Zinneke-Pis
Dans une boîte de nuit Bruxelloise, les clients s'éclatent sur la piste grâce au son d'un DJ. Un type costaud tire Benjamin Crespin par son épaule, pour lui dire que monsieur Morgan souhaite le voir incontinent. Il indique à Clémence, la jeune femme avec qui il danse, qu'il revient de suite. Dans une pièce au calme, monsieur Logan demande à Ben de le rembourser. Comme il en est incapable, Logan lui remet un papier avec la date ultime de remboursement du capital et des intérêts, et le type musclé envoie un coup de poing dans le ventre de Ben pour s'assurer qu'il a bien compris le message. Le lendemain matin, Bob, Lise et Manon arrive à l'atelier de la boutique de chocolat de monsieur Gérard Perdreaux, dans la Galerie de la Reine à Bruxelles. Alexis Carret est déjà au travail. Il distribue le travail entre Bob et Lise. Puis il explique ce qu'il attend de la stagiaire Manon, en langage des signes car elle a des troubles de l'audition et de la parole. Plus tard dans la matinée, monsieur Perdreaux vient pour saluer son équipe, indiquer que la vitrine est presque vide, et que le chocolat en forme de motif de masque africain connaît un grand succès. Il indique à Carret qu'il pourra reprendre ce motif à l'identique à Pâques l'année prochaine. Carret aurait bien aimé en proposer un autre, mais Perdreaux se fie au comportement routinier des clients.
Le soir venu, Alex félicite Manon pour la qualité de son travail. Dans la boutique, monsieur Perdreaux reçoit les compliments des clientes, en les prenant entièrement à son compte, sans évoquer son équipe dans l'atelier. Alexis Carret rentre chez lui en passant par la Grand-Place de Bruxelles, tout en pensant à ce qu'il apporte à la boutique de Perdreaux. Il rentre chez lui, nourrit son chat Ganache, et ouvre son courrier. Il y trouve une invitation à l'anniversaire des 25 ans de Clémence, une amie d'enfance. Il appelle sa mère qui l'invite pour le déjeuner Pascal. Le dimanche venu, il aide à mettre la table pendant que sa sœur va chercher son lapin de Pâques dans le jardin. À table, la discussion revient vite sur l'emploi d'Alex, son père souhaitant qu'il vienne travailler dans son entreprise, son gendre Walter abondant dans son sens. Le lendemain, Alexis prépare des chocolats pour offrir à Clémence, en y mettant tout son savoir pour les composer en hommage aux traits de caractère de son amie d'enfance.
Encore une nouvelle série écrite par Éric Corbeyran, et sur un thème lié à la gastronomie, comme une sorte de recette, celle de Château Bordeaux (avec Espé) appliquée à l'univers du chocolat. L'emballage (la couverture) est très réussi, avec le bandeau inférieur évoquant le papier gaufré des boîtes de chocolat. Le dessin est propre sur lui, annonçant déjà une romance, avec une autre possibilité de couple sur les côtés, et un beau décor en arrière-plan. En commençant la BD, le lecteur voit ses a priori confirmés. Chetville réalise des dessins descriptifs, dans une veine réaliste, faciles à lire, avec des personnages normaux bien faits de leur personne, sans être des top-modèles, évoluant dans des endroits bon chic bon genre, sans être luxueux. Chaque page contient entre 8 et 10 cases, sagement alignées avec leur bordure rectangulaire bien nette. Corbeyran & Gordon commencent par une scène inattendue dans une discothèque, avec un individu physiquement menacé car il n'a pas payé ses dettes : une mise en bouche intrigante avec un peu de suspense pour accrocher le lecteur. Puis on passe au personnage principal : sympathique jeune homme sans histoire, bien installé dans la vie, avec une âme de créateur, dans un milieu professionnel qui profite de lui. Néanmoins, il n'y a pas de personnage méchant à proprement parler, tout au plus des profiteurs. C'est très gentil tout ça.
D'ailleurs, la narration est tellement gentille que les pages se tournent toutes seules, et que le lecteur surprend en lui des réactions inattendues. Chetville représente des personnages presque insipides, et plutôt agréables, (sauf pour Gérard Perdeaux et monsieur Logan), mais tous aisément reconnaissables, différents les uns des autres, et sans insister sur leur diversité. Clémence est née à Madagascar, sans qu'elle ne soit présentée comme une caution de la diversité. Manon s'exprime par le langage des signes, sans non plus être réduite à la représentation d'une minorité, et le dessinateur sait montrer ses mouvements de mains pour parler. D'ailleurs, Alex s'exprime lui aussi en langage des signes, sans que cela ne soit monté en épingle, c'est juste normal. De scène en scène le lecteur se rend compte que sous des dehors simples, il s'attache à ces personnages normaux, dans leur tenue vestimentaire, leurs postures, leurs expressions de visage. Effectivement, monsieur Perdreaux est un petit peu hautain et méprisant, juste ce qu'il faut, c'est l'expression de sa position sociale, de son devoir de prendre des responsabilités en termes de ressources humaines ou de représentation de son commerce, rien de personnel. Effectivement, monsieur Logan est un peu caricatural dans sa posture de prêteur aux méthodes menaçantes, mais c'est avant tout un homme d'affaires. Effectivement, Benjamin Crespin est un charmeur qui n'inspire pas confiance mais qui est très agréable. En fait ce sont les dessins tout en retenue qui arrivent à faire passer ces ressentis, à rendre ces personnages plausibles.
Même s'il n'a pas prêté une grande attention à la couverture, le lecteur se projette dans les différents endroits représentés. La discothèque est impersonnelle au possible et le salon de monsieur Logan semble avoir été pioché dans un film. L'atelier de la boutique de monsieur Perdreaux est déjà plus crédible. Les différents appartements sont aménagés et meublés de manière différente, en fonction du statut social de son occupant. Il suffit de comparer le pavillon cossu de la famille Carret avec l'appartement plus dépouillé de Manon. En page 13, Alex Carret traverse la Place de Bruxelles et le lecteur se rend compte qu'il la reconnaît tout naturellement. En page 29, le lecteur peut également reconnaître l'architecture de la Galerie de la Reine à Bruxelles. Sans en avoir l'air, cette bande dessinée présente plusieurs quartiers de Bruxelles (un quai de canal, un immeuble de Markelbach, une rue de Molenbeek). L'artiste n'est en aucun démonstratif, ce qui n'empêche pas que la narration visuelle emmène le lecteur dans différents endroits de Bruxelles représentés avec soin. L'attention du lecteur s'éveillant graduellement, il est prêt pour noter les clins d'œil en page 43 & 44, où Benjamin et Alex flânent dans les allées d'un marché découvert et regardent une reproduction du navire de La Licorne, puis un fétiche Arumbaya.
Un phénomène similaire se produit concernant le scénario. Les personnages sont assez inoffensifs, mais ils ne sont pas dépourvus de personnalité. En fonction de sa sensibilité, le lecteur peut trouver que Benjamin aurait bien tort de ne pas profiter des opportunités qu'il sait créer, qu'Alex est un peu naïf et timoré, que Clémence est un peu manipulatrice voire cruelle dans sa relation avec Alex et Benjamin. Il n'y a que pour Manon qu'il réserve son jugement. Finalement, ces personnages sont moins superficiels qu'ils ne le paraissent de prime abord, moins cliché. L'histoire comprend bien sûr des scènes dédiées au chocolat et à la confection des chocolats. Là encore, le lecteur se dit que les auteurs se contentent de notions très superficielles, que ce soit lors de la description de l'atelier de la boutique Perdeaux, de la préparation des chocolats pour le cadeau de Clémence (finalement il n'y a qu'à rajouter un ou deux ingrédients de ci de là), du choix des chocolats pour la couverture, ou de l'usine de torréfaction. Corbeyran et Gourdon ne recourent pas au dispositif basique d'un professionnel exposant les informations techniques aux personnages, mais insèrent quelques touches techniques. Du coup, le lecteur peut à nouveau ressentir une impression de superficialité, mais s'il repense aux différents détails inclus, il se rend compte qu'il se produit un effet cumulatif : le terme de couverture, les différents pays producteurs de fève, la nature du métier de maître chocolatier, les moules, le conchage, l'apport de Rodolphe Lindt (1855-1909), et il y même un graphique radar pour représenter les caractéristiques du mélange choisi par Alex Carret, entre cacaoté, fruité, sucré, aromatique, grillé, acide, amer.
De la même manière, les coscénaristes développent au cours du récit la manière de monter une boutique à partir juste du savoir-faire d'Alexis Carret. Là encore, il ne s'agit pas de donner un cours magistral ou de suivre la notice explicative de la Chambre de Commerce, mais de suivre les personnages, au fur et à mesure des étapes. Dans un premier temps, le lecteur peut trouver que les auteurs ont la main un peu lourde avec le portrait de Gérard Perdreaux, méchant patron ramenant tout à lui, sans considération pour ses employés. La provenance des capitaux produit le même effet sur la perception que le lecteur a de monsieur Logan et de Benjamin Crespin. Mais le déroulé de l'histoire apporte des nuances, en particulier Ben n'ayant rien de manichéen dans sa conduite. L'angélisme du personnage d'Alex Carret est compensé par le déroulement des opérations aboutissant à l'ouverture de sa boutique. Il se lance bel et bien dans une entreprise capitaliste qui ne peut réussir que sous certaines conditions. C'est toute l'intelligence de la narration que de de savoir inclure des éléments comme le choix de l'emplacement de la nouvelle boutique ou la conception d'un produit emblématique. À nouveau, la lecture donne une impression de scènes faciles et évidentes, mais en fait les auteurs vont jusqu'à montrer les créations originales d'Alex Carret, du Inukshuk au Het Zinneke. Ce dernier élément vient également alimenter le décor belge, en plus des bâtiments représentés par Chetville et des mentions du Manneken-Pis ou du Mima Museum.
En découvrant la couverture de cet ouvrage sur les présentoirs, le lecteur se dit qu'il s'agit d'une simple déclinaison mercantile de la formule utilisée pour la série Château Bordeaux par Éric Corbeyran, scénariste très prolifique, de 14-18 avec Étienne Le Roux, à Le chant des Stryges avec Richard Guérineau & Isabelle Merlet. Les dessins de Chetville apparaissent comme très professionnels, mais aussi trop classiques, même si cet artiste a déjà une longue carrière derrière lui, par exemple la série Sienna avec Desberg et Fillmore. En fait, cette BD ressemble à une autre, comme un chocolat peut ressembler à un autre : il faut croquer dedans pour en goûter toutes les saveurs. Sous des dehors d'un récit trop classique, elle contient des parfums aux arômes délicats qui s'avèrent plaisants, lui donnent une identité unique, et restent à l'esprit du lecteur qui prend conscience progressivement de leur effet cumulatif.
Je me suis longtemps demandé à quelle sauce tu allais manger cet album.
RépondreSupprimerÇa me rappelle "Les Maîtres de l'orge" ; mais est-ce vraiment dans la même veine ?
Du lointain souvenir que je conserve des Maîtres de l'Orge (série que je n'ai pas lue jusqu'au bout), celle-ci est plus gentille dans sa tonalité, plus légère, plus courte (3 tomes d'annoncés, en espérant que les ventes du premier sont suffisantes pour maître en chantier les autres), et moins technique en ce qui concerne l'artisanat du chocolat.
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