mont-Royal permet d'établir le milieu urbain dans lequel se trouve la mairie, par contraste avec le pavillon de banlieue peu dense où habite Caroline Baldwin. À nouveau, ce n'est pas la réutilisation d'une photographie de voyage, mais une information nécessaire au récit pour attester de la diversité des territoires du Québec.
Ce soin apporté aux environnements apporte la consistance nécessaire à l'intrigue qui s'appuie sur des réalités géopolitiques spécifiques au Canada. Regarder Baldwin conduire sur une route, c'est voir le pays où se déroule l'action. Aller à la rencontre d'un ancien indien en train de pêcher, c'est voir l'importance des milieux naturels, et comprendre que le peuple des Premières Nations n'est pas un concept désincarné ou un groupe d'individus tous identiques. Baldwin attachée à un arbre, ce n'est pas qu'un rebondissement divertissant dans une intrigue, c'est aussi la réalité des zones sauvages ou semi-sauvages. Voir Gary Scott conduire sa voiture à travers bois, c'est percevoir la réalité des distances dans cet immense pays. André Taymans n'a rien perdu de sa capacité à représenter ces paysages de manière convaincante, au point d'équilibre entre un dessin facile à lire et un niveau de description précis et fidèle. Le lecteur se retrouve vite pris par la qualité d'immersion dans ce thriller qui charrie plusieurs thèmes : les revendications d'une ethnie, la coopération délicate inter-services, la manipulation médiatique et politique, dans une aventure réaliste et divertissante. En outre les personnages continuent d'être attachants, chacun à leur manière, de l'efficacité professionnelle de Gary Scott à l'implication émotionnelle de Caroline Baldwin.
Lorsqu'il arrive à la fin du récit, le lecteur constate que l'auteur s'octroie 6 pages d'épilogue, en 2 séquences différentes. Il est un peu surpris par la première qui arrive comme un cheveu sur la soupe, et par la seconde étrangement bon enfant. Il ne s'attend pas à ce qu'une particularité de Caroline Baldwin ressorte ainsi dans la première, et que la seconde repose sur un appel professionnel inopportun pour Gary Scott. De prime abord, la première séquence donne l'impression d'avoir été réalisée parce qu'il restait assez de pages, et parce qu'il doit y avoir une mention de la séropositivité de Caroline Baldwin par album. Mais en voyant se dérouler la scène, le lecteur sent son cœur se serrer en éprouvant l'émotion qui étreint cette femme. Le contraste n'en est que plus surprenant avec la dernière scène gorgée d'émotion chaleureuse, manquant un peu de nuance.
Cette deuxième partie tient les promesses de la première avec un thriller adulte et plausible, une narration visuelle entièrement en phase avec le récit, les images apportant de nombreuses informations d'une manière sophistiquée. Le lecteur en ressort avec encore plus d'admiration pour Caroline Baldwin (et pour l'auteur).
J'aime beaucoup ton paragraphe qui présente les réalités géopolitiques du Canada ; les liens entre les planches, les images que tu évoques et les concepts que tu cites sont remarquablement expliqués et présentés. Ça me rappelle un paragraphe de ton article sur le sixième tome, même si le propos est différent (explicatif ici, descriptif et analysant les sens dans l'autre).
RépondreSupprimerMerci beaucoup : ça me touche beaucoup parce que c'est un essai de lier le fond à la forme comme aime bien le faire Tornado, et ça ne me vient pas facilement. J'ai aussi la crainte de d'être dans la répétition d'un commentaire sur l'autre.
RépondreSupprimerÀ mon avis, des répétitions sont inévitables ; on parle de découpage, de densité des planches, de linéarité, d'émotion, de style graphique, etc.
SupprimerAprès, je pense qu'on développe forcément un style au fil des articles et du temps. Si je devais expliquer le tien, par exemple, ça serait la recherche d'une objectivité maximale (surtout ça) en partant du descriptif pour glisser des touches analytiques faisant principalement appel aux sens, voire aux sensations.
Oui, j'ai bien conscience de développer chacun de mes commentaires avec les mêmes outils, avec la volonté de partir de ce qu'il y a réellement sur la page, et pas de ce que je voudrais y voir.
RépondreSupprimerAs-tu vu cette vidéo ?
Supprimerhttps://www.facebook.com/DecodArtEmission/videos/199480658025174/
Non, je ne l'avais pas vue. Merci beaucoup pour le lien.
RépondreSupprimerEden est dans ma pile de lecture, mais je me suis promis de ne pas commencer cette BD avant d'avoir terminé les tomes de Caroline Baldwin.
En cherchant des vidéos de Taymans, j'avais déjà eu l'occasion de découvrir celle-ci qui permet de retracer sa carrière.
https://www.youtube.com/watch?v=098nedm60bA