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mardi 30 juillet 2019

Le Maître Chocolatier - tome 1 - La Boutique

Zinneke-Pis

Ce tome est le premier d'une trilogie formant une histoire complète, indépendante de toute autre. Il est initialement paru en mars 2019, coécrit par Éric Corbeyran et Bénédicte Gourdon, dessiné et encré par Chetville (Denis Mérezette), avec une mise en couleurs réalisée par Mikl. Il se termine par un article de 4 pages sur le chocolat, rédigé par Jacques Pessis (journaliste, auteur et président du Club des croqueurs de chocolat), et par 2 pages de présentation des 4 principaux personnages.


Dans une boîte de nuit Bruxelloise, les clients s'éclatent sur la piste grâce au son d'un DJ. Un type costaud tire Benjamin Crespin par son épaule, pour lui dire que monsieur Morgan souhaite le voir incontinent. Il indique à Clémence, la jeune femme avec qui il danse, qu'il revient de suite. Dans une pièce au calme, monsieur Logan demande à Ben de le rembourser. Comme il en est incapable, Logan lui remet un papier avec la date ultime de remboursement du capital et des intérêts, et le type musclé envoie un coup de poing dans le ventre de Ben pour s'assurer qu'il a bien compris le message. Le lendemain matin, Bob, Lise et Manon arrive à l'atelier de la boutique de chocolat de monsieur Gérard Perdreaux, dans la Galerie de la Reine à Bruxelles. Alexis Carret est déjà au travail. Il distribue le travail entre Bob et Lise. Puis il explique ce qu'il attend de la stagiaire Manon, en langage des signes car elle a des troubles de l'audition et de la parole. Plus tard dans la matinée, monsieur Perdreaux vient pour saluer son équipe, indiquer que la vitrine est presque vide, et que le chocolat en forme de motif de masque africain connaît un grand succès. Il indique à Carret qu'il pourra reprendre ce motif à l'identique à Pâques l'année prochaine. Carret aurait bien aimé en proposer un autre, mais Perdreaux se fie au comportement routinier des clients.


Le soir venu, Alex félicite Manon pour la qualité de son travail. Dans la boutique, monsieur Perdreaux reçoit les compliments des clientes, en les prenant entièrement à son compte, sans évoquer son équipe dans l'atelier. Alexis Carret rentre chez lui en passant par la Grand-Place de Bruxelles, tout en pensant à ce qu'il apporte à la boutique de Perdreaux. Il rentre chez lui, nourrit son chat Ganache, et ouvre son courrier. Il y trouve une invitation à l'anniversaire des 25 ans de Clémence, une amie d'enfance. Il appelle sa mère qui l'invite pour le déjeuner Pascal. Le dimanche venu, il aide à mettre la table pendant que sa sœur va chercher son lapin de Pâques dans le jardin. À table, la discussion revient vite sur l'emploi d'Alex, son père souhaitant qu'il vienne travailler dans son entreprise, son gendre Walter abondant dans son sens. Le lendemain, Alexis prépare des chocolats pour offrir à Clémence, en y mettant tout son savoir pour les composer en hommage aux traits de caractère de son amie d'enfance.

Encore une nouvelle série écrite par Éric Corbeyran, et sur un thème lié à la gastronomie, comme une sorte de recette, celle de Château Bordeaux (avec Espé) appliquée à l'univers du chocolat. L'emballage (la couverture) est très réussi, avec le bandeau inférieur évoquant le papier gaufré des boîtes de chocolat. Le dessin est propre sur lui, annonçant déjà une romance, avec une autre possibilité de couple sur les côtés, et un beau décor en arrière-plan. En commençant la BD, le lecteur voit ses a priori confirmés. Chetville réalise des dessins descriptifs, dans une veine réaliste, faciles à lire, avec des personnages normaux bien faits de leur personne, sans être des top-modèles, évoluant dans des endroits bon chic bon genre, sans être luxueux. Chaque page contient entre 8 et 10 cases, sagement alignées avec leur bordure rectangulaire bien nette. Corbeyran & Gordon commencent par une scène inattendue dans une discothèque, avec un individu physiquement menacé car il n'a pas payé ses dettes : une mise en bouche intrigante avec un peu de suspense pour accrocher le lecteur. Puis on passe au personnage principal : sympathique jeune homme sans histoire, bien installé dans la vie, avec une âme de créateur, dans un milieu professionnel qui profite de lui. Néanmoins, il n'y a pas de personnage méchant à proprement parler, tout au plus des profiteurs. C'est très gentil tout ça.


D'ailleurs, la narration est tellement gentille que les pages se tournent toutes seules, et que le lecteur surprend en lui des réactions inattendues. Chetville représente des personnages presque insipides, et plutôt agréables, (sauf pour Gérard Perdeaux et monsieur Logan), mais tous aisément reconnaissables, différents les uns des autres, et sans insister sur leur diversité. Clémence est née à Madagascar, sans qu'elle ne soit présentée comme une caution de la diversité. Manon s'exprime par le langage des signes, sans non plus être réduite à la représentation d'une minorité, et le dessinateur sait montrer ses mouvements de mains pour parler. D'ailleurs, Alex s'exprime lui aussi en langage des signes, sans que cela ne soit monté en épingle, c'est juste normal. De scène en scène le lecteur se rend compte que sous des dehors simples, il s'attache à ces personnages normaux, dans leur tenue vestimentaire, leurs postures, leurs expressions de visage. Effectivement, monsieur Perdreaux est un petit peu hautain et méprisant, juste ce qu'il faut, c'est l'expression de sa position sociale, de son devoir de prendre des responsabilités en termes de ressources humaines ou de représentation de son commerce, rien de personnel. Effectivement, monsieur Logan est un peu caricatural dans sa posture de prêteur aux méthodes menaçantes, mais c'est avant tout un homme d'affaires. Effectivement, Benjamin Crespin est un charmeur qui n'inspire pas confiance mais qui est très agréable. En fait ce sont les dessins tout en retenue qui arrivent à faire passer ces ressentis, à rendre ces personnages plausibles.

Même s'il n'a pas prêté une grande attention à la couverture, le lecteur se projette dans les différents endroits représentés. La discothèque est impersonnelle au possible et le salon de monsieur Logan semble avoir été pioché dans un film. L'atelier de la boutique de monsieur Perdreaux est déjà plus crédible. Les différents appartements sont aménagés et meublés de manière différente, en fonction du statut social de son occupant. Il suffit de comparer le pavillon cossu de la famille Carret avec l'appartement plus dépouillé de Manon. En page 13, Alex Carret traverse la Place de Bruxelles et le lecteur se rend compte qu'il la reconnaît tout naturellement. En page 29, le lecteur peut également reconnaître l'architecture de la Galerie de la Reine à Bruxelles. Sans en avoir l'air, cette bande dessinée présente plusieurs quartiers de Bruxelles (un quai de canal, un immeuble de Markelbach, une rue de Molenbeek). L'artiste n'est en aucun démonstratif, ce qui n'empêche pas que la narration visuelle emmène le lecteur dans différents endroits de Bruxelles représentés avec soin. L'attention du lecteur s'éveillant graduellement, il est prêt pour noter les clins d'œil en page 43 & 44, où Benjamin et Alex flânent dans les allées d'un marché découvert et regardent une reproduction du navire de La Licorne, puis un fétiche Arumbaya.


Un phénomène similaire se produit concernant le scénario. Les personnages sont assez inoffensifs, mais ils ne sont pas dépourvus de personnalité. En fonction de sa sensibilité, le lecteur peut trouver que Benjamin aurait bien tort de ne pas profiter des opportunités qu'il sait créer, qu'Alex est un peu naïf et timoré, que Clémence est un peu manipulatrice voire cruelle dans sa relation avec Alex et Benjamin. Il n'y a que pour Manon qu'il réserve son jugement. Finalement, ces personnages sont moins superficiels qu'ils ne le paraissent de prime abord, moins cliché. L'histoire comprend bien sûr des scènes dédiées au chocolat et à la confection des chocolats. Là encore, le lecteur se dit que les auteurs se contentent de notions très superficielles, que ce soit lors de la description de l'atelier de la boutique Perdeaux, de la préparation des chocolats pour le cadeau de Clémence (finalement il n'y a qu'à rajouter un ou deux ingrédients de ci de là), du choix des chocolats pour la couverture, ou de l'usine de torréfaction. Corbeyran et Gourdon ne recourent pas au dispositif basique d'un professionnel exposant les informations techniques aux personnages, mais insèrent quelques touches techniques. Du coup, le lecteur peut à nouveau ressentir une impression de superficialité, mais s'il repense aux différents détails inclus, il se rend compte qu'il se produit un effet cumulatif : le terme de couverture, les différents pays producteurs de fève, la nature du métier de maître chocolatier, les moules, le conchage, l'apport de Rodolphe Lindt (1855-1909), et il y même un graphique radar pour représenter les caractéristiques du mélange choisi par Alex Carret, entre cacaoté, fruité, sucré, aromatique, grillé, acide, amer.

De la même manière, les coscénaristes développent au cours du récit la manière de monter une boutique à partir juste du savoir-faire d'Alexis Carret. Là encore, il ne s'agit pas de donner un cours magistral ou de suivre la notice explicative de la Chambre de Commerce, mais de suivre les personnages, au fur et à mesure des étapes. Dans un premier temps, le lecteur peut trouver que les auteurs ont la main un peu lourde avec le portrait de Gérard Perdreaux, méchant patron ramenant tout à lui, sans considération pour ses employés. La provenance des capitaux produit le même effet sur la perception que le lecteur a de monsieur Logan et de Benjamin Crespin. Mais le déroulé de l'histoire apporte des nuances, en particulier Ben n'ayant rien de manichéen dans sa conduite. L'angélisme du personnage d'Alex Carret est compensé par le déroulement des opérations aboutissant à l'ouverture de sa boutique. Il se lance bel et bien dans une entreprise capitaliste qui ne peut réussir que sous certaines conditions. C'est toute l'intelligence de la narration que de de savoir inclure des éléments comme le choix de l'emplacement de la nouvelle boutique ou la conception d'un produit emblématique. À nouveau, la lecture donne une impression de scènes faciles et évidentes, mais en fait les auteurs vont jusqu'à montrer les créations originales d'Alex Carret, du Inukshuk au Het Zinneke. Ce dernier élément vient également alimenter le décor belge, en plus des bâtiments représentés par Chetville et des mentions du Manneken-Pis ou du Mima Museum.

En découvrant la couverture de cet ouvrage sur les présentoirs, le lecteur se dit qu'il s'agit d'une simple déclinaison mercantile de la formule utilisée pour la série Château Bordeaux par Éric Corbeyran, scénariste très prolifique, de 14-18 avec Étienne Le Roux, à Le chant des Stryges avec Richard Guérineau & Isabelle Merlet. Les dessins de Chetville apparaissent comme très professionnels, mais aussi trop classiques, même si cet artiste a déjà une longue carrière derrière lui, par exemple la série Sienna avec Desberg et Fillmore. En fait, cette BD ressemble à une autre, comme un chocolat peut ressembler à un autre : il faut croquer dedans pour en goûter toutes les saveurs. Sous des dehors d'un récit trop classique, elle contient des parfums aux arômes délicats qui s'avèrent plaisants, lui donnent une identité unique, et restent à l'esprit du lecteur qui prend conscience progressivement de leur effet cumulatif.




dimanche 28 juillet 2019

Le travail m'a tué

On va réévaluer vos objectifs à la hausse pour compenser la baisse.

Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. La première parution date de 2019. Le récit a été écrit par Hubert Prolongeau et Arnaud Delalande, il a été dessiné, encré et mis en couleurs par Grégory Mardon.


En 2019, au tribunal des affaires de sécurité sociale, Françoise Perez arrive avec son avocate : l'enjeu du jugement est la reconnaissance du harcèlement moral et du harcèlement institutionnel. Un journaliste vient interrompre la discussion de l'avocate avec sa cliente, mais l'avocate indique que ce n'est pas le moment, qu'elles doivent se préparer pour l'audience. En 1988, Carlos Perez reçoit la lettre qui lui confirme qu'il est pris à l'École Centrale Paris, il court l'annoncer à ses parents qui sont très fiers de lui. À la sortie de l'école, il passe un entretien et est embauché chez un constructeur automobile national. 5 ans plus tard, il a gravi des échelons et devient chef d'atelier. Il sort avec Françoise, et ils se marient peu de temps après. Peu de temps après, le centre technique déménage à Gonesse, ce qui induit des temps de transport plus longs pour Carlos qui a acheté à Saint-Cloud. Il passe aussi à un aménagement des bureaux en espace partagé, plus bruyant. Dans le même temps, la messagerie électronique prend son essor et il y a de plus en plus de courriels à traiter. Françoise est enceinte de leur premier enfant. Un jour en se promenant avec elle, il voit le modèle de voiture (une Nymphéa) dans la rue, pour la première fois, le centre technique étant séparé des ateliers de fabrication. Avec la circulation, Carlos Perez se rend compte qu'il vaut mieux qu'il prenne les transports en commun, avec les aléas afférents.


Deux ans après l'installation dans le centre technique, la direction change, et les ingénieurs sont convoqués pour une réunion plénière. Un nouveau cadre leur explique que les résultats de vente de la Nymphéa en font un succès, mais qu'il va falloir que l'entreprise s'améliore encore, en révisant ses méthodes de travail, et que des objectifs individualisés vont être instaurés. Dans le lit conjugal, sa femme lui indique que l'individualisation est également une opportunité pour que ses efforts soient reconnus à leur juste mesure. Le lendemain, Carlos Perez est confronté à un carburateur mal conçu. Il décide de demander à son équipe de travailler dessus tard dans la soirée pour le rendre conforme afin que l'équipe suivante dans la chaîne dispose d'un carburateur viable. Il passe toute la nuit au bureau avec plusieurs collègues. Le lendemain, il reçoit un message de sa femme lui indiquant qu'elle est en salle de travail. Il se dépêche de se rendre à l'hôpital et arrive juste à temps.

En découvrant cette bande dessinée, le lecteur a conscience de 2 caractéristiques. La première est qu'elle paraît en 2019, l'année du jugement sur les suicides de France Telecom / Orange : 35 suicides liés au travail entre 2008 et 2009. La seconde est que cette bande dessinée reprend des éléments du livre  Travailler à en mourir : Quand le monde de l'entreprise mène au suicide (2009) de Paul Moreira (documentariste) & Hubert Prolongeau (journaliste), ce dernier étant coscénariste de la BD. Le fait que Carlos Perez travaille comme chef d'atelier pour un constructeur automobile français renvoie aux suicides de trois salariés du technocentre de Renault à Guyancourt entre octobre 2006 à février 2007. Les auteurs ont donc comme intention d'évoquer les circonstances et les mécanismes qui mènent à un tel acte, par le biais d'une fiction entremêlant les éléments de France Telecom et de Renault. Le lecteur peut identifier la création du Centre Technique pour Renault, et les plans de restructuration comme pendant du plan NExT (Nouvelle Expérience des Télécommunications, plan de 2006-2008) et du programme managérial Act (Anticipation et compétences pour la transformation), ayant pour objectif de diminuer la masse salariale.


La bande dessinée est un média, pouvant accueillir tout type de narration, tout type de genre. L'introduction permet de rattacher le récit à l'actualité, mais plus encore à l'enjeu du jugement, pour la veuve de Carlos Perez, mais aussi pour le monde du travail, pour tenter de mettre les managers et les hauts cadres face aux conséquences de leurs décisions. Le cœur de la bande dessinée comprend 104 pages exposant les faits en suivant le parcours professionnel de Carlos Perez et quelques étapes de sa vie privée. Le lecteur y retrouve des transformations professionnelles rendant compte de la mutation de l'organisation du travail dans ce secteur d'activité : un changement de modèle d'organisation avec une augmentation de la spécialisation et une segmentation des process (le centre technique est déconnecté des ateliers de production : ils ne sont plus au même endroit), une accélération de la mise en place de nouveaux outils (courriels, logiciels de conception assistée par ordinateur, mondialisation), la mise en place de gestionnaires ne connaissant pas le métier, l'apparition du chômage chez les cadres. D'une certaine manière, Carlos Perez n'arrive pas à s'adapter à ces nouvelles conditions de travail malgré ses efforts, restant dans le mode de fonctionnement de l'ancien modèle.

Hubert Prolongeau, Arnaud Deallande et Grégory Mardon ont ambition de retracer ce drame pour de nombreux salariés au travers d'une bande dessinée. Afin de donner à voir cette histoire de vie, Grégory Mardon a opté pour un trait semi-réaliste, avec une apparence de surface un peu esquissée. En ce qui concerne cette dernière caractéristique, le hachurage pour les ombres est fait avec des traits pas très droits, pas très parallèles, n'aboutissant pas proprement sur le trait détourant la forme qu'ils habillent. Les personnages sont tous distincts, en termes de morphologie et de visage, avec parfois une impression de corps construit un peu rapidement (le raccord des bras aux épaules en particulier) et d'expression de visages qui peuvent être un appuyées pour mieux transcrire l'état d'esprit du personnage. Cela donne plus une sensation de reportage, de dessins croqués sur le vif, que de bâclage. Les protagonistes sont vivants et nature, le lecteur ressentant facilement de l'empathie pour eux. Il voit le visage de Carlos Perez se creuser au fur et à mesure qu'il encaisse et qu'il en perd son sommeil. Il est saisi d'effroi en page 45 (page muette) en découvrant le masque de mort qu'est devenu son visage, et la fumée de cigarette qui sort par la bouche, comme s'il s'agissait de son âme en train de quitter son corps.


Il n'y a que 3 personnes qui relèvent de la caricature : Sylvain Koba (le premier nouveau chef direct) de Carlos Perez, Nicole Perot celle qui succède à Koba, et la jeune directrice des ressources humaines. En voyant leur langage corporel et leurs expressions, le lecteur voit des personnes manipulatrices, des salariés ne faisant que leur boulot, des êtres réduit à leur fonction, appliquant la politique de l'entreprise sans recul ni état d'âme, encore moins d'empathie pour les employés qu'elles reçoivent. En fonction de sa sensibilité, le lecteur peut y voir une exagération qui en fait des individus mauvais, ou bien l'expression du ressenti de Carlos Perez vis-à-vis d'elles. Il n'en reste pas moins que l'artiste se montre très habile à faire apparaître leur ressenti, en particulier l'esprit de domination de Nicole Perot, et sa jouissance à obtenir satisfaction, à imposer ses choix à son subalterne. À ce titre, Mardon réussit des cases terrifiantes : en page 79 Carlos Perez voyant Nicole Perot dans une légère contreplongée qui montre son ascendant sur lui, en page 80 quand le visage de Perez s'encadre entre le bras et le buste de Perot comme si elle le tenait dans une prise d'étranglement.

De prime abord, les différents environnements semblent dessinés avec la même rapidité pour une apparence facile et un peu esquissée. Au fur et à mesure, le lecteur est frappé par la diversité des lieux, leur plausibilité et leur qualité immersive. Il peut effectivement se projeter en esprit dans le petit jardin du pavillon des parents de Carlos Perez. Il a l'impression d'être assis à ses côtés pour son premier entretien d'embauche dans le bureau du recruteur où il n'y a pas encore d'ordinateur. Il a l'impression de jouer le photographe lors de la photographie prise sur les marches de l'église pour le mariage. Il s'installe dans l'open-space en éprouvant tous les désagréments de ce manque d'intimité et de cette ambiance de travail bruyante. Il voit le hall monumental du centre technique remplissant une fonction de prestige, contrastant avec la qualité dégradée des espaces de travail des employés. Il attend impatiemment le RER avec Carlos Perez, maugréant comme lui contre son irrégularité et les incidents à répétition. En page 81, le lecteur suit Carlos Perez alors qu'il inspecte le site technique de l'entreprise en Argentine, et il se trouve vraiment à inspecter une chaîne de montage, à vérifier l'installation par rapport aux processus décrits dans la base de données informatique.


En entamant sa lecture, le lecteur a bien conscience de la nature du récit et de sa fin inéluctable. Il n'y a pas d'échappatoire possible pour Carlos Perez. Il n'y a pas d'issue heureuse. Il l'observe en train de se heurter à un changement qu'il ne maîtrise pas, qu'il ne comprend pas, qui remet en cause ses valeurs professionnelles et personnelles. Carlos Perez fait des efforts pour atteindre ses objectifs individualisés et pour répondre aux attentes de ses chefs : chacune de ces actions est à double tranchant. D'entretien en entretien, ses objectifs (comme ceux des autres) sont revus à la hausse, arbitrairement, sans prendre en compte la réalité du métier, sans espoir de les atteindre un jour, puisque dans le meilleur des cas une fois atteints ils seront à nouveau revus à la hausse. Les auteurs réussissent des passages bien plus subtils. Ingénieur de formation, Carlos Perez est envoyé dans une usine implantée en Roumanie pour augmenter la production et rationaliser une masse salariale sans la faire augmenter. Il se rend compte après coup qu'il a joué le même rôle que ses propres chefs : devenir gestionnaire sans état d'âme en profitant de la méconnaissance du droit du travail par les employés pour mieux les exploiter. Ayant assisté à une déclaration du PDG à la télé, il prend l'initiative de développer une solution technique par lui-même pour résoudre le problème évoqué par le PDG. Il apporte une solution technique sans rapport avec la stratégie financière de développement du groupe, dans une incompréhension complète du système. C'est un tour de force des auteurs à la fois par l'intelligence de l'analyse, à la fois par leur capacité à en rendre compte sous forme de bande dessinée, que de montrer à quel point Carlos Perez et cette direction désincarnée ne jouent pas au même jeu.

Il y a une forme d'inconscience à penser qu'il est possible de traiter d'un sujet aussi complexe et douloureux que la souffrance au travail, en une simple bande dessinée de 115 pages, en même temps il s'agit d'un engament total et nécessaire. Arnaud Delalande, Hubert Prolongeau et Grégory Mardon racontent l'histoire d'un individu, ce qui permet au lecteur de se projeter, de se reconnaître en lui, d'éprouver de l'empathie. Les dessins présentent une apparence d'urgence, et reflète un monde de flux en phase avec le monde de l'entreprise qui doit fourguer toujours plus de marchandises en menant une véritable guerre économique contre ses concurrents, des adversaires à écraser, à éliminer. En terminant cette BD, le lecteur a dans la bouche un goût amer : le gâchis en vie humaine, un libéralisme capitaliste sans âme qui ne fonctionne que pour son propre intérêt, son propre développement, des individus faisant fonctionner un système sans se poser de question, sans recul, une évolution implacable et inéluctable, arbitraire pour l'individu qui n'a pas les moyens de l'enrayer. À la fois, le lecteur est écœuré par cette vie massacrée, par un système institutionnalisé que les employés appliquent sans état d'âme ; à la fois il aurait bien aimé en découvrir plus, à commencer par ce qui permet aux collègues de Carlos Perez de s'adapter.



mardi 23 juillet 2019

Caroline Baldwin, tomes 9 : Rendez-vous à Katmandou

La solitude a tendance à me faire tout dramatiser.

Ce tome fait suite à
Caroline Baldwin, tome 8 : La Lagune (2002) qu'il n'est pas indispensable d'avoir lu avant. La première édition date de 2003 et il est repris dans Caroline Baldwin Intégrale T3: Volumes 9 à 12. Il a été réalisé par André Taymans pour le scénario, les dessins et l'encrage.

Cela fait 3 semaines que Caroline Baldwin se trouve à Katmandou et qu'elle en arpente les rues. Elle va contempler le Stupa de Bodnath au temple Swayambunat, tout en pensant à sa maladie et au fait que qu'une personne va bientôt la rejoindre, tout en ayant conscience de dramatiser la situation du fait de sa solitude. À l'aéroport d'Austin au Texas, le professeur Chapman se fait héler par 3 agents du FBI qui l'emmènent à l'écart alors qu'il s'apprêtait à embarquer. Ils le rassurent sur le fait que son avion ne décollera pas sans lui. En fait, c'est une autre personne qui embarque sous le nom de Chapman : l'agent Gary Scott. 2 jours plus tard, ce dernier s'entretient avec l'ambassadeur des États-Unis à l'ambassade même de Katmandou. L'ambassadeur s'enquiert de sa santé : Scott répond qu'il se remet doucement de sa blessure. L'ambassadeur l'informe ensuite que sa valise est restée à Austin, mais qu'une consœur va lui apporter : Julia Peterson. Enfin, pince-sans-rire, il lui demande de ne pas mourir sur son secteur.

Le soir même, Gary Scott retrouve Caroline Baldwin dans un restaurant à l'étage dans un autre quartier de la ville. Il lui indique qu'il est là pour une mission, que sa valise est restée à Austin, et que c'est Julia Peterson qui va lui amener. Cette dernière est à Austin en train de fouiller ladite valise : elle y trouve un caleçon avec un motif de petits cœurs, des préservatifs et les médicaments de Caroline Baldwin. À Katmandou, Scott & Baldwin rentrent à l'appartement de Caroline, celle-ci étant très inquiète de ne pas avoir pu suivre son traitement depuis plusieurs semaines. Scott finit par la quitter pour aller accomplir sa mission, en lui intimant de rester là où elle se trouve jusqu'à ce qu'il reprenne contact avec elle. Caroline Baldwin décide d'aller vider quelques verres dans un bar. Alors qu'elle refuse de partir à l'heure de la fermeture, la propriétaire vient papoter un peu avec elle ; elle s'appelle Roxane Leduc. Julia Peterson est arrivée à Katmandou : dans la voiture en revenant de l'aéroport, elle explique à Gary Scott qu'elle va rester pour l'accompagner dans sa mission et quelle joue le rôle de la femme du professeur Chapman. Plus tard, alors qu'ils marchent dans la rue, elle l'embrasse fougueusement pour jouer son rôle, sans avoir conscience que Caroline Baldwin les épie.


Arrivé au neuvième tome, le lecteur connaît le principe de la série, et même attend qu'elle s'y conforme : l'auteur raconte une enquête de son héroïne, en nourrissant le récit de ses propres visites touristiques. Effectivement, il a effectué un trekking à Katmandou et dans la région en 2001, en compagnie de sa femme et d'un guide. Le lecteur le ressent immédiatement avec les 3 pages de la scène introductive où Caroline Baldwin déambule dans les rues de Katmandou, et le lecteur éprouve la sensation de regarder les photos souvenir de Taymans, avec les lieux touristiques inévitables à commencer par le Stupa de Bodnath au temple Swayambunat (temple des singes). Le flux de pensées de Caroline Baldwin s'avère assez détaché du lieu où elle se trouve : elle remarque bien qu'elle connaît le quartier par cœur, mais elle est entièrement préoccupée par les circonstances de sa situation. Elle pourrait se trouver dans une autre partie du globe, cela n'aurait pas plus d'incidence sur ses pensées. Du coup, cette première scène donne la sensation au lecteur de plus être dans l'album souvenir d'un touriste que dans un récit dont l'histoire définit les lieux. Cette sensation revient lorsque Gary Scott & Julia Peterson déambulent dans les rues de Katmandou, lors du rendez-vous sur le Dubar Square de Nhaktapur et pendant le trek au départ de Dhunche, et le second trek vers la rivière Trisuli.

D'un autre côté, ça reste toujours aussi agréable d'accompagner l'avatar de l'auteur dans ses déplacements touristiques. Le trait de Taymans est toujours aussi assuré et juste, avec un haut niveau de détails, tout en restant lisible. Ainsi sur la première page, le lecteur découvre 7 cases, comprenant toutes des paysages urbains de Katmandou. Le lecteur voit bien qu'il s'agit de photographies de l'auteur qu'il a redessinées. Il peut donc contempler par ses yeux ce qu'il a vu, se projeter sur place avec une part de ressenti par procuration. La nature descriptive des dessins en fait un reportage, de lieux croqués sur le vif, avec les usagers de la voie publique du moment. Du coup, il n'y a pas l'impression de feuilleter un album de souvenirs figés, mais bien une sensation de déambuler dans des endroits vivants, habités, dont la succession est rendue cohérente par le déplacement de l'héroïne. Cette immersion est encore plus immédiate lorsque que Gary & Caroline se retrouvent pour prendre un verre. Même s'il a encore plus l'impression de suivre André Taymans que Caroline Baldwin lors du trek à partir de Dhunche, la beauté des paysages, les cadrages choisis par l'artiste, les traits un peu secs et un peu appuyés par endroit rendent tellement bien l'impression donnée par le milieu naturel que le lecteur fait fi de ses premières réticences car il voit bien que la marche a un effet sur l'état d'esprit de Caroline et Roxane, que la première est très impressionné par le passage sur une chemin de planches à flanc de falaise, avec la sensation pour le lecteur d'y être vraiment. Du coup, il se rend compte qu'il est maintenant vraiment dans l'histoire, comme les personnages sont vraiment en relation organique avec leur environnement, et il apprécie de pouvoir faire une dernière marche un peu sportive du fait dénivelé, avec Scott et Peterson.


Malgré l'impression initiale de coller artificiellement à un dispositif narratif (placer l'héroïne dans un lieu touristique), le lecteur se souvient bien de la raison pour laquelle Caroline Baldwin se retrouve là : elle est toujours accusée de meurtre aux États-Unis, et elle n'a plus de papiers d'identité. Avec la deuxième séquence, celle à l'aéroport d'Austin, le scénariste introduit l'enquête de ce tome de manière incidente. L'auteur sait faire en sorte que Baldwin se retrouve au milieu d'une nouvelle affaire, de manière organique : du fait de son histoire personnelle, elle a côtoyé un agent secret qui vient la retrouver (pour une raison personnelle) en profitant de l'opportunité d'une mission qu'il a lui-même sollicitée. Le déroulement de l'intrigue repose à la fois sur la nature de la mission, et sur la personnalité des protagonistes. Il ne s'agit pas de héros d'aventure interchangeables. Le caractère de Caroline Baldwin lui fait prendre des décisions qu'un autre n'aurait pas prises. Gary Scott a un caractère bien trempé, et ses propres objectifs et priorités, ce qui dicte sa conduite. Le comportement de Julia Peterson reflète également sa personnalité et sa façon d'envisager ses missions, sa volonté de les accomplir conformément aux ordres reçus. Le lecteur est forcément décontenancé en découvrant la raison pour laquelle la CIA veut retrouver Tom Cusack, car elle semble sortie d'un chapeau. Dans une interview, André Taymans explique que c'était sa volonté de surprendre ainsi le lecteur par une référence à une affaire réelle sans rapport.


Dans ce tome, l'auteur insère d'autres références de différentes natures. Comme dans l'histoire précédente, André Taymans évoque des événements des précédents tomes : la blessure de Gary Scott dans Caroline Baldwin, Tome 7 : Raison d' État, la précédente rencontre avec Julia Peterson dans Caroline Baldwin, n° 2 : Contrat 48-A, ou encore l'inclusion de Roxane Leduc, héroïne d'une autre de ses séries Les tribulations de Roxane. S'il y prête attention, au détour d'une rue de Kamantdou, le lecteur reconnaît un autre personnage Jonathan (jeune voyageur suisse amnésique) de Cosey (Bernard Cosendai). L'intérêt de l'intrigue ne se situe pas dans cette forme de continuité interne de la série. Outre le mystère très surprenant relatif à Tom Cusack, le lecteur prend plaisir à retrouver Caroline Baldwin et son caractère pas toujours facile, et à prendre des nouvelles de sa santé, sa maladie ayant une incidence directe sur sa situation, en particulier l'approvisionnement en médicaments pour son traitement. Sa séropositivité n'est donc pas un simple truc destiné à attirer l'attention sur la série, mais bien une réalité de sa vie qui a des conséquences. Dans un même ordre d'idées, la relation entre elle et Gary est impactée par la situation personnelle de Caroline et le métier de Gary Scott. En cela, sa mise en scène est de nature adulte, plutôt que romantique, et d'ailleurs le lecteur sourit régulièrement en les voyant se prendre le bec pour des raisons concrètes, scènes très vivantes grâce à une direction d'acteurs naturaliste et expressive. Il prend pleinement conscience qu'il s'intéresse d'abord à Caroline Baldwin en tant que personne, ce qui n'était pas forcément le cas au début de la série où l'intrigue primait sur la personne, ainsi que les éventuelles scènes dénudées. 

L'ouverture de ce tome déconcerte de prime abord, car le lecteur constate qu'André Taymans privilégie ses souvenirs de vacance. La lecture déstabilise le lecteur du fait de la nature du secret détenu par Tom Cusack. Il lui faut prendre un peu de recul pour reconnaître honnêtement que la dimension touristique est toujours aussi réussie, avec des dessins en apparence faciles, mais en fait très détaillés et transcrivant un point de vue, c’est-à-dire la manière dont l'auteur regarde autour de lui. Au bout de quelques pages, le lecteur se rend compte qu'il se retrouve émotionnellement impliqué par la situation de Caroline Baldwin, son état d'esprit et ses réactions, et que finalement il y a bien interaction entre les personnages et leur environnement, qu'il ne s'agit pas d'un décor neutre, interchangeable avec n'importe quel autre.


mardi 16 juillet 2019

L’échappée

Contentement / désappointement / insatisfaction

Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre, qui présente la particularité d'être dénuée de mot, ni dialogue, ni récitatif. Cette histoire a été publiée pour la première fois en 2015, écrite, dessinée et encrée par Grégory Mardon, qui a également réalisé la mise en couleur.


Le soleil se lève sur une grande mégapole qui ressemble fortement à New York. Un homme marié, père de 2 enfants, prend son petit déjeuner dans la cuisine inondée de soleil, avec eux. Il a le regard dans le vide. Les enfants mangent, son épouse s'affaire autour de la table en téléphonant. Elle lui touche l'épaule pour le faire redescendre sur Terre. Il regarde l'heure se rend compte qu'il faut qu'il y aille. Il enfile sa veste, les parents et les enfants prennent l'ascenseur et se séparent sur le trottoir. L'homme fait l'effort de s'éloigner de l'entrée de l'immeuble et de s'insérer dans le flux ininterrompu de piétons. Il éprouve une conscience aiguë de la hauteur des gratte-ciels, du flux de piétons sur le trottoir, du flux de voitures sur la chaussée. Il prend de l'argent au distributeur automatique, donne quelques pièces au sans abri assis à côté, prend un journal au kiosque du coin de la rue, commence à lire le journal en marchant. Il attend sur un quai de métro bondé. Il lit son journal tant bien que mal dans la rame elle aussi bondée.

Au fil des articles, l'homme lit des informations sur un homme politique faisant un discours devant une foule, une manifestation militante, une émeute, l'intervention de forces de l'ordre casquées et armées, une guerre, des victimes civiles, le recours à des bombardements, une pub, la pollution industrielle atmosphérique, un cyclone dévastateur, une pub, l'exploitation des ressources fossiles, une exécution par des fanatiques, une pub, le déversement de d'ordures ménagères en décharge, la pollution industrielle atmosphérique, la pollution des eaux, l'immense trafic routier sans fin, la surconsommation, la violence, l'omniprésence des marques, etc. Il sort du métro, rentre dans un gratte-ciel, prend un dossier que lui tend une secrétaire, s'installe à son bureau d'architecte, passe en revue des plans, des projets, se rend sur un chantier, retourne au bureau jusqu'à tard le soir, passe au club de gym, rentre chez lui, embrasse ses enfants, sort au restaurant puis au spectacle avec sa femme. Ils sortent dans un club branché ensuite, et rentrent enfin chez eux. Il perd une dent en se les brossant avant d'aller se coucher. La nuit, il n'arrive pas à dormir. Le lendemain, un mauvais geste fait que son portefeuille tombe dans un avaloir. Il se met à pleuvoir. Quand il se remet en marche vers son bureau, il éprouve la sensation de ne plus faire partie des gens autour de lui. Au bout d'une rue, il aperçoit l'océan.


En commençant cette bande dessinée, l'horizon d'attente du lecteur se trouve déjà conditionné par 2 paramètres : cet ouvré est publié par Futuropolis, maison d'édition réputée pour son ambition, et il s'agit d'une bande dessinée sans un seul mot, ni dialogue, ni didascalie, ni cartouche de texte. Il voit que cette histoire se déroule sur 220 pages ce qui est rassurant car d'expérience il faut beaucoup plus de cases quand une bande dessinée se prive de l'interaction entre image et texte. Ensuite, le titre (le seul texte : un substantif avec son article) annonce le thème et les premières pages explicitent qu'il s'agit de l'échappée d'un homme du milieu dans lequel il vit. La prise de contact avec la narration qui est donc 100% visuelle se fait avec la couverture : une image d'une grande expressivité, un homme sortant du flux d'individus pressés et qui a déjà commencé son chemin dans un territoire vierge, ici incarné par le blanc de la page. Le lecteur peut déjà observer une première caractéristique étonnante des dessins de Grégory Mardon pour cet ouvrage : les personnages semblent à la fois avoir été représentés rapidement, dégageant une impression de spontanéité, et à la fois ils présentent des particularités les rendant tous singuliers. Ce trait en apparence rapide et souple apporte une vie à chaque individu qu'il soit un premier rôle, un second rôle ou un simple figurant. La simplification du contour des personnages et des traits de leur visage facilite la projection du lecteur en eux, et les rend plus expressifs.


Cette histoire repose autant sur une intrigue (Dans quel endroit arrive l'homme ? Que va-t-il y découvrir ? Par qui et comment sera-t-il accueilli ?) que sur un suspense psychologique (trouvera-t-il un ce qu'il cherche ? Un ailleurs où il peut s'épanouir ?). Tout du long de ces pages, le lecteur perçoit pleinement l'état d'esprit de l'homme quelle que soit la nature de l'émotion qui l'habite : légère hébétude née du ronron anesthésiant et bruit du quotidien, impassibilité pendant la descente en ascenseur avec des inconnus, sourire de circonstance pour dire au revoir aux enfants à l'école, assurance professionnelle sur le chantier, énervement lors de la perte de sa carte bleue, ténacité lors de la lutte contre les ronces, hébétude souriante dans le village parfait, rage animale dans la jungle, etc. Alors même que l'homme n'exprime jamais en mot les ressentis qu'il éprouve et les réflexions qu'il effectue en réaction aux événements, à sa situation, à ce qu'il observe, le lecteur peut suivre le cheminement de sa pensée. Grâce à une narration visuelle élégante et sophistiquée, le lecteur voit l'homme réfléchir, peut même reconstituer des processus mentaux complexes. Afin de s'assurer d'une lecture active, l'auteur met en œuvre un procédé osé à partir de la page 13 pendant une quinzaine de pages. Précédemment, la logique de la succession des cases procède d'un lien de cause à effet directe, essentiellement sur une base chronologique, un moment succédant à un autre, le lecteur n'ayant qu'un effort minimal à fournir pour faire le lien : par exemple l'homme et sa famille dans l'ascenseur suivi par la famille dehors sur le pas de porte de l'immeuble.


À partir de la page 13, le lecteur se retrouve devant des images accolées : d'abord 6 pages en 3 lignes de 2, puis à raison de 9 par pages à partir de la page 25, puis 12 par pages à partir de la page 26, puis 24 par pages à partir de la page 28. Le lecteur doit s'investir un peu plus dans sa lecture pour comprendre qu'il s'agit des thèmes évoqués dans le journal lu par l'homme dans les transports en commun, puis d'une forme d'association d'idées automatique. La narration a insensiblement basculé dans un autre domaine : d'une forme de reportage naturaliste, vers un domaine conceptuel où la juxtaposition d'images en nombre croissant rend compte d'une surabondance, d'une sollicitation sans fin de l'attention de l'individu par des images choisies ou fabriquées par une société dont les médias renvoient une image de violence (conflits de nature diverses) et de surconsommation (publicités sans fin à l'inventivité infinie avec le seul but de provoquer la consommation de l'individu). Le lecteur se retrouve devant le constat de l'hypermodernité (une abondance sans fin), d'un flux incontrôlable toujours plus rapide (que ce soit le flux de piétons, le flux d'informations, le flux de produits créés uniquement pour déclencher l'impulsion d'achats, le flux d'images ou de concepts créés dans le seul but de stimuler les centres du plaisir). Après ces 16 pages, le lecteur a conscience qu'il ne découvre pas seulement un exercice de style (narration exclusivement visuelle), une étude de caractère (la prise de conscience d'un homme quant à son ressenti sur la vie qu'il mène), mais aussi une réflexion philosophique sur la réalité des forces motrices de la société moderne. Ce passage change complètement le ressenti du lecteur sur l'ouvrage, avec le constat de sa dimension philosophique.


Pour autant, le lecteur continue d'apprécier l'histoire au premier degré. Grégory Mardon ne sacrifie en rien la minutie de la narration visuelle par la suite. Il continue de donner vie aux êtres humains (et aux animaux dans la dernière partie) avec une élégance épatante. Il continue de décrire les environnements dans le détail : une belle vue de dessus du salon cuisine de la famille de l'homme, une vision très juste du flux de piétons et de voitures dans la rue, l'étonnant assemblage des personnes en train d'attendre sagement et de manière disciplinée sur un quai de métro, des tapis de course dans une salle de sport en étage, les ronds dans l'eau générés par les gouttes de pluie, les transats alignés sur le pont supérieur d'un paquebot, la forme des vagues dans un océan déchaîné, la granulosité de falaises infranchissables, la répartition des petites maisons dans un village à flanc de colline, la luxuriance de la flore dans la jungle. Grâce aux détails, chaque lieu est unique et devient tangible et plausible.


La lecture s'avère d'une facilité épatante : les pages se tournent rapidement et le lecteur éprouve la sensation de progresser à bonne vitesse dans le récit, sans s'ennuyer, sans avoir l'impression qu'il doit passer plus de temps sur les pages, sans que le récit ne se déroule trop vite, sans qu'il sente que la fin arrive de manière précipitée. S'il y prête attention, le lecteur observe que Grégory Mardon met en œuvre un vocabulaire et une grammaire visuelle étendus, sans pour autant être démonstratif. Dans un récit où ce qu'observe le personnage principal revêt une importance capitale, l'artiste réalise 19 dessins en pleine page. Le lecteur les perçoit à la fois comme l'importance que l'homme accorde à ce paysage ou ce spectacle, à la fois comme une invitation à prendre lui aussi ce temps, à la fois comme une petite respiration entre 2 pages de suite de cases. Il y a également 7 dessins en double page, à nouveau une indication de l'importance primordiale de ce moment pour le récit, à la fois un spectacle méritant qu'on lui consacre 2 pages. En termes de composition de pages, Mardon peut passer d'un dessin en double page à 24 cases par page. Il utilise des cases de format rectangulaire ou carré, sans bordure tracée, ce qui est en phase avec le thème de l'échappée. Il réalise une mise en couleurs de type bichromie : vert de gris ajouté au noir & blanc pour la première partie, bleu azur pour la deuxième partie, et vert anis pour la troisième partie.


Parmi les autres caractéristiques picturales, le lecteur peut trouver des ombres chinoises (page 31), l'utilisation d'un pictogramme (pour un phylactère en page 37), de gros aplats de noir pour un fort contraste (par exemple la danseuse en page 40), des contrastes également entre le blanc et la couleur (l'océan en vert / le ciel en blanc en page 53), un travail remarquable sur le langage corporel que ce soit pour l'homme ou pour les autres personnages. Pour ce dernier point, le lecteur remarque que les postures de l'homme varient fortement, avec un registre différent pour chacune des trois parties. Au fur et à mesure de sa progression dans le récit, le lecteur prend également conscience que certains éléments revêtent une signification symbolique. Il en acquiert la certitude avec la forêt de ronces en page 102 & 103, lui rappelant celle de la Belle au Bois dormant. De la même manière les falaises forment un mur infranchissable, l'empêchement de pénétrer dans le site suivant. Rétrospectivement, il se dit que le départ en paquebot de l'homme participe également de la narration d'un conte. Avec cette idée en tête, il comprend que les environnements des deuxième et troisième parties sont plus conceptuels que littéraux, et il devient logique que le récit ne s'attarde pas sur des aspects comme la maladie ou les blessures.


Avec l'idée que le récit agit comme un conte, le lecteur comprend mieux les choix narratifs et l'intention de l'auteur. L'homme cherche à s'échapper de son milieu urbain dont les caractéristiques sont montrées avec limpidité, et mener une autre vie. L'échappée ayant réussi, il peut alors mener une vie dans une société utopique, puis dans un environnement sauvage, une sorte de retour à l'état naturel. Le lecteur participe alors bien volontiers au jeu des comparaisons entre les 3 modes de vie successifs de l'homme. Il observe comment le deuxième environnement lui apporte ce qui lui manquait, dans le premier, et de même avec le troisième par rapport au deuxième. Le thème principal du conte apparaît alors : à la fois celui de l'échappée, mais aussi celui de l'envie, de l'insatisfaction, de l'impossibilité à se contenter de ce qu'on a. L'homme a conscience de ce que lui apporte chaque environnement, mais il ne peut s'en satisfaire. Il éprouve le besoin de découvrir, d'aller voir ailleurs, d'explorer de nouveaux territoires, de conquérir. Grégory Mardon met ce besoin en vis-à-vis d'autres besoins : la sécurité, les besoins affectifs, la sexualité, la faim, l'autonomie… Il laisse le lecteur libre de réagir à ce qui lui est montré, de se comparer à l'homme, de mesurer lui-même ce qu'il a payé pour bénéficier de la situation dans laquelle il se trouve, de ce qu'il souhaite obtenir de plus, tout ça de manière visuelle, sans nombrilisme d'artiste, ni discours académique.



Une bande dessinée sans texte ni dialogue constitue une source de plaisir immédiat irrésistible : lire une histoire sans avoir d'effort à faire pour lire, avec le spectacle des images. Le lecteur se rend compte de l'adresse de Grégory Mardon par l'absence : aucune difficulté de compréhension, tout coule de source et s'enchaîne naturellement, une vitesse de lecture rapide sans être frénétique ou épileptique, et une histoire avec de la consistance. Avec la séquence de ressenti d'une société hypermoderne, il perçoit la nature philosophique du récit, et en a la confirmation avec quelques éléments dont le symbolisme est évident. En plus du plaisir du voyage et des découvertes, il accompagne la réflexion de l'homme sur son état, sur son envie d'avoir envie, sur son besoin de conquérir, se situant lui-même par rapport à ces besoins.



mardi 9 juillet 2019

La petite Bédéthèque des Savoirs - tome 27 - Homo Sapiens. Histoire(s) de notre humanité

L'homme d'aujourd'hui n'est pas un aboutissement.

Il s'agit d'une bande dessinée de 68 pages, en couleurs. Elle a été publiée pour la première fois en 2019, écrite par Antoine Balzeau (chercheur au CNRS, paléoanthopologue, président de la Société d'Anthropologie de Paris), mise en images par Pierre Bailly. Elle fait partie de la collection intitulée La petite bédéthèque des savoirs, éditée par Le Lombard. Cette collection s'est fixé comme but d'explorer le champ des sciences humaines et de la non-fiction. Elle regroupe donc des bandes dessinées didactiques, associant un spécialiste à un dessinateur professionnel, en proscrivant la forme du récit de fiction. Il s'agit donc d'une entreprise de vulgarisation sous une forme qui se veut ludique.


Cette bande dessinée se présente sous une forme assez petite, 13,9cm*19,6cm. Elle s'ouvre avec un copieux avant-propos de David Vandermeulen de 9 pages, plus 1 page de notes. Il commence par évoquer les glossopètres, des fossiles décrits par Pline l'Ancien dans Histoire Naturelle. Puis il passe aux hypothèses de Michele Mercati (1541-1593) qui reconsidère les céraunies comme autre chose que des pierres de foudre et le consigne dans sa Métallothèque. Il passe en revue les différents scientifiques ayant identifié des traces de l'existence de l'homme ancienne, tellement ancienne qu'ils remettaient ainsi en cause la chronologie de la Bible, Antoine de Jussieu (1686-1758), Joseph-François Lafitau (1681-1746), Nicolas Mahudel (1673-1747). C'est ainsi qu'il arrive à William Buckland (1784-1856) et à sa reconstitution d'un squelette de Mégalosaure en 1824. Une nouvelle branche des sciences était en train de naître, et la préhistoire avec elle.


Au Musée de l'Homme sur l'Esplanade du Trocadéro à Paris, Antoine Balzeau observe les passants en bas, en considérant qu'ils sont tous des Homo sapiens. Il indique qu'il est difficile de dire ce qui caractérise précisément l'Homo sapiens, et qu'il va falloir s'intéresser à différents aspects afin de bien conter la grande histoire de notre humanité. Il annonce qu'il va aborder cette question sous 3 angles : où et comment s'élaborent les théories sur la nature de l'Homo Sapiens, puis faire un tour par l'époque préhistorique, et enfin essayer d'entrevoir ce que peut être l'avenir de l'Homo sapiens. Pour commencer, il repart de L'origine des espèces : Au moyen de la sélection naturelle ou la préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie (1859) de Charles Darwin. Il nuance les idées reçues en la matière en indiquant que l'évolution n'est pas la survie du plus fort, le culte de l'adaptation à tout-va. L'évolution n'implique pas une amélioration. Elle n'a pas non plus de direction. L'homme d'aujourd'hui n'est pas un aboutissement, une finalité. Il est plutôt le fruit du hasard. Il prend des exemples concrets comme le fait que le lièvre et la tortue sont des animaux aussi adaptés l'un que l'autre. Puis il évoque une particularité que l'Homo sapiens ne partage qu'avec un seul autre mammifère : le menton.


David Vandermeulen compose une introduction focalisée sur l'histoire des sciences et de la paléontologie. Au cours de ces 9 pages, le lecteur découvre comment l'être humain a été amené à s'interroger sur des fossiles, à s'interroger sur la nature de ce que sont ces traces du passé, et à lutter contre une vision de l'histoire de l'humanité ayant force de loi, situant le début de l'humanité à -4000 ans. Cette approche historique de cette science permet au lecteur de disposer du contexte de son développement sur lequel Antoine Balzeau appuie une partie de son développement. Le lecteur est conscient que cette collection fait œuvre de vulgarisation, et que ce tome ne se veut pas être un ouvrage universitaire pointu. Les références professionnelles d'Antoine Balzeau sont aisément vérifiables et il a déjà écrit des ouvrages de fond sur le sujet, ainsi qu'un ouvrage récent intitulé 33 idées reçues sur la préhistoire (2018). Effectivement son exposé ici comprend à la fois des informations scientifiques sur l'histoire de l'Homo sapiens et sa relation avec d'autres branches Homo, et à la fois des informations venant expliquer en quoi certaines idées reçues sont erronées ou à nuancer. Ça commence directement avec une mise en perspective de la survie du plus fort (l'un des principes darwinien), et ça continue avec l'erreur que constitue l'image montrant une succession de singes se redressant petit à petit passant par des Hommes d'abord velus et simiesques pour aboutir à nous. Ces précautions font sens en repensant à l'introduction de David Vandermeulen. Antoine Balzeau explique que les bases de la paléologie ont été posées dans les années 1970, et que depuis de nombreuses découvertes ont été faites qui ont permis d'affiner ou de revoir certaines positions. Dans le même temps, il explique qu'il s'agit de rectifier certains raccourcis, mais qu'il est peu probable qu'il puisse y avoir des découvertes qui remettent en cause toute la structure de l'histoire de l'humanité. Il met en garde contre les déclarations tonitruantes plus destinées à attirer l'attention que factuelles


Comme de nombreux autres auteurs des ouvrages de cette série, Antoine Balzeau a pris le parti de mettre en scène un avatar de lui-même pour dérouler son exposé. Il a donc confié son texte à Pierre Bailly, auteur de bande dessinée, ayant par exemple réalisé Le Muret (2014) avec Céline Fraipont. Par rapport à d'autres ouvrages de la collection, le scientifique ne s'est pas contenté de livrer un texte clé en main avec charge pour le dessinateur de trouver comment y accoler des images : il y a une véritable interaction entre les images et l'exposé. L'avatar de Balzeau ne se tient pas juste debout pour commenter un image : il se déplace, interagit avec les éléments du décor, se retrouve à mourir de soif dans un désert, regarde la télévision, examine un crâne, se retrouve à l'époque préhistorique, fait des crêpes, déplie un plan, écrit au tableau, travaille dans son laboratoire en examinant des résultats produits par la plateforme AST-RX permettant la numérisation par microtomographie et nanotomographie de spécimens des sciences naturelles. Pierre Bailly réalise des dessins descriptifs de type simplifiés, accessibles à tout public, avec une grande diversité dans les éléments représentés (d'un dé à jouer à un groupe de rock, en passant par de nombreuses espèces animales et différents stades Homo). Du fait d'une réelle coordination avec l'auteur, il intègre également des références à la culture populaire comme Homer Simpson, les schtroumpfs ou encore les Buzzcocks. Il peut même réaliser des dessins comiques en connivence avec Balzeau, par exemple avec un groupe de touristes prenant un selfie, alors que l'avatar du paléonthopologue énonce que l'évolution n'implique pas une amélioration.



Le lecteur se laisse facilement emmener par la narration visuelle, diversifiée et en interaction de bon niveau avec l'exposé. Au vu du titre, son attente porte sur une histoire de l'humanité avec le sous-entendu implicite que l'Homo sapiens désigne l’être humain dans son dernier stade d’évolution à ce jour. Il se rend compte que les remarques sur les idées reçues (ou plutôt acceptées comme des évidences et des certitudes absolues) sont les bienvenues pour revenir sur un terrain scientifique, et qu'elles permettent de mieux comprendre les informations sur l'état des connaissances. Dans la première partie, Antoine Balzeau illustre le principe de l'évolution à la fois avec un contre-exemple d'une vision purement utilitariste (le menton), à la fois avec une mise en scène de la séparation d'un groupe d'êtres humains à partir d'un groupe principal. Avec des exemples très concrets et des illustrations adaptées, il sait faire voir des concepts complexes. Le lecteur apprécie encore plus le travail de collaboration entre scénariste et dessinateur qui aboutit ici à une vulgarisation de haut niveau. Impossible d'oublier l'image du lièvre et de la tortue comme 2 exemples d'animaux adaptés à leur environnement, avec une caractéristique physique totalement opposée. De la même manière, au fil de l'exposé, Antoine Balzeau montre comment tous les êtres humains sont issus d'une même souche, ce qui annihile toute velléité de parler de race, ou même de couleur de peau.


Le paléoanthropologue répond donc à l'attente du lecteur qui est de savoir d'où vient Homo sapiens, comment il se situe par rapport à Homo erectus, à Homo Heidelbergensis, à Homo Rodhesiensis, et à l'homme de Cro-Magnon, ainsi que l'origine de la diversité chez les êtres humains, tout en reprenant les bases et en expliquant comment la science a pu en établir autant, et pourquoi il reste tant à découvrir. Alors que le lecteur pouvait penser que la dernière partie sur le devenir de l'humanité n'a pas grand rapport avec le sujet de l'ouvrage, l'auteur effectue un développement organique, établissant des applications pratiques des découvertes de la paéloanthopologie.


Ce tome sur l'Homo sapiens constitue un bon ouvrage de la collection de la petite bédéthèque des savoirs car auteur et dessinateur ont collaboré de manière à produire une vraie bande dessinée (plutôt qu'un texte illustré), les dessins de Pierre Bailly rendent le discours très vivant, David Vandermeulen contextualise la paléologie, et Antoine Balzeau fait œuvre de vulgarisation de manière ambitieuse, en sachant nuancer les idées reçues et expliquer clairement les concepts compliqués.



mercredi 3 juillet 2019

La Vie de Bouddha - Édition prestige 01

Pourquoi vivons-nous ? Pour souffrir !

Ce tome est le premier d'une intégrale en 4 tomes. Il comprend les chapitres 1 à 22 du récit, écrits, dessinés et encrés par Osamu Tezuka (1928-1989). Les différents chapitres sont parus de 1972 à 1983, et le récit total comprend environ 2.700 pages, réparties en 4 tomes pour la présente édition qui est la troisième en VF, après celle en 8 tomes de Tonkam en 1997-1999, puis une première version Deluxe (2004-2006) en 4 tomes par Delcourt / Tonkam. Ce manga en noir & blanc raconte la vie de Siddhārtha Gautama (orthographié Siddharta dans le manga), le premier Bouddha, le chef spirituel d'une communauté qui a donné naissance au bouddhisme. Il comprend une introduction de 3 pages, rédigée par Patrick Honnoré qui évoque Osamu Tezuka au travers de sa production (7,5 pages de manga par jour en moyenne, par rapport à ses 60 ans d'existence), son humanisme, son apport au manga, ses différentes phases de créateur.


Le récit commence il y a 3500 ans dans le passé, au pied du toit du monde l'Himalaya, dans le bassin de l'Indus où s'était installé le peuple des Aryens. Le narrateur omniscient évoque rapidement l'élite dirigeante constituée par les brahmanes, puis l'instauration des castes, et enfin le rejet par le peuple de la toute-puissance des brahmanes, mais la persistance des castes. Au temps présent du récit, un brahmane chemine péniblement dans la neige et s'écroule à bout de force. Un renard, un ours et un lapin s'approchent de son corps encore vivant. Le renard lui ramène des graines, l'ours des poissons. Le lapin se sacrifie pour le vieil homme. C'est la parabole qu'Asita (un vieux brahmane) raconte à ses élèves. Les disciples ne saisissent pas le sens de cette parabole. Ayant senti une énergie inhabituelle, Asita envoie ensuite son élève Naradatta vers le sud à la recherche d'un individu destiné à devenir un dieu ou le roi du monde. Dans une vallée, Naradatta se fait attaquer par un tigre, mais ce dernier le laisse en vie, avec juste une blessure à l'épaule. Arrivé à la ville proche, il s'enquiert d'un homme doué de talents hors du commun. Un habitant lui indique la présence d'un brahmane réalisant des prodiges. Ce dernier lui indique un paria nommé Tatta.


Dans une autre partie de la ville, Chaprah porte sur son dos des rouleaux de tissu qu'il doit aller livrer. Il est attaqué par Tatta qui lui dérobe les précieux tissus. Chaprah (un esclave, fils d'esclave) retourne chez son maître qui lui donne trois jours pour retrouver les tissus, sinon il vendra sa mère. Chaprah se met en quête de Tatta. Finalement Tatta aide Chaprah à délivrer sa mère, en projetant son esprit dans le corps d'un tigre. Entre-temps le général Boudhaï a envahi la ville et massacré la population. Naradatta vient se présenter à lui pour savoir s'il sait où se trouve le dénommé Tatta. Dans le royaume voisin du Kapilavastu, le roi Suddhodana apprend le passage d'une nuée dévastatrice de criquets dans le royaume de Kosala. Sa femme l'informe qu'elle est enceinte et qu'elle a été visitée par un éléphant blanc à 6 défenses (Tusita, bodhisattva). Le roi lui explique comment il a arrêté de pratiquer la chasse.


Quand il entame cette histoire, le lecteur sait qu'il s'agit d'une vie de Siddhârta Gautama, le fondateur du bouddhisme, d'un roman fleuve, et d'une œuvre d'un auteur qualifié de dieu du manga. Il sait donc qu'il va suivre Siddhârta dans les différentes étapes qui vont le conduire vers l'Éveil (spirituel), l'enseignement. En fonction de sa sensibilité, il peut refuser de se prêter à cette forme de prosélytisme, être au contraire curieux d'en apprendre plus sur cette religion, ou souhaiter découvrir sous une forme ludique la vie de ce personnage historique dont il adhère aux préceptes. Il est rapidement happé par la dimension romanesque du récit. En cohérence avec la notion d'interdépendance universelle, Osamu Tezuka montre que Siddhârta Gautama n'est pas apparu comme par magie, et qu'il ne s'est pas construit et développé tout seul. Du coup, le lecteur rencontre dès ce premier tome de nombreux personnages hauts en couleurs, qu'il s'agisse de Naradatta le bonze réservé, de Tatta le petit garçon plein de vitalité, de Boudhaï le général en mal de reconnaissance sociale, de Chaprah et sa mère essayant de vivre en esclaves respectueux de leur maître, etc. la distribution est impressionnante, il n'y a pas de petit personnage. L'artiste fait en sorte de donner des apparences remarquables à chacun, parfois caricaturales, par exemple pour les 5 ascètes (Kondaniya, Baddiya, Bappa, Mahanama et Janussoni).


En observant les personnages, le lecteur se retrouve confronté aux conventions artistiques et esthétiques d'Osamu Tezuka. Il a fait le choix de dessiner les protagonistes de manière plus simple que les décors. Cela provoque 2 effets : les personnages semblent plus vivants et moins figés que les décors, ils sont aussi visuellement plus simples, donc plus proches du lecteur ou plus accessibles. Ce dernier observe également que l'artiste n'hésite pas à employer des caricatures pour certains personnages secondaires, et que parfois il peut voir furtivement passer un personnage d'une autre histoire (le professeur Ochanomizu). Il utilise des exagérations comiques pour montrer des émotions intenses. Le lecteur peut avoir besoin de quelques pages pour s'habituer à ces représentations humoristiques dans une histoire aussi dramatique. Effectivement, l'artiste a tendance à représenter les décors de manière plus descriptive, que ce soient les bâtiments ou les environnements naturels. Les premiers donnent souvent une impression de simplicité, mais ils sont représentés avec une bonne régularité par rapport à un manga traditionnel, avec une précision qui participe plus de l'information visuelle juste, que de l'économie. Les seconds donnent l'impression d'une représentation photographique. Il suffit au lecteur de considérer les paysages naturels (vallées, forêts…) pour se rendre compte de l'éventail de techniques picturales maîtrisées par Tezuka.


Tout au long de ces 800 pages, Osamu Tezuka adapte sa narration visuelle à la nature de la séquence, en mettant en œuvre des solutions picturales riches et variées. Il peut aussi bien s'en tenir à une mise en scène naturaliste, qu'utiliser des codes shojo pour une scène romantique, ou exagérer les mouvements pour accentuer la vitesse d'une scène d'action. Le lecteur se retrouve régulièrement surpris par l'inventivité des pages. Il se frotte les yeux quand les animaux viennent entourer Tatta, évoquant Bambi ou Blanche Neige entourée par les animaux de la forêt. Il sourit franchement en découvrant les cascades que Bandaka fait sur son cheval lors de sa première apparition (page 212). Il retient ses larmes quand Siddhârta annonce à Yoshadra le prénom peu flatteur qu'il a choisi pour leur fils, dans un dessin à la dramatisation exacerbée. Il retient son souffle pour suivre les épreuves de tir à l'arc grâce à un découpage de cases tout en longueurs, ou pour suivre la course d'un lièvre avec des cases en trapèze. Il se rend compte qu'Osamu Tezuka brise le quatrième mur de manière visuelle quand sous l'effet d'une émotion intense Tatta traverse le papier de la case dans laquelle il se tient (page 86), ou quand Chaprah brise les bordures de cases (page 285), ou quand le chancelier rebondit contre les bordures de case (page 378). Il est presqu'étourdi par le nombre de criquets que Tezuka a représenté dans un dessin en double page quand cette nuée s'abat sur une armée.


Le lecteur plonge donc un drame (ou une succession de drames) rendus poignants, à la fois par la personnalité des protagonistes, leurs réactions émotionnelles, une direction d'acteurs très expressive, et une mise en scène fluide conçue sur mesure pour orienter l'état d'esprit du lecteur. Il est impossible de rester de marbre en voyant le jeune garçon Tatta (7 ans) ravagé de chagrin en découvrant le cadavre de sa mère. Le lecteur ne peut qu'éprouver du ressentiment vis-à-vis de Siddhârta quand il déclare à sa femme qu'i va la quitter et qu'il choisit un prénom infamant pour son fils, alors qu'elle va accoucher dans les jours qui suivent. Il est profondément choqué quand Bandaka triche lors de la course à cheval sur les toits, en prenant conscience que cet individu n'éprouve aucun scrupule à transiger avec les lois et les règles pour atteindre son objectif. Il ne s'attend pas non plus à une scène d'urologie (sans connotation sexuel) quand les voleurs urinent sur Chaprah pour l'humilier.


Régulièrement, le lecteur se retrouve également confronté à d'autres conventions visuelles qui sont spécifiques au manga ou à la culture japonaise et qui lui semblent décalées ou bizarres. Par exemple la majeure partie des femmes ont la poitrine dénudée, les vêtements ne la couvrant pas. Néanmoins, l'impression n'est pas celle de l'exploitation du corps de la femme (d'autant que le niveau de détail est faible, il y a rarement des tétons de représentés), mais semble normale dans ce contexte. Dans le même ordre d'idée, le ventre de Yoshidara ne s'est pas du tout arrondi alors qu'elle va accoucher le lendemain. Assez facétieux, Tezuka s'amuse également à intégrer des anachronismes, comme un tableau lumineux de score lors des joutes (ou la mention de Paris et de new York). Il apparaît parfois des symboles comiques (par exemple une tête de cochon pour figurer la marque de l'esclave sur la plante des pieds de Chaprah) sans qu'il faille y voir du second degré. Outre ces représentations culturellement codifiées, le lecteur se rend également compte que de nombreux symboles annonçant la venue au monde de Siddhârta semblent directement empruntés à la Bible. Il s'agit plutôt du mode d'expression hyperbolique commun aux deux cultures. S'il s'en tient à la lecture de ce tome, comme étant celle d'un roman volumineux, le lecteur risque de trouver plusieurs coïncidences un peu grosses, et que certains événements surviennent de manière surprenante, voire sortent du chapeau. Il faut alors qu'il se souvienne qu'il s'agit d'une forme de biographie d'un individu allant être à l'origine d'une nouvelle religion, dont les sources sont déjà construites comme un récit mythique.


Le lecteur sait donc à l'avance qu'Osamu Tezuka ne peut que respecter les moments de vie canoniques du futur Bouddha. Il sait qu'il va assister à des miracles, à des signes divins. Il peut choisir d'adhérer aux préceptes religieux et de les prendre au pied de la lettre, ou d'en faire une interprétation entre délire collectif et autosuggestion d'un peuple baignant dans une culture qui fait de la venue de Siddhârta une prophétie auto-réalisatrice, ou encore y voir des conventions de récit de genre, des manifestations surnaturelles à prendre comme des métaphores. Il peut aussi considérer le récit comme un récit mythologique, avec des symboles comme ce tigre sans rayure. Au fur et à mesure de la progression du récit, il découvre à la fois une dimension politique (la dénonciation virulente du système de castes, la politique externe du Kosala) et une dimension spirituelle, avant d'être religieuse. Osamu Tezuka expose progressivement les événements qui vont mener Siddhârta à l'éveil, dans le prochain tome. Tout commence avec cette parabole initiale où un lapin s'immole par le feu pour que vive le brahmane. Au fil du récit, plusieurs lapins seront mis en scène, formant un lien en arrière-plan entre les étapes conduisant à l'éveil, permettant au lecteur de progressivement mieux comprendre cette parabole. Si ça l'intéresse, le lecteur observe donc le comportement de Tatta, l'être aux dons surnaturels annoncé par le brahmane Asita, les prises de conscience de Siddhârta concernant la souffrance et la mort. Il note à chaque fois la prise conscience spirituelle qui est évoquée, une façon d'envisager la vie qui induit une façon de mener sa vie. Osamu Tezuka raconte ces étapes de prise de conscience, sans oublier de mentionner les préceptes religieux déjà existants comme le saṃsāra (le principe de réincarnation).


Ce premier tome est d'une richesse extraordinaire, que ce soit pour les différents personnages, les différents lieux, les différentes situations, le souffle romanesque du récit. Il est impossible de rendre compte de l'envergure du récit, de la richesse et de l'invention de la narration visuelle, de la verve malicieuse de l'auteur. Le lecteur a le plaisir de découvrir par cet ouvrage, à la fois la vie d'un personnage historique de grande ampleur, mais aussi quelques notions élémentaires du bouddhisme, sans avoir l'impression de suivre un cours, ou de subir un endoctrinement. L'élégance de l'écriture d'Osamu Tezuka en fait un ouvrage très facile à lire malgré sa pagination, au point que le lecteur ne se rend compte de la densité du récit que lorsqu'il s'arrête un instant pour considérer le chemin parcouru, les drames vécus et la densité de la narration. Il ne s'agit pas non plus d'une lecture humoristique, malgré les respirations comiques bienvenues. En effet dans ce premier tome, les protagonistes prennent surtout conscience que la vie est souffrance.